Tournée taf taf
Taf taf, en wolof, signifie "rapidement", "vite fait". Et en effet, après avoir adopté le flegme sénégalais, l'expédition que Yo et moi nous sommes concoctés nous voit retrouver un rythme plus conforme à notre turbulent passé commun. Nous rêvons de parcourir un bout d'Afrique ensemble depuis des années : cette fois, nous y sommes.
Histoire de bien commencer, pour d'obscures raisons et à deux minutes près, nous ratons l'embarquement du bateau pour la Casamance, au Sud du pays. Qu'à cela ne tienne, nous partons la nuit même, mais en 7 places, qui sont exclusivement d'increvables Peugeot 505. Néanmoins, l'incident nous permet de faire la connaissance de l'aimable Abou qui, comme nous, a raté le bateau. C'est lors de ce trajet que nous traversons la Gambie, petit pays anglophone enclavé au milieu du Sénégal. La Gambie se résume à son fleuve. Nous patientons d'ailleurs plus de quatre heures pour le traverser ; la file de véhicules est impressionnante, et l'organisation est égale à la vétusté des deux bacs qui permettent la traversée. Après une courte halte à Ziguinchor, où nous dormons chez Pape, présenté par Abou, nous atteignons sans encombre Oussouye, puis le village de Calobone. Nous sommes ici au coeur de la Casamance, pays des Diolas, où la nature est si généreuse. Ici, les rues sont des chemins qui serpentent au milieu de l'épaisse végétation. D'épais manguiers portent difficilement des milliers de fruits énormes, tandis que d'immenses fromagers, avec leurs étranges racines qui se prolongent sur le tronc, font de l'ombre à tout le village. Nous sommes accueillis par William, recommandé par les amis cuisiniers du Maquis. Il vit dans une petite maison confortable avec sa femme Hélène, son frère Narcisse, et sa belle-soeur Jacqueline. Toute la famille nous reçoit avec beaucoup d'égards, et les deux frères nous promènent fièrement à travers leur région. En forêt, nous allons observer quelques cousines qui écrasent des pommes de cajou, fruit de l'anacardier, afin d'en extraire le jus. Plus loin, un cousin grimpe jusqu'à la cime des palmiers et fixe quelques bouteilles dans lesquelles s'écoulent la sève. C'est le vin de palme, assez proche du cidre, que nous dégustons à l'ombre d'un gros buisson. En moto, ils nous emmènent également pêcher sur le vaste fleuve. Presque bredouilles, nous achetons une belle pièce à un vieux afin d'éviter les railleries d'Hélène. Surtout, nous explorons l'étonnante forêt des environs en écoutant les explications lumineuses de William. Après avoir été reçus comme des princes, nous regrettons de devoir déjà partir et de ne pas pouvoir en apprendre d’avantage sur les spécificités de cette ethnie aux coutumes si particulières.
Nous atteignons ensuite sans encombre la capitale de la Guinée Bissau, qui n'est qu'un gros village sans infrastructure ou presque. Le pays, où l’on parle un créole portugais, est l’un des plus pauvre au monde. Il n’a pas connu la stabilité depuis son indépendance et se relève à peine d’une guerre civile fratricide qui ne s’est interrompue que depuis deux ans. L’économie du pays n’en est qu’à ses balbutiements : pas de politique d’éducation, industrielle ou agricole. La majorité des revenus de l’Etat provient de la vente des noix de cajou, dont on extrait l’huile. Les mauvaises langues ajoutent que le reste est dû à la vente de la cocaïne des cartels colombiens. La population, qui vit dans des conditions très modestes, sans eau potable ni électricité, pense surtout à boire et à danser. C’est d’ailleurs ce qui nous amène à Bissau, dont la réputation dans le domaine de la fête dépasse largement les frontières. Accompagnés d’Alpha, un expatrié sénégalais qui nous héberge, nous en faisons l’agréable expérience lors d’une nuit torride qui se termine avec les premières lueurs du jour.
Toujours avec Alpha, qui maîtrise le créole, nous embarquons vers l’île paradisiaque de Bubaque, au cœur de l’archipel des Bijagos et sa soixantaine d’îles. Nous y passons le plus clair de notre temps les pieds dans l’eau, dans un décor de carte postale : plage de sable blanc ombragée par de grands arbres tombant dans la mer, eau turquoise et chaude aux vagues minuscules, quelques îlots à l’horizon. On y pêche et on y grille le poisson qu’on mange aussitôt, accompagné de cajou, alcool fort et bon marché. Nous faisons connaissance avec le joyeux Patrick, qui nous trouve une petite pièce inoccupée dans le village, où nous dormons tous les trois sur une simple natte. Aussi, lors d’une chaude après-midi, nous assistons à la finale de la Ligue des Champions, le match de foot de l’année, dans une petite bicoque en terre et toit de tôle où s’entassent avec nous près d’une centaine d’excités. La température frise les soixante degrés, nous nous liquéfions. Sur cette île du bout du monde, malgré la barrière de la langue, nous constatons une fois de plus que les gens les plus modestes sont souvent les plus accueillants. Et même sur le bateau du retour, comme un DJ fait tourner ses platines, le pont se transforme en piste de danse. A l’arrivée au port de Bissau, quelques heures plus tard, tous les passagers, du militaire au paysan, tanguent dangereusement, même sur la terre ferme.
Notre prochaine étape se situe en Guinée Conakry, au cœur du massif du Fouta-Djalon, quelques six cents kilomètres au Nord-Est. La route, épique, est aussi difficile que splendide. Elle nous prend pas moins de quatre jours. Nous passons une bonne partie du temps à patienter dans des gares routières crasseuses ou dormir dans de petits hôtels minables. Lorsque nous roulons à travers l'exubérante forêt guinéenne, c’est à bord de taxis brousses, des 505 pleines à craquer. Je compte jusqu’à dix-huit passagers entassés sur les sièges ou sur le toit. Lors d’une journée interminable, nous passons onze heures à bord du même véhicule, à gravir puis dévaler une dizaine de montagnes sur des pistes défoncées. Le chauffeur a raté sa vocation : il aurait fait un redoutable pilote de rallye.
Depuis cinquante ans et l’indépendance de la France, la Guinée n’est dirigée que par quelques cupides dictateurs qui terrorisent les habitants et pillent le pays, pourtant qualifié de scandale géologique tant le sous-sol regorge de richesses. Aujourd’hui, les guinéens, qui manquent de tout, espèrent enfin une bonne gouvernance qui leur permettra de voir leurs conditions de vie évoluer. Au Nord-Ouest, nous arrivons épuisés à Mali, charmante bourgade posée à flanc de montagne et peuplée de sympathiques peuls. Nous séjournons dans un magnifique campement qui domine la ville, où nous rencontrons l’aimable Tierno. Ici, à plus de mille mètres d’altitude, le climat très pluvieux favorise une flore extravagante. Après un repos bien mérité, nous partons, accompagnés de notre précieux guide, pour une extraordinaire randonnée durant laquelle nous gravissons le mont Loura, 1515 mètres d'altitude et point culminant de toute l’Afrique de l’Ouest. Sur le chemin, nous traversons de minuscules villages de cases où les habitants cultivent avec simplicité mais habileté la terre fertile, puis nous goûtons plusieurs fruits inconnus au goût improbable. Au sommet, le panorama est incroyable ; de tous côtés, nous contemplons les grandioses vallées accidentées, et sous nos pieds, des centaines de mètres plus bas, on distingue à peine les toits ronds des habitations. Yo et moi nous félicitons d’être arrivés jusqu’à cet endroit inaccessible ; à partir d’ici, nous débutons le chemin du retour. Plus bas, en écoutant religieusement le chant de moult oiseaux et les cris des chimpanzés, nous admirons longuement la majestueuse Dame de Mali, gigantesque silhouette qui semble, telle une statue de la Grèce Antique, sculptée dans la roche.
Nous reprenons la route vers le Nord en descendant les derniers contreforts du Fouta-Djalon. Nous relions les soixante kilomètres qui nous séparent de Dindéfelo, village typique du Sud du Sénégal, en 4x4. Le chemin est court mais la piste inexistante. Même le puissant véhicule éprouve beaucoup de difficultés à escalader les pierres. Roulant au pas, le chauffeur ne passe que rarement la seconde. Nous venons voir ici la fameuse cascade de Dindéfelo, près de cent mètres de hauteur. Du campement, notre objectif n’est qu’à trente minutes de marche. Trop facile : nous optons pour la version longue en escaladant la falaise. Après avoir admiré la vue sur la vaste plaine, nous parcourons le plateau où se trouvent quelques petits villages. Au milieu d’un étrange paysage de brousse, nous jouons avec des gamins qui barbotent dans les flaques, puis atteignons une fracture. En contrebas, une rivière presque à sec s’écoule au fond d’un étroit canyon. A l’intérieur, la nature est extravagante. Des arbres poussent même sur des pierres ! Evidement, nous préférons descendre le lit du torrent en se faufilant parmi les rochers et les lianes inextricables, jusqu’à atteindre un vide vertigineux. Il nous faut le contourner pendant de longues heures pour enfin découvrir, stupéfaits, l’impressionnante chute d’eau. L’incontournable baignade, dans ce lieu magique, est salvatrice.
Puis, quelques heures de route plus loin, nous atteignons Salemata, bourgade située au cœur du Pays Bassari. L’ethnie, de quelques milliers d’individus surtout chasseurs et cultivateurs, est la dernière du Sénégal à vivre de façon traditionnelle. C’est en bicyclette, à travers la brousse vallonnée, que nous nous rendons à Ethiolo, modeste village très pittoresque. Les autochtones nous reçoivent chaleureusement et nous expliquent fièrement les spécificités culturelles de leur peuple. Chaque village est indépendant et les règles sociales sont strictes. A partir de dix ans, les garçons sont éduqués collectivement selon un rite précis. Soit, nous n’assistons à aucune cérémonie durant lesquels ils se parent d’étonnants costumes, mais nous partageons, autour d’une bonne bouteille de vin de rônier, de bonnes rigolades. Dominique, le plus ancien d’entre eux, nous avoue avoir quinze femmes et soixante-et-onze enfants ! Lorsque nous lui demandons comment il est possible d’assumer une telle descendance, amusé, il nous montre ses mains dures comme du bois : « c’est avec ces outils que je les nourris tous. »
Lorsque nous atteignons Kédougou, grosse ville sans intérêt, la chaleur s’approche dangereusement des quarante-cinq degrés. On ne résiste pas à une tentatrice pancarte : « hôtel trois étoiles avec piscine ». L’eau y est chaude comme une soupe, mais on est pourtant mieux dedans que dehors. Au milieu de la nuit suivante, nous montons dans un bus qui nous dépose aux portes du parc national du Niokolo-Koba dès sept heures du matin. Les tarifs, guide, location d’un 4x4 et chauffeur, sont prohibitifs. Nous patientons donc pendant sept heures, sous une chaleur écrasante, qu’un chauffeur de car qui emmène ouvriers et officiels à l’intérieur, accepte de nous emmener pour un prix raisonnable. Quatre heures de piste pour deux heures d’observation, c’est peu, mais la forêt de la réserve, composée d’arbres en tout genre et habité par de nombreuses espèces d’animaux, est superbe. Au milieu du Parc, au bord du fleuve Gambie, nous avons tout de même le temps d’observer des oiseaux de toutes les tailles et de toutes les couleurs, des babouins, des singes verts, des antilopes, de massifs phacochères, ou encore d’inquiétants crocodiles.
Enfin, durant le chemin qui nous ramène vers la Basse-Casamance, nous sommes obligés de dormir dans un bus, dans des positions acrobatiques, pour cause de panne d’essence. Nous décidons donc de prolonger encore un peu le voyage en faisant une halte sur l’île de Karabane, dans l’estuaire du fleuve. Nous passons trois jours dans un joli campement, au bord de l’eau. L’île est assez grande, mais principalement occupée par les palétuviers, baignés par la mer par intermittence. La partie habitable occupe une mince bande de sable qui s’étend le long de la plage. Le village, coupé du monde, est peuplé de sept-cent âmes et bâti à l’ombre de grands arbres : baobabs, fromagers, palmiers… Ici, le temps coule très lentement, mais la quiétude habituelle est interrompue par un groupe de musiciens qui joue du matin au soir. Sur un son afro-jazz, composé de percussions ultra-rapides et d’un envoûtant saxophone, les femmes tapent avec frénésie le rythme sur des morceaux de bambous, et accélèrent encore lorsqu’une danseuse s’avance au milieu de la ronde. Dans ma passion pour la musique, l’influence africaine est primordiale : là, je touche les origines.
De retour à Ziguinchor, nous passons une nuit chez Pape et son adorable famille, qui nous avaient déjà reçu trois semaines auparavant, puis nous embarquons à bord du ferry qui nous ramène, au lever du soleil, au port de Dakar. Au cours de cette formidable expédition, qui aura duré vingt-six jours dont quatorze sur la route, nous avons parcouru presque trois mille kilomètres. Surtout, nous avons traversé des contrées extraordinaires, rencontré des gens simples et chaleureux de toutes conditions, et partagé, mon vieil ami et moi, des moments d'une rare complicité. Notre prochain rendez-vous : le Carnaval de Rio 2013...
1 commentaire:
ça c'est une bonne escapade taf taf. Bon pour le carnaval de RIO, je viens...youpi
Nous c'est retour en France demain, bateau, avion, voiture, 27 heures et retour à la civilisation.
supermarchés pleins à craquer, routes sans fin et sans trous, familles et amis...Youpi
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