Une nuit, à Dakar, dans le taxi déglingué qui nous emmenait faire la bringue, le chauffeur me chambrait : mon pote Eddy prit ma défense et répliqua que j'étais plus africain que lui, pourtant noir comme l'ébène. A l’époque, j'avais trouvé ça un poil excessif. Aujourd'hui, après avoir bouclé mon invraisemblable tournée du continent, je crois pouvoir affirmer que je le suis un peu, africain.
Voici
déjà trois mois que j’ai stoppé ma course folle à la Réunion,
située à la moitié de mon voyage initiatique autour de la planète.
Cette immobilité, tant inhabituelle que salutaire, est l’occasion
pour moi de jeter un œil en arrière et d’effectuer un bilan de
mi-parcours, en assumant fièrement d'être moi-même le héros de
cette extraordinaire odyssée.
Ex loco,
accipio et invenio sapiens, tel est ma devise, disais-je vingt mois
plus tôt. Partir, le moins que je puisse dire, c’est que c’est
en bonne voie, après déjà 600 jours passés sur les routes de
trente pays, et 50 000 km parcourus en taxi-brousse ou en bus,
en pirogue ou en cargo, en mobylette ou en pousse-pousse, voire en
avion, en dernier recours. Et encore, je ne comptabilise pas les
milliers de kilomètres effectués à pied ou en transport urbain.
A propos
de mon apprentissage, il est évident que l’université nomade est
la meilleure école : quoi de mieux en effet que d’étudier la
topographie régionale en grimpant au-dessus des nuages, ou quelque
civilisation disparue en contemplant ses temples millénaires. Quant
à ma quête de sagesse, elle progresse également, imperceptiblement
; il est encore trop tôt pour évaluer celle enfouie au fond de moi,
tout va bien trop vite ; elle émerge néanmoins à travers
l’autre, tous ces autres sages, chacun à leur manière, que je
croise sur mon chemin.
J’entends
parfois que le monde est petit : l’expression me fait
désormais bien rire : je m’en aperçois un peu plus chaque
jour, la Terre est gigantesque.
Sur le
plan strictement géographique, j’ai franchi les Alpes et traversé
les Balkans, le long de l’Adriatique et de la Mer Egée. Sur
l’autre rive du Détroit du Bosphore, j’ai parcouru deux fois le
Plateau d’Anatolie avant d’atterrir dans le désert jordanien.
J’ai navigué sur la Mer Rouge, fait halte à la pointe du Sinaï
et atteint le continent africain en passant sous le Canal de Suez.
J’ai descendu la Vallée du Nil jusqu’à son delta, puis j’ai
goûté une dernière fois la Méditerranée dans le Golfe de Tunis
avant de marcher sur les dunes du Sahara jusqu’aux oasis du Chott
el-Djérid ; l’infini Sahara que j’ai traversé du Nord au
Sud en longeant l’Atlantique, après avoir franchi les monts de
l’Atlas. J’ai vogué sur les fleuves Sénégal et Gambie, ainsi
que sur l’océan vers l’archipel de Bijagos. J’ai escaladé le
point culminant du Fouta Djalon, puis j’ai parcouru le Sahel plein
Est jusqu’au delta intérieur du Niger, croisé plus au Sud la
Volta Blanche et la Volta Noire. J’ai franchi le massif de
l’Atakora avant d’atteindre les eaux du Golfe de Guinée. En
Afrique centrale, j’ai crapahuté sur les flancs du Mont Cameroun
et sur les hauteurs de l’Adamaoua ; j’ai couru sur les
plages du Cap Lopez et me suis enfoncé dans la jungle équatoriale
en remontant le cours de l’Ogooué. J’ai ensuite survolé le
bassin du Congo jusqu’au Massif Ethiopien, loin à l’Est. Je me
suis longuement faufilé dans la Vallée du Grand Rift, droit au Sud,
en parcourant la savane, en observant le sommet enneigé du Mont
Kenya, en me baignant dans le lac Victoria et en grimpant jusqu’aux
glaciers du Kilimandjaro. J’ai navigué sur l’Océan Indien, via
Zanzibar, vers les îles des Comores. J’ai franchi le Canal du
Mozambique jusqu’au Cap d’Ambre, avant de gravir et de dévaler
les Hautes Terres malgaches. Et puis finalement, j’ai accosté
ici-même, sur cette île d’outre-mer, mon pays.
La
géographie est logiquement ma matière de prédilection : lors
de mes examens à Toamasina, entre autres exercices, j’imprime une
photo satellite de l’Afrique. Je place correctement 52 états sur
54, oubliant bêtement le Swaziland et le Cap-Vert : c’est ma
meilleure note.
Visiter
la Terre, c’est aussi rencontrer les hommes qui la peuplent. Mes
leçons m’éclairent d’abord sur l’Histoire : l’émergence
et le déclin des civilisations, et la façon dont elles se sont
influencées, assimilées ou affrontées. Ainsi, J’ai tenté
d’imaginer la vie dans de puissantes villes-états du Moyen-Age en
me perdant sur les canaux de Venise ou dans les escaliers de
Dubrovnik. J’ai pu examiner les vestiges de la Grèce ou de
l’Egypte antique, du haut du Parthénon ou de la Pyramide de
Kheops. J’ai pu assimiler, sur le parvis de Sainte-Sophie, comment
l’Empire Ottoman a succédé plus tard à l’Empire Romain
d’Orient, Constantinople devenant Istanbul. J’ai suivi les traces
de l’expansion musulmane, des mosquées d’Amman à celles de
Bamako. J’ai pu appréhender les conséquences terribles de
l’esclavagisme au fond des geôles sombres et humides, ou comment
les européens et les arabes ont déporté et asservi la population
d’un continent entier, pendant des siècles. J’ai marché sur les
pas des premiers hommes et examiné le frêle squelette de Lucy,
peut-être une arrière-grand-mère. Je me suis penché sur la plus
longue dynastie connu, du Roi Salomon à l’empereur Haïlé
Sélassié, des obélisques d’Aksoum aux châteaux de Gondar. J’ai
aussi assimilé la richesse de la culture swahilie, envoûtant
mélange d’influences arabes, indiennes et africaines, en son cœur,
la médina de Zanzibar.
A la
fois professeur et élève, même si je reste mauvais pour mémoriser
les dates avec précision, je m’accorde de vifs encouragements, vu
les efforts consentis pour appréhender l’évolution globale de mon
espèce.
L’étude
du passé me conduit naturellement à l’histoire contemporaine, à
travers les aspects économiques, politiques ou sociaux. Les nations
africaines sont encore jeunes et les modèles démocratiques reconnus
que sont le Sénégal ou le Bénin restent des exceptions. La
corruption généralisée, à tous les niveaux, reste un frein majeur
au développement. Soit, les taux de croissance sont prometteurs,
partout où la paix le permet, mais quand on part de si bas, c’est
la moindre des choses.
Dans les
centres-villes ou les ghettos des métropoles, au Caire, à Marrakech
ou Cotonou, à Addis-Abeba ou Nairobi, qui sont toutes d’immenses
chantiers de construction, j’ai pu relever que le futur est en
marche. Mais dans les villages reculés, au fond de la brousse, de la
forêt ou de la savane, on vit toujours au passé, de manière encore
quasi primitive. Citadins ou ruraux, ils ont pourtant deux points
communs : la plupart ont un portable et font face à une grande
pauvreté, omniprésente. En simplifiant, si neuf français sur dix
bénéficient d’un confort convenable, la proportion s’inverse en
Afrique, la plupart survivant au jour le jour dans des conditions
déplorables. Pendant ce temps, les néo-colonialistes de tous
horizons s’enrichissent grassement, avec la complicité des
pouvoirs en place.
Le monde
est en perpétuelle mutation mais parfois, le rythme s’accélère.
J’ai pu m’en rendre compte lors de la révolution tunisienne,
dont les répercussions phénoménales ne sont toujours pas
terminées. J’ai vécu les émeutes à Tozeur, où les balles ont
sifflé au-dessus de ma tête ; j’ai ressenti la peur puis
l’euphorie d’un peuple déterminé, au sein d’une famille
bouleversée ; j’ai assisté à l’épilogue, le retour
d’exil, dans l’aéroport en liesse, de celui qui sera élu
président quelques mois plus tard ; une leçon que l’on
n’oublie pas.
La
culture des peuples, d’après moi, ne s’apprend pas dans les
livres. Mon voyage a pris une nouvelle dimension à partir d’Ankara,
lorsque j’ai décidé de goûter l’hospitalité indigène. En
Afrique, l’accueil du voyageur atteint souvent des sommets
inconcevables en Occident. Depuis la pétillante Gaya, la liste de
mes hôtes, plus attachants les uns que les autres, n’a cessé de
croître. Des garçons de mon âge ou plus jeunes, des filles
bienveillantes ou mieux, passionnantes, des familles monoparentales
ou très, très nombreuses ; de conditions diverses,
institutrice ou policier, paysan ou pêcheur, greffière ou vendeur
de rue ; ils sont, pour la plupart, devenus des amis précieux.
J’ai récemment envoyé une soixantaine de mails pour prendre de
leurs nouvelles. Pendant trois jours ou trois semaines, j’ai voulu
les cerner. J’ai sondé leurs douleurs et leurs rêves, j’ai
écouté leur parcours. Je les ai interrogés sur leurs conditions de
travail, je me suis intéressé à leurs croyances, je les ai
consultés sur les relations amoureuses, que j’ai parfois
expérimentées moi-même.
Auprès
d’eux, j’ai participé aux tâches quotidiennes, faisant les
courses au marché de Moroni ou épluchant les légumes du couscous
marocain. J’ai dormi à poings
fermés sur le sol ou à trois dans le même lit ; sur
les toits également, au-dessus de la médina de Fès ou face à la
falaise de Bandiagara. J’ai appris à me laver dans les hammams
brûlants ou avec un demi-seau d’eau glacé remonté du puits. J’ai
dégusté des festins préparés en mon honneur ou partagé de
maigres pitances ; j’ai avalé de la nourriture que j’aurais
jadis jugé non-comestible, tête de mouton ou couenne de bœuf
notamment. Au fait, ça sert à quoi déjà, une fourchette ?
J’ai
dansé avec eux, sur les rythmes endiablés de la rumba congolaise ou
sur les boucles afro-jazz d’un saxo hypnotique. J’ai joué avec
leurs enfants, des tas de gamins rieurs, une bonne dizaine en même
temps chez Mamou, à Ouagadougou.
Lors de
longues discussions théologiques, durant lesquelles on a souvent
gentiment tenté de me convertir, j’ai découvert, entre autres
religions, la diversité de l’Islam, de Louxor à Nouakchott, à
mille lieux de la caricature présentée par les médias occidentaux,
au mieux laxistes, ou pire, complices.
Dans
l'ensemble, l’aisance et la rapidité de mon intégration me valent
les félicitations du jury.
Autre
matière à fort coefficient, la langue française ; j’apprécie
beaucoup sa richesse, la précision qu’elle autorise ; mais je
maudis parfois sa complexité, ses exceptions innombrables. La
rédaction de mes aventures me permet de prendre un recul essentiel,
chaque jour d’abord, dans mon journal de bord, après chaque pays
ensuite, dans ces pages numériques ; j’y passe un temps fou.
Grâce à tous mes camarades francophones, de Genève à Lomé, j’ai
noté qu’elle était une langue extrêmement vivante, que les gens
s’approprient chacun à leur façon. Mes leçons de français
académique touchent à leur fin. L'exercice suivant consistera à
publier mes écrits quotidiens, nettement moins soignés mais plus
concrets.
Même si
je soupçonne ma mère d’y être pour beaucoup, des dizaines de
lecteurs consultent ce blog chaque jour. Je ne suis pas vraiment
convaincu par mes qualités de rédacteur, mais cette audience
inattendue et les compliments régulièrement reçus sont très
gratifiants.
Quant
aux langues étrangères, elles sont évidemment capitales pour un
voyageur au long cours. Néanmoins, j’estime que j’avance trop
rapidement pour approfondir les dialectes locaux, je me contente donc
de bafouiller le vocable de base. Cela a le mérite de m’accorder
la sympathie des habitants, mais je dois recommencer après chaque
frontière, voire après chaque région. Soit, quand je reste un
moment dans une zone linguistique, arabe, wolof ou swahili, je
parviens à prononcer quelques courtes phrases, mais je préfère
concentrer mes efforts sur l’anglais, enseigné partout.
D’ailleurs, s’il est vrai que les africains sont fréquemment
sous-éduqués, ils sont nombreux à parler trois ou quatre langues.
Là
encore, je progresse : je dialogue sans problème avec ceux dont
ce n’est pas la langue maternelle, mais quand je croise des
britanniques, ou pire, des américains, qui mangent les mots à toute
allure, j’admets qu’il y a encore du travail. Indulgent, je
m’accorde la moyenne, tout juste.
Depuis
toujours, l’éducation physique est essentielle à mon
équilibre ; et à mon avis la moindre des choses quand on a la
chance d'avoir deux bras et deux jambes. De plus, je sais aussi que
c’est indispensable à la réussite de mon entreprise. Outre des
exercices journaliers, je m’impose aussi souvent que possible un
petit footing matinal. Bien sûr, je préfère courir sur les plages
immaculées de Nosy Be que dans les rues grises de Dakar. Mais
qu’importe, je suis dans une forme olympique, capable d’encaisser
dix heures à la suite sur le toit d’un camion kenyan. Surtout, je
marche, chaque jour ou presque, pendant des heures, par monts et par
vaux ; parfois du matin au soir, sans même m'en rendre compte.
C’est
encore, à mon sens, le meilleur moyen de découvrir un coin de
campagne ou une grande ville, et de loin ; 50 000
kilomètres plus loin.
Je
m’initie également à certaines matières facultatives, juste pour
le plaisir ; la biologie et la zoologie par exemple. Dans les
parcs nationaux du monde entier, je m’extasie devant l’infinie
biodiversité de notre planète, faune ou flore, dans des endroits
d'une beauté à pleurer. Comme un gosse, j’admire tous les arbres,
je contemple tous les animaux ; plus que certains universitaires
n’en verront jamais.
En
astronomie, je me contente de temps à autre de méditer les yeux au
ciel, comme devant ces deux lacs du grand Rift ou j’ai longuement
observé la course du soleil, se levant derrière l’un, se couchant
dans l’autre ; c’est pourtant moi et ces lacs qui tournons.
Durant cette nuit à la belle étoile aussi, au beau milieu du
Sahel : elle fut la plus étincelante que je n’ai jamais vue.
Le soir, de ce côté de l’Equateur, c’est désormais la Croix du
Sud qui m’aide à m’orienter ; une boussole ne m’est plus
d’aucune utilité. Une montre non plus d’ailleurs : sous
ces latitudes, on sait d’instinct qu’il ne vaut mieux ne pas
traîner sous le soleil lorsqu’il est au zénith.
Quant
aux mathématiques, je me limite au calcul mental : additions à
rallonge en faisant mes comptes, taux de change instantané quand je
discute un tarif. Avec l’entraînement, je deviens très efficace.
A ce propos, comme je reste le blanc en Afrique, les commerçants ne
me font pas de cadeau. Mais j'aime l'art de la négociation, et vu
mon budget serré, je ne cède rien. Il est rare que je ne paye pas
le bon prix, le prix local. Ça vaut peut-être une école de
commerce.
D'ailleurs,
dans la catégorie « arnaques », je trouvais que je m'en
sortais très bien, jusqu'à me retrouver coincé à Dar es Salaam.
Là, je me suis fait dépouiller tour à tour par la belle, le vieux
et le faux frère ; dure leçon, ma moyenne dégringole.
Sur un
plan personnel, je suis aujourd’hui parfaitement adapté à la vie
nomade. Mon sac est comme mon ombre, et sans maison, je me sens
aisément partout chez moi. Je n’ai plus aucun repère, mais ne
rien posséder ou si peu, léger comme une plume et libre comme
l’air, c’est d’une certaine manière un sacré luxe. Autrement
plus douloureux, je m’habitue mal à la pauvreté ambiante :
un enfant qui fait la manche avant même de savoir marcher ; un
vieux, une rareté, qui réclame à manger, et toutes ces mamans qui
ont voulu me donner leur bébé. Je m’efforce simplement de
l’accepter. Même si je n’ai souvent qu’un sourire à offrir,
je mesure constamment à quel point je suis nanti ; quelle
chance d’avoir été mis au monde par des parents si attentionnés,
dans un pays si favorable. Fort de ce constat, c’est avec joie et
sans réserve que je reçois l’admirable générosité des plus
démunis.
Et dans
ce tourbillon de paysages et de visages, il est hors de question de
soigner ma nervosité : j’ai besoin de tout mon stress pour
affronter énergiquement la route, et la rue. Il s’agit plutôt de
le canaliser à bon escient. Néanmoins, ma patience, un autre point
faible, a nettement progressé. Généralement, dans les transports
africains, il est illusoire de demander l’heure d’arrivée :
elle dépend trop de l’état des routes, du véhicule et du
chauffeur, ainsi que du nombre d’arrêts, de contrôles et de
pannes. On attend, c'est tout. Idem pour le départ : il
m’arrive de poiroter de longues heures dans les gares routières
sans même être sûr qu’un bus partira. Ce dont je suis sûr,
c’est que si on veut voyager loin, mieux vaut se lever tôt.
Dans
l’ensemble, je ne m’en sors plutôt bien. En effet, en toutes
circonstances, j’affiche un large sourire et une belle assurance :
cette combinaison est mon meilleur passeport. Soit, mes comptes sont
dans le rouge et j’hypothèque allègrement mon avenir. Mais je vis
mon plus beau rêve, et ça, c’est inestimable.
Déjà,
la rentrée de septembre se rapproche à grand pas. Le verdict tombe,
je passe haut la main en troisième année.
4 commentaires:
pas de souci pour le passage en 3ème année, t'as même la mention au bac de la découverte de toi même et des autres ...
A bientôt pour la suite
Albin
pfffff... que d'émotions, toute mes félicitations pour ton passage en 3éme année et que ça dure!!!
j'espère te croiser un de ses jours sur la route...
Coucou Jay,
Je te souhaite une belle 3ème année pleine de nouvelles et riches découvertes,aussi bien humaines que géographiques et culturelles,
Gros bisous
Flo
A Ouaih? tu passes enfin en troisieme? il etait temps quand meme!
je note qu a partir de maintenant tu vas devoir prendre des cours d economie...
par contre, t as pris un peu d avance en philo, et vu que tu as toujours ete un artiste tu pourras prendre des options precieuses pour tenter le bac
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