Mercredi 20 novembre 2013 - 1132e jour
Dans la vallée de Koé, puisque Phil donne des surnoms à tout
le monde, on m’appelle le plus souvent Voyageur. Après de longs mois
d’interruption, je porte désormais fièrement le sobriquet alors que je me suis
remis en mouvement. Alors que le grand saut est imminent et que mes préparatifs
sont presque finalisés, je poursuis gaiement ma tournée calédonienne, en
alternant de jolies promenades rythmées avec des périodes de quiétude réconfortantes
au sein de mon foyer d’adoption.
Les amis de mes amis sont mes amis, et entre les apéros et
les barbecues, les parties de pétanque ou de poker, je suis maintenant familier
de la fine équipe qui évolue autour de Phil et Violette. C’est notamment le cas
de Tony, métropolitain de 25 ans, de sa femme Vic et de leur garçon de 3 ans,
ainsi que du jeune Florian, fraîchement débarqué chez eux. Quand ils me
proposent de les accompagner dans le Nord, pour passer le week-end chez un copain
qui habite au bord de la plage, je saute sur l’occasion.
Dès 4h du matin, puisque que nous avons quand même près de
500 km à parcourir, nous quittons la zone urbanisée autour de Nouméa, qui
concentre les trois quarts de la population de l’archipel : pendant des
heures, nous sillonnons ainsi toutes les plaines de la côte Ouest, tandis que s’égrènent
les petits villages à tendance caldoche. En pénétrant sur l’extrême pointe Nord
de Grande Terre, l’asphalte laisse place à une piste en terre qui serpente
parmi les montagnes basses teintées de rose du bout de la Chaîne. Nous
débarquons finalement chez ce bon Charly, la quarantaine, un métro solitaire qui
s’est bâti son propre paradis dans un coin perdu du littoral. Au pied d’une
colline blonde, dans un vaste jardin soigneusement entretenu, les cocotiers abritent
sa chaumière, heureux mélange d’architecture traditionnelle et de confort moderne.
A deux pas, une avancée rocheuse sépare deux longues courbes de sable blanc
baignées par les eaux translucides du lagon ; On peut même y patauger dans
un bosquet de mangrove.
Forcément, nous abrégeons les présentations pour nous
précipiter dans les vaguelettes tièdes du Pacifique. Outre les soirées à
papoter au coin du feu, la thématique du séjour est sportive, surtout pour moi
qui double les doses : tantôt une séance de natation au milieu des coraux
et des poissons, tantôt un footing sur le sable, une session de rameur en
kayak, ou encore de réjouissantes parties de badminton et de volley.
Ce dimanche, mes jeunes camarades ne sont absolument pas
pressés de quitter ce décor de carte postale, mais moi, ma destination du jour
est incertaine ; peu de chance en effet que j’atteigne les villages
reculés que je vise quelques 200 km plus loin. Ainsi, en début d’après-midi,
ils m’abandonnent à l’unique carrefour de Koumac alors que je pars sac au dos
sur la route transversale, en quelque sorte la frontière d’avec cet autre
pays : Kanaky.
Quand on fait du stop de ce côté, la question n’est pas de
savoir si la prochaine voiture s’arrêtera, car elle vous prendra à coup sûr,
mais à quel moment elle passera, tant le trafic est aléatoire. Divers autochtones, toujours jovials, me conduisent pourtant les uns après les autres, jusqu’à ce dernier
métis, la canette de bière au volant. A la tombée de la nuit, nous trinquons en
franchissant le bac de la Ouaième, l’endroit le plus spectaculaire, du moins le
plus radical, de Nouvelle-Calédonie ; classé en tant que réserve, je ne
pourrai malheureusement pas crapahuter sur son plus haut sommet, l’impressionnant
Mont Panié et ses 1630 m, dont les flancs vertigineux parsemés de nombreuses
cascades dégringolent dans l’océan. Pendant ce temps, mon chauffeur défend haut
et fort la cause indépendantiste, malgré ses yeux bleus hérités de son colon de
grand-père ; il est ravi de m’entendre dire que tous les peuples ont le
droit de disposer d’eux-mêmes. Vue l’heure tardive, il m’offre tout
naturellement le gîte et le couvert dans sa grande maison de Hienghène, l’un
des bourgs les plus importants de la côte Est.
Le lendemain matin, en ouvrant la lucarne des combles où
j’ai dormi, je me frotte les yeux devant la fameuse « poule
couveuse », singulière et massive formation de calcaire noir trônant dans
la baie. Puis je quitte mon hôte pour aller à la rencontre du suivant. Je quitte
le rivage pour m’engouffrer dans la profonde et mystérieuse vallée de
Hienghène. Dans ce long défilé, étroit et sinueux, le climat humide permet une magnifique
végétation foisonnante. J’ai voulu venir ici pour la beauté supposée des lieux
bien sûr, mais aussi car l’endroit est emblématique de la culture kanak, que je
n’ai encore fait qu’effleurer dans la pratique. Historiquement, c’est
l’épicentre des troubles violents des années 80 et le foyer de
l’indépendantisme politique ; aujourd’hui encore, les habitants de la
vallée ont conservé un mode de vie typiquement mélanésien.
En arrivant à Tendo, Tnedo dans le dialecte local, je vois
bien la pancarte « accueil en tribu », mais je veux d’abord tenter ma chance auprès d’un contact que l’on
m’a confié. Je déambule donc sur l’unique piste de ce village enchanteur,
accroché à flanc de montagne et noyé dans la nature, avant de tomber sur Albert.
Cet homme gaillard de 45 ans environ est plutôt timide, mais il consent à me
laisser planter la tente dans son jardin. Occupé par ailleurs, il m’invite à
lui donner un coup de main pour ranger du bois chez un voisin. A 4 ou 5,
l’affaire est vite pliée : c’est la pause, et tandis que je ne comprends
rien à la conversation, on commence déjà à boire et à fumer. Sur le chemin, j’observe
le caractère hétéroclite de l’architecture locale. Dans les petits jardins
fleuris s’entassent des habitations de plusieurs époques successives : cases
rondes végétales, maisonnettes piètrement maçonnées ou simples chalets en bois.
C’est aussi le cas chez Albert qui, avant de s’absenter, me demande cette fois de
déplacer un gros tas de parpaings récemment livrés avec l’aide de deux
adolescents. Vue la quantité, je me retrousse les manches, mais ici, on
travaille toujours ensemble : comme une dizaine de gars vaillants vient
nous prêter main forte, la tâche est encore accomplie en un éclair. Bien sûr,
après l’effort le réconfort ; comme le colporteur, ou marchand ambulant,
klaxonne pour signaler son passage, j’en profite pour m’acquitter d’un gros
pack de bières ; tournée générale. Sylvio, visiblement le plus vieux, me
taquine un peu, mais suite à ma répartie, il me gratifie d’un large sourire
édenté. Rieur encore, il m’avoue sans gêne avoir séjournée plusieurs années à
l’asile. Je m’intègre aisément au groupe et à partir de cet instant, je suis complètement
pris en charge, comme un membre de cette grande famille. Le soir, nous sommes
ensuite une bonne vingtaine à festoyer gaiement au son du reggae, chez Sylvio
qui est resté célibataire. C’est cette nuit-là, sous sa direction attentive,
que je tire mon tout premier coup de fusil, un 22 long rifle, qu’il célèbre
avec son cri de guerre tonitruant.
Le lendemain, je me
réveille en fait dans la case familiale, Albert ayant envoyé sa fille chez une
tante. Puis la journée s’écoule très paisiblement, même si nous effectuons de
menus travaux pour la collectivité ; en allant aux champs d’ignames ou de
taros, en coupant du bois ou en cueillant des bananes. Même si mon hôte parle
peu, d’une voix basse et posée, il est très prévenant et le contact passe bien,
tandis que Sylvio et moi nous entendons comme larrons en foire. Mes deux
compères me trimbalent ainsi dans toute la tribu, mais dans l’après-midi tout
de même, après un bain dans la rivière, je m’évade quelques heures pour prendre
de la hauteur, en grimpant un chemin qui se faufile dans une forêt humide superbement
préservée. Et après une pétanque avec les jeunes du village, sur la place de
l’église, je retrouve mes amis à la maison.
Comme d’habitude, madame nous sert le diner dans la cabane
de bambou qui abrite la cuisine, avant de disparaître. Nous restons longuement attablés
tous les trois, sagement, du fait de la pénurie d’herbe et d’alcool. Là, j’ai
le privilège de participer à un échange d’une richesse inouïe. Albert, comme
moi bien plus loquace en petit comité, c’est l’horticulteur de la tribu :
l’un des rares à gagner de l’argent sur place puisque, dans sa petite serre, il
fait méticuleusement pousser tout un tas de plantes revendues plus tard pour le
reboisement. La fibre écologique, il sensibilise ses pairs sur la préservation des
espèces rares ou le fléau des feux de brousse. De par ses cheveux blancs et ses
actes, il est devenu un grand frère respecté. Quant à Sylvio, le vieux fou, il
n’est en fait pas si vieux, et pas si fou. 40 ans à peine alors qu’il en fait
15 de plus, il sait faire preuve, entre deux éclats de rire plein de malice, de
sérieux et même de clairvoyance. Et même si ça n’est que par bribes, il se
révèle cultivé dans de nombreux domaines. Lui excelle en tant que chasseur de
cerf. L’océan s’étend juste derrière la crête, mais ils ne pêchent rien d’autre
que des crevettes de rivière : ces gars-là sont des montagnards.
J’excite aussi leur curiosité quand nous évoquons mes
voyages, et même si j’ai grand peine à leur expliquer les motivations qui me
poussent à avancer, de si loin, depuis si longtemps, ils s’intéressent particulièrement
aux habitudes des gens simples, comme eux, d’Afrique par exemple auxquels je
les compare régulièrement.
Et puis ils me content la parole des anciens : Sylvio,
sourire en coin, se demande si sa grand-mère disait vrai quand elle affirmait
que la partie la plus savoureuse du corps humain était le mollet ; Albert
s’empresse alors de préciser que ces pratiques étaient réservées à des rites
guerriers. Il ajoute aussi que juste avant l’arrivée des colons, une
organisation sociétale, au-delà des oppositions tribales, commençait à
émerger ; elle fut tuée dans l’œuf. En effet, c’est peu dire que le
processus fut bouleversé, puisqu’en 50 ans, à la fin du 19e siècle, après les
spoliations initiales, c’est la moitié de la population indigène au moins qui périt,
par les maladies, la faim ou les armes. A leur niveau, sans se préoccuper tant
que ça de la coutume, mes amis tentent de ranimer le mode de vie de leurs
ancêtres.
Je ne me peux pas m’empêcher de dévier sur le thème délicat
des Evènements, quand, dans les années 80, les tensions latentes se
transformèrent en échauffourées répétées. Dans les deux camps, les assassinats
se multiplièrent, bientôt suivis d’un sévère couvre-feu. A cette époque, Sylvio
n’était encore qu’un enfant, mais Albert, lycéen à Nouméa, se souvient de
l’escalade : la montée de la tension, de la défiance, jusqu’à une grosse
bagarre entre étudiants noirs et surveillants blancs. A partir de ce moment, il
ne remettra plus les pieds ni à l’école, ni dans la capitale, chaque communauté
restant chacune dans son coin, dans l’angoisse. La conclusion dramatique de
cette période intervient en 1988, entre les deux tours de l’élection
présidentielle française. Un groupe d’insurgés tue 4 gendarmes avant d’emmener
toute la garnison au fond de la grotte d’Ouvéa. La prise d’otage provoque
évidemment la colère de l’Etat, qui ordonne l’élimination des rebelles. Les
accords de Nouméa qui en découlent sont toujours en phase d’application actuellement :
transférant toujours plus d’autonomie au gouvernement local, ils devraient
probablement aboutir, dans les prochaines années, à l’indépendance.
On ne parle pas de politique le jour d’après, puisque nous
partons de bon matin pour remplir le congélateur. Pour la partie de chasse, par
superstition surtout, mes deux compères me confient un vieux fusil de calibre
12. D’accord, mais déchargé s’il vous plaît ; ma grande joie, c’est
simplement de gambader dans la nature avec mes guides. Nous remontons donc la
route sinueuse en construction, qui rejoindra directement la côte Ouest, puis
arrivés tout au bout cette superbe vallée, nous basculons dans les montagnes. Chacun
prend son poste en surveillant le maquis, tandis que le jeune Adrien coupe par
un sommet avec ses chiens afin de rabattre le gibier. L’essai est infructueux,
alors après la pause casse-croûte, nous nous enfonçons sur les hauteurs dans
les bois de niaoulis, nous nous faufilons dans les forêts bien plus denses des
creux, nous franchissons des torrents rafraîchissants. Soudain, un gros mâle
dévale la crête d’en face. Les tirs n’atteignent pas la cible, trop éloignée,
et Sylvio disparaît aussitôt en cavalant derrière la bête ; peine perdue,
nous rentrons à la nuit tombée, épuisés et bredouilles.
Il me semble que je pourrais vivre ici pendant des mois, mais je ne souhaite pas plus longtemps bénéficier de la chaleureuse hospitalité de mes hôtes, ni d’ailleurs, sachant que ma présence ne passe pas inaperçue, chambouler le fragile équilibre de la tribu. Après les adieux d’usage, comblé par cette belle expérience, je m’en retourne vers le versant des blancs. Mais à peine parti, je dois déjà accepter l’invitation à déjeuner du premier conducteur à me ramasser sur le bord de la chaussée, un kanak rasta : dans sa modeste case en tôle du bord de mer, il me régale de poisson, de bière et d’herbe. Et en me redéposant sur le chemin, il me garantit que chez son peuple, comme j’ai pu une nouvelle fois le constater, si tu montres du respect, alors on te donne tout. Le principal problème, c’est l’ignorance : dans la voiture, le couple de touristes métropolitains qui me ramène à l’Ouest déplore de voir une bande de gamins marcher pieds nus, sans même daigner répondre à leur salut. On est en droit de se demander qui sont vraiment les sauvages.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire