Le premier changement, quand je débarque de l'avion au milieu de la nuit, c'est la température, glaciale, qui avoisine les cinq degrés. En effet, Addis-Abeba est situé à 2400 mètres d'altitude et l'Ethiopie, grande comme deux fois la France, englobe un gigantesque massif montagneux. De la dépression de Danakil, 120 mètres sous le niveau de la mer, aux sommets enneigés du Ras Dashen, qui culminent à plus de 4500 mètres, en passant par la vallée du grand rift, qui coupe le pays du Nord au Sud, le relief est le plus souvent très, très accidenté. Cela explique, malgré sa position entre le tropique du Cancer et l'équateur, un climat plutôt tempéré, hormis dans les plaines périphériques qui disposent du climat tropical, voire désertique. Influencées par la mousson, les pluies sont abondantes, mais concentrées sur deux ou trois mois, entre juin et septembre. En outre, la végétation s'adapte constamment à l'altitude, et la faune et la flore, riches d'une multitude d'espèces endémiques, font du pays un paradis pour les naturalistes. Au cours de mon voyage, j'examine par exemple ces intrigants eucalyptus au feuillage bleu givré, ces majestueux figuiers sycomores, à l'amplitude démesurée, ou encore ces insolites cactus candélabres, grands comme des arbres et dont les nombreuses tiges se terminent par d'élégantes fleurs fuchsia.
La physionomie des habitants diffère également : silhouette élancée, trais fins et peau cuivrée, les Ethiopiens ressemblent plus à des arabes qu'aux gens d'Afrique centrale. Et la beauté troublante des femmes est bien conforme à la rumeur. Puisque leur nation est la seule du continent à n'avoir pas été colonisée, ils ont conservé et entretenu une identité culturelle qui leur est propre. Sur le plan religieux par exemple, le christianisme fut adopté dès le IVe siècle et l'Eglise orthodoxe occupe aujourd'hui une place prépondérante dans la vie quotidienne. Les passants embrassent les murs des églises, des posters du Christ ou de la Vierge sont affichés dans chaque maison et boutique, et les bus, à l'avant, sont de véritables chapelles ambulantes. Sur le plan pratique, il me faut composer avec une langue et un alphabet nouveaux, l'amharique, ainsi qu'une autre monnaie, le birr. Et puisque l'ancien calendrier copte est d'usage, nous sommes ici en 2004. Pour le décompte des heures, le cadran commence son tour quand le soleil se lève et quand il se couche. Ainsi, à midi, il est six heures du jour ; à vingt heures, il est deux heures de la nuit.
Par ailleurs, l'Ethiopie possède une histoire aussi riche que mouvementée. Du légendaire Royaume d'Aksoum, dans l'Antiquité, à l'âge d'or de la dynastie salomonide, au Moyen Age ; de la période gonderienne des XVIIe et XVIIIe siècles aux rois modernisateurs du XIXe ; de la résistance face à l'occupation de l'Italie fasciste jusqu'au renversement du dernier empereur Hailé Sélassié par une cruelle junte militaire en 1974, la nation n'a entamé un processus démocratique qu'au début des années 90. Pour moi, les vestiges de cette histoire passionnante sont de parfaits prétextes pour établir mon itinéraire.
Economiquement, la nation peine à se relever des méfaits de la récente dictature, à tendance socialiste, et de la guerre fratricide contre l'Erythrée, à l'aube du troisième millénaire, sans compter des rébellions armées à l'Est et au Sud. Le développement est visiblement plus récent qu'ailleurs, et chaque ville est un vaste chantier où les immeubles poussent comme des champignons parmi des taudis d'une autre époque. L'agriculture, dont l'exportation de café et de khat, contribue pour près de la moitié au produit intérieur brut, et le gouvernement tente d'appliquer l'économie de marché en consolidant l'industrie et en développant les services, notamment le tourisme, en pleine expansion. Ainsi, les quatre-vingt-dix millions d'Ethiopiens, très largement agriculteurs ou éleveurs, supportent dans la douleur cette évolution rapide, qui implique une forte inflation. Ils dépendent aussi beaucoup des conditions climatiques et la sécheresse provoque régulièrement de graves crises alimentaires, comme en 2000, 2003 ou 2006. Surtout, tout le monde se souvient de la famine de 1984, d'une ampleur dramatique, qui fit plus d'un million de victimes. Aujourd'hui la misère reste omniprésente. Dans les centres urbains, des légions de mendiants font l'aumône le jour et, la nuit, se transforment en autant de masses informes, enfouis sous des couvertures, dormant dans la rue et le froid. Evidemment, dans ces conditions, les incessantes sollicitations sont fort compréhensibles et la vie quotidienne est des plus accessibles. Mais les tarifs excessifs pratiqués par les opérateurs touristiques le sont moins, et il me faut constamment négocier dans les endroits fréquentés par les voyageurs occidentaux.
Le jour, j'accompagne Ashu à son bureau exigu, puis j'arpente, seul ou avec son jeune assistant Bahia, les rues de l'immense capitale de plus de cinq millions d'habitants. Il ya bien quelques bâtiments modernes, mais la plupart sont assez anciens. Les avenues et carrefours, larges et bien conçus, permettent de fluidifier l'important trafic de vieux taxis Lada et de minibus japonais pleins à craquer. Et dès que l'on s'éloigne du centre, la précarité est la norme : certaines bâtisses sont en pierre, mais le bois et la tôle dominent. Je me rends au musée national, où je salue le squelette de Lucy, 3,2 millions d'années, ou encore à l'ancien palais impérial, situé dans un superbe jardin et aujourd'hui partie de l'université. Je visite aussi de très belles églises orthodoxes et le mercato, le grand marché. Telle une ville dans la ville, il est annoncé comme le plus grand d'Afrique, mais j'ai déjà entendu ça quelque part. Je traverse enfin des faubourgs populaires, aux ruelles rocailleuses et pentues et aux maisons de bois et de terre, ainsi que le prochain quartier d'affaires, où une dizaine d'immeubles futuristes sortent de terre en même temps. Addis est en retard, mais elle change vite, très vite.
cailloux à la nature exubérante, propices à la méditation, des moines vivant en autarcie nous montrent fièrement des reliques ; croix, couronnes ou bibles anciennes. Au sommet trône une église circulaire de bois et de terre couverte d'un grand toit de chaume. A l'intérieur de l'une d'entre elles, des peintures aux couleurs éclatantes, recouvrant l'intégralité de ses murs, retracent certains épisodes bibliques. Dehors, de jeunes élèves en théologie récitent à tue-tête les saintes écritures.
Soudain, le paysage s'ouvre devant nous. Nous évoluons sur une falaise gigantesque de 1500 mètres de hauteur, et je contemple avec stupeur un océan de montagnes, semblant être de simples vaguelettes, qui s'étend à perte de vue. Je ne crois pas avoir déjà vu un panorama aussi grandiose. Sur le chemin qui longe le précipice, nous passons alors au beau milieu de centaines de babouins géladas, espèce endémique du massif. A peine dérangés par notre présence, ils s'épouillent soigneusement sous le soleil. Et la marche continue, interminable. Après presque huit heures, je ne sens plus mes jambes, mais nous arrivons enfin au camp, à 3500 mètres d'altitude.
Pendant les deux jours suivants, je voyage dans de grands cars usés et bondés, dévalant des centaines de lacets et avalant des kilos de poussière. Ce qui serait un défi pour n'importe quel pilote de rallye n'est qu'une simple routine pour ces chauffeurs. Je suis pourtant rompu à l'exercice, mais là, l'inconfort atteint des sommets, heureusement atténué par la beauté sauvage de la région.
beaucoup plus chaud par ici, et la flore prend des accents tropicaux. Après avoir écumé deux autres tombes et une haute colline, je fais une pause sous un de ces curieux cactus candélabre, avant de me voir refuser l'entrée d'une modique chapelle. Elle est censée renfermer la légendaire Arche d'alliance, ramené de Jérusalem par Ménélik Ier. Mais un seul moine est autorisé à y pénétrer et, paraît-il, n'en sort jamais.
phrases en louant le Seigneur. Les édifices, de dimensions et de styles variables, sont remarquables. Une est entourée de colonnes, une autre de douves. L'église Saint-Georges a quant à elle été bâtie en forme de croix. Elles sont parfois reliées par des galeries souterraines et, à l'intérieur, des moines prennent la pause devant des peintures aux couleurs vives pour certaines vieilles de sept cents ans.
Pendant le trajet suivant, qui dure pas moins de dix-sept heures, j'ai parfois l'impression de me métamorphoser en balancier de pendule tant les minibus tanguent sans relâche. De retour à Addis, j'effectue un court arrêt logistique avant de prendre la route du Sud.
Après la cohue de la capitale, je m'octroie un moment de calme absolu dans le parc national des lacs Shalla et Abijatta. Situé au coeur de la vallée du grand rift, que je vais suivre pendant les prochaines semaines, le site est féerique. En autonomie, avec suffisamment d'eau et de biscuits pour trois jours, je plante ma tente sur un promontoire rocheux qui surplombe une somptueuse carte postale : à ma droite, le lac Abijatta, cerclé de sel et situé sur une plaine quasi désertique ; au centre, une grande savane plantée d'acacias et d'épineux, conforme à l'idée que l'on se fait des paysages d'Afrique de l'Est ; et à gauche, la géologie opère une énorme fracture, des falaises émergeant du sol et plongeant dans les eaux profondes du lac Shalla, entouré de montagnes arborées.
Le premier jour, je me balade jusqu'aux sources d'eau chaude, bouillonnante même, en observant une multitude d'oiseaux multicolores. Le second, je descends jusqu'au lac Shalla pour une agréable baignade. Le reste du temps, je reste méditer sur mon caillou, contemplant le spectacle semblant immobile de ce bout de terre, mais filant pourtant à une vitesse prodigieuse autour du soleil, qui se couche à l'horizon.
Au Sud, ce n'est déjà plus tout à fait le même pays, plus horizontal et plus chaud. Les peuples et les cultures changent aussi, la région étant habitée par de nombreuses ethnies avec des modes de vie plus primitifs. Sur mon chemin, je passe par Shashamané, considérée comme la terre promise par les rastafaris du monde entier, puisque, dans les années 50, l'empereur Hailé Sélassié donna ici des terres à la diaspora noire des Amériques afin que ceux qui le souhaitent puissent revenir sur la terre de leurs ancêtres. Quelques uns firent le voyage.
religieuses ont une influence prépondérante, et la plupart des gens, des enfants aux vieillards, portent de longues dreadlocks en parlant l'argot anglais de Kingston. L'illustre empereur, dont le portrait est omniprésent, est élevé au rang d'icône, voire de messie. Dans les rues, des établissements vert, jaune et rouge diffusent les chansons de Bob Marley à plein volume, et comme la ganja est un sacrement, on respire souvent de lourdes effluves odorantes.
Enfin je termine mon exploration en m'arrêtant au coeur du pays Konso, ethnie singulière qui perpétue la même tradition depuis quatre cents ans et vingt-et-une générations. L'écolodge où je trouve refuge est un véritable havre de paix. Un jeune Anglais s'est installé sur une colline desséchée, en développant la permaculture, une forme d'agriculture durable et raisonnée où rien ne se perd, et en collaborant avec la population locale. Cinq ans plus tard, une dizaine de cases traditionnelles et confortables s'intègrent parfaitement dans un beau jardin et un grand potager.
Guidé par un jeune homme du coin, je pars étudier Kamolé, l'un des quarante-et-un villages éparpillés dans la contrée et peuplé par cinq cents personnes. Au fil du temps, les Konsos sont passés maîtres dans l'art de la culture en terrasse, remodelant à leur avantage les collines où ils vivent. En grimpant, nous traversons des champs en escalier soigneusement entretenus, de céréales ou de légumes. Au sommet, nous pénétrons un village aux airs de conte de fées. D'épais murs de pierres, parfois hauts de deux mètres, permettent d'aménager de larges plateformes. D'étroites allées sont bordées de murets surmontés de clôtures de grosses branches. Derrière, plusieurs cases, maisons ou greniers, encadrent une petite cour plantée d'arbres fruitiers, et le schéma se reproduit pour chaque famille. Nous débouchons alors sur la mora, la place principale, ombragée par un grand genévrier. C'est là qu'est érigée une grande case sans mur et au toit épais, où se réunissent les anciens, ainsi que l'arbre des générations, auquel les adolescents viennent ajouter un nouveau tronc chaque dix-huit ans. Chaque endroit libre est occupé par des plantes, les lieux sont propres et bien ordonnés. Les Konsos, qui obéissent à une organisation sociale complexe, sont parfaitement adaptés à leur environnement. Ils sont fiers de leur mode de vie, loin des affres de la modernité, et très heureux comme ça.
Le soir, assis dans l'herbe près de ma case, alors que je somnole sous le clair de lune, un brin de magie vient s'ajouter à la scène. Au loin, des chants féminins semblent se rapprocher. Je me pince mais une curieuse procession contourne vraiment le coteau et s'avance sur la route. Je fonce en bas du jardin et, dissimulé dans les buissons, j'observe une cinquantaine de femmes passer devant moi, chantant avec ferveur un air entêtant. A leur suite, un homme marche seul, son portable jouant une musique de discothèque.
Etant désormais tout proche de la frontière kényanne, Cet épisode vient joliment clôturer mes longues et belles aventures éthiopiennes.