Comme ma halte à Dakar risque d'être plus courte que prévue, je traverse le Maroc très vite, trop vite. Je traverse néanmoins trois villes qui sont un bel éventail de la société marocaine et de son histoire millénaire.
Entre quelques monuments, tel l'imposante tour Hassan, minaret almohade du XIIe siècle, ou le fastueux mausolée de Mohammed V, précédent souverain, nous découvrons, cachée derrière d'imposants remparts, le charme et la tranquillité de la Casbah des Oudaïas. Comme un village dans la ville, elle est perchée depuis quatre cents ans sur une petite falaise entre l'Atlantique et le fleuve Bou Regreb. Ses ruelles pavées et escarpées serpentent entre de petites demeures blanchies à la chaux, dont la base est peinte d'un joli bleu vif. Plus de bruit de moteur, même les gens parlent doucement.
Le soir, à peine passé Bab Bou Djeloud, monumentale porte ouvragée, je suis un jeune homme accueillant et sportif, qui fonce regarder un match de foot. Dans ce gigantesque labyrinthe, une ligne droite ne dépassant jamais dix mètres, on navigue à vue. Après deux kilomètres et mille virages, je suis complétement désorienté, et le mot est faible. Une salle de jeux est aménagée au sous-sol du bar ; l'éclairage est minimal et la fumée épaisse. On parvient néanmoins à distinguer, à la télé, un mauvais match, tandis qu'au babyfoot, l'équipe de France domine largement le Maroc. A la sortie, mon guide m'abandonne, et, l'esprit joueur, je tente de retrouver mon point de départ. La tête dans le brouillard, sous la lumière jaune de lampadaires clairsemés, il me faut près de deux heures pour atteindre mon auberge. Comme elle est complète, je négocie de dormir sur les canapés de la terrasse, à la fraîche et sous les étoiles.
Puis, le jour, j'avale les kilomètres. J'observe, sur les hauteurs, le travail ancestral des tanneurs, j'arpente d'interminables souks ; teinturiers, charpentiers, henné... Comme nous sommes vendredi, jour de la Grande Prière, la majorité des boutiques sont fermées, les piétons circulent aisément. L'endroit perd surement un peu de son caractère, mais je n'y vois ni un avantage ni un inconvénient : je suis là ce jour, point. Je trouve également le temps de découvrir la médersa (école coranique) Bou Inania, magnifique aperçu d'architecture mérénide. En hauteur, le bois de cèdre, puis en dessous, les stucs immaculés, sont sculptés de lettres et de feuilles d'une finesse stupéfiante. Le temps d'avaler, sur une terrasse, un gros tajine, et j'embarque dans le bus de nuit qui rallie Marrakech.
La ville, dont les murs sont intégralement rose, parfois teinté de beige, d'orange ou d'ocre, est bordée par les hauts sommets enneigés du Haut-Atlas. C'est aussi une destination privilégiée des touristes de tous horizons depuis deux ou trois décennies. Mais le développement urbain semble maîtrisé. Près du centre, des quartiers entiers de bureaux ou grands hôtels sont sortis de terre : longues avenues agrémentées de fontaines, de rosiers et de palmiers, jardins luxuriants et bâtiments alliant tradition et modernité ; rose évidemment.
J'ai besoin d'une journée entière pour appréhender, et encore, la fabuleuse place Djemaâ el-Fna, au coeur de la médina. Elle est classée au patrimoine "immatériel" de l'humanité et l'expression prend ici tout son sens. Elle est gigantesque est ses contours ne sont pas clairement définis. Des zouks divers et encombrés, grandes rues ou étroites ruelles, en partent dans toutes les directions. Autour, devant les cafés et les restaurants, des étals proposent fleurs et plantes, jus de fruits frais, épices, remèdes miracles, et autres souvenirs-gadgets. Au milieu, des musiciens traditionnels, avec percussions et instruments à cordes ou à vent bricolés, égayent le vacarme ambiant. Des porteurs d'eau, aux tenues bariolées et chapeaux à franges, attirent le chaland à l'aide de leurs cymbales, tandis que de petits groupes de badauds entourent charmeurs de serpents, dresseurs de singes, acrobates, diseuses de bonne aventure... Les touristes, ébahis, déambulent parmi les vendeurs malins, les scooters, les calèches, les mules. Même si l'afflux d'étrangers, avec leur épais portefeuille, a perverti les règles du commerce, l'endroit a su conserver l'essentiel de son caractère millénaire. Je sillonne un long moment cette pagaille irréelle ; accentuée par la fatigue et la fumée, dissimulée derrière mes lunettes noires, l'émotion me submerge.
La nuit venue, en quelques heures, la place s'est transformée : des étals ont disparu, remplacés par des cuisines ambulantes et des centaines de tables de banquet. Une armée de serveurs et cuisiniers nourrissent la foule. Derrière, des groupes de musiciens, plus complets cette fois, font remuer leur public sur des rythmes gnaouas hypnotiques, tandis que des danseuses orientales, en djellaba ou jogging, envoûtent le leur. Des comédiens amusent, des conteurs captivent... Ce soir-encore, je suis abasourdi.
Puis je laisse la route dessiner devant moi un nouveau virage. Je retrouve Gwal, aimable breton de mon âge, rencontré quelques jours plus tôt à Rabat, et qui descend à Bamako au volant d'un fourgon Mercedes. Le garçon, au parcours sinueux, est un vrai nomade. Depuis des années, il descend des camions et diverses marchandises vers Bamako ou ailleurs ; jamais plus de trois mois au même endroit. L'idée de traverser le Sahara au volant d'un camion, en compagnie d'un routard expérimenté, m'est forcément séduisante : je décide de l'accompagner jusqu'à Nouakchott. En attendant que le camion soit repeint et une moto réparée, je passe quelques jours avec lui dans le quartier populaire de M'hamid. Nous logeons chez une famille qu'il côtoie depuis longtemps et dont la situation n'est pas des meilleurs.
Depuis peu, Rachida, 38 ans, doit se débrouiller seule pour loger et nourrir ses deux enfants. Anas, 22 ans, est un grand gaillard fervent musulman, féru d'informatique et polyglotte. Quant à sa petite soeur de quinze ans, Ahlam, elle est aussi mignonne que gentille. Comme elle est en vacances, elle va travailler, le soir, avec sa mère, histoire de grappiller quelques dirhams. L'appartement, provisoire, est rudimentaire. Sans fenêtre, il n'est pourvu ni de cuisine, ni de salle de bain, mais le salon où dorment les hommes est très confortable. Mais Rachida est forte et courageuse, et elle se débrouille pour cuisiner de bons petits plats ; je l'aide d'ailleurs à préparer le couscous. Quant à l'hygiène, le hammam voisin permet de se laver dans les meilleures conditions.
Nous partageons encore un peu du quotidien de cette famille si attachante : courses avec la maman, foot avec le fils, leçon d'arabe avec la fille... Tandis qu'une belle complicité s'installe entre Gwal et moi, nous attendons, dans les startings-blocks, d'attaquer la longue route du Sahara Occidental.