Ce lundi, Deniz, qui se rend pour 24 heures a une cérémonie de mariage, me prie de rester un jour de plus afin que nous puissions mieux faire connaissance ; il ne croit pas si bien dire... Puisqu'il m'est impossible de refouler tant d'amabilités, je passe la journée suivante seul, à paresser, dans un appartement qui n'est pas le mien. J'y reçois même des invités puisque Deniz ira jusqu'a demander à des amis de me rendre visite de peur que je ne m'ennuie ! A son retour, mardi soir, je lui prépare un diner et lui offre quelques cadeaux, puisque, anticipant quelque difficulté, je souhaite ralier la Syrie dès le lendemain matin. Et en effet, cent kilomètres plus au Sud, les douaniers sont débordés : les musulmans fêtent le Baïram (l'Aïd en arabe) et les turques allant visiter leur famille en Syrie sont nombreux. Après de longues heures dans les files d'attente, je finis dans le bureau du directeur de l'office syrien : il est compréhensif et passe un coup de fil à sa hiérarchie afin de m'obtenir l'indispensable sésame. Je patiente encore deux heures, puis le couperet tombe : le visa m'est refusé ; je pourrai peut-être l'obtenir au consulat d'Antep. Je m'en retourne donc, penaud, vers mon précieux ami. Et puisque toutes les administrations sont fermées jusqu'à la fin de la semaine, il me faut patienter jusqu'au lundi suivant. Deniz en est ravi et je ne suis pas mécontent non plus : après un premier mois d'aventures express, un peu de répit devrait me permettre de recharger les batteries.
Je fini la semaine tranquillement, déjà comme chez moi : Je passe mes journées entre grasse matinée, ménage, courses, exercices physiques et lecons, tandis que, le soir, mon nouvel ami me fait découvrir différentes facettes de sa ville. Au fil des narguilés, je découvre un garcon attachant, humble, curieux et cultivé ; aussi, parfois, mélancolique et tourmenté.
Arrive alors le samedi, jour de fête. Nous dinons dans une pizzeria où nous rejoignent certains de ses meilleurs amis : le facétieux Behram, l'espiègle Halil, et, surtout, la ravissante Dogu (prononcez Do-ou). J'ai bien du mal à dissimuler mon intérêt, quı semble réciproque. Son nom, comme par hasard, signifie Est. Elle a 27 ans, enseigne l'expression dramatique à de jeunes enfants, et étudie parallèlement la philosophie. Elle est très curieuse de mon périple et des motivations qui m'ammènent jusqu'ici. Dans un bar, elle m'apprend le jeu du Tavla, tandis que Behram et Halil ne cessent de faire les pitres. Puis plus tard, chez Deniz, nos amis, qui ont bien compris notre petit jeu, se débrouillent pour nous laisser seuls un long moment. Je remarque, tatoué sur son avant-bras, une inscription en grec ancien ; coïncidence troublante, puisque j'ai voulu moi-même me faire inscrire la devise de mon voyage, en latin, au même endroit. En fin de soirée, mes trois complices expliquent à Dogu qu'elle a trop bu pour conduire, ce que, évidemment, j'approuve. Enfin, à la suite d'une longue conversation sur les rêves, advient l'inévitable, que la pudeur m'interdit de raconter...
Nous passons le dimanche après-midi tous les cinq, dans un parc ensoleillé, autour d'un savoureux petit-déjeuner. Ma belle et moi flirtons comme des gamins. Durant les quelques jours qui suivent, elle boulverse son emploi du temps chargé pour passer chaque nuit auprès de moi. Les jours sont comptés ; l'urgence renforce l'intensité de notre liaison. Le lundi, j'apprends, via le consulat syrien puis l'ambassade francaise d'Ankara, que je n'obtiendrai pas de visa. Mais je suis trop prêt de la frontière, et trop têtu, pour ne pas retenter ma chance. Ce mercredi, sceptique mais déterminé, je repars vers le poste-frontière de Kilis. Cette fois, les formalités sont plus rapides, mais la conclusion identique. Je m'en retourne donc, encore, vers Antep, avec un sentiment mitigé : soit, il va me falloir corriger ma route, et je vais rater La Syrie, Palmyre et Damas ; le Liban et Beyrouth. Mais je vais aussi pouvoir prolonger, pour quelques jours encore, la belle idylle. Mes journées, que je passe seul, sont paisibles, mes soirées, en compagnie de mes amis, joyeuses, et mes nuits passionnées ; presque une vie normale.
Enfin, après un séjour de deux semaines à Antep, j'ai des fourmis dans les jambes. Ce samedi soir, je repars vers Ankara enfin de prendre un avion pour Amman, en Jordanie. Sur le pas de sa porte, je salue longuement Deniz. il veut me faire promettre de revenir le voir, mais je préfère le supplier de me rendre visite, un jour, en France, afin que je puisse relever le défi de lui retourner son incroyable hospitalité. Puis Dogu m'accompagne a la gare routière. Durant le trajet, elle me fait comprendre son désir de me voir rester ; maladroitement, je tente de lui expliquer qu'elle mérite un homme stable, qui pourra l'aimer pour longtemps. Enfin, sur le quai, les mots sont rares et nos regards se fuient ; la dernière étreinte est tremblante. Dans le bus, à travers les vitres fumées, je m'efforce de sourire à ma belle, dont je ne distingue que la charmante silhouette ; puis elle disparait dans l'obscurité. Ainsi s'achève mon doux rêve d'Orient.