Dimanche 9 février 2014 – 1212e jour
Aux Fidji, j’entre dans le 44e pays de mon odyssée. Et si on
l’écrit au pluriel, c’est que plus de 300 îles le composent, dont un tiers
environ sont habitées, par plus de 900 000 âmes. L’identité de la nation
provient également de sa double culture : les indigènes mélanésiens, qu’on
appelle fidjiens, forment une courte majorité, tandis qu’une large minorité d’origine
indienne compte pour près de 40%. Ils sont les descendants d’immigrés indiens,
engagés par le colonisateur britannique au 19e siècle pour travailler dans les
champs de cannes à sucre. Citoyens fidjiens eux-aussi, on les désigne par
indiens, même si la plupart n’ont jamais mis les pieds sur la terre de leurs
ancêtres. Cette dualité est aussi la cause d’une instabilité politique
récurrente : en effet, depuis l’indépendance de 1970, quatre coups d’états
se sont succédé. Le premier s’opposa au pouvoir grandissant de la communauté
indienne, alors que le dernier en date, en 2006, fut conduit par le commodore
Bainimarama, pourtant indigène, pour rétablir un certain équilibre. Même si des
journalistes étrangers font la grossière erreur de le présenter comme un
dictateur, il est ici unanimement reconnu comme un grand leader, cherchant à rassembler
au-delà des clivages ethniques. Son gouvernement de transition organisera des
élections cette année. Par ailleurs, grâce aux industries agroalimentaire et
textile, ainsi qu’au tourisme, l’économie des Fidji est l’une des plus
prospères du Pacifique Sud. Ca reste relatif, mais comparé au Vanuatu, c’est
l’Amérique.
Bien entendu, on vient aux Fidji pour ses îles paradisiaques
baignées par les eaux turquoise du Pacifique, et je ne manquerai pas d’y faire
un saut. Mais d’abord, afin de comprendre le pays, je me consacre à la plus
importante, Viti Levu (150 km par 100), qui abrite les trois quart de la
population. Entre villes et campagnes, j’en fais le tour en effectuant quelques
haltes de deux ou trois jours.
Pour commencer comme il se doit, j’atterris à Suva, la
capitale, sur la côte Sud-Est. D’emblée, en sortant de l’aéroport, je m’aperçois
que le climat est plus indulgent qu’au Vanuatu, toujours aussi chaud mais
nettement plus sec, et donc plus agréable. Et tandis qu’un indien rencontré
dans l’avion me conduit chez lui pour partager le kava, je constate qu’ici, il
y de bonnes routes et de nombreuses voitures ; aussi la nature, bien moins
dense il est vrai, est maîtrisé. Chez ces gens donc, je m’étonne de voir que la
culture indienne est farouchement perpétuée à travers la langue, la religion ou
la nourriture, mais qu’elle s’est diluée avec le temps dans les traditions du
Pacifique. Je trouve ensuite refuge dans une belle maison en bois reconvertie
en pension pour occidentaux de passage. Tous ces jeunes gens sont bien
aimables, mais je sympathise surtout avec la tenancière, une fidjienne de 40
ans, surdiplômée, mère célibataire, qui a beaucoup voyagé, et qui gère son
affaire avec brio tout en fumant des joints à longueur de journée.
Avec Suva, 200 000 habitants, on a à faire à une vraie
ville. Dans le centre, d’où la mer n’est jamais bien loin, on découvre
différents secteurs reflétant les différentes époques de son développement. Il
y a ce quartier au charme suranné, avec ces immeubles colorés, de style
colonial ou art-déco. Plus loin on trouve les vastes installations animées du
port et le grand marché, plutôt vétuste mais très vivant. Et le long du front
de mer, interminable, s’alignent quelques buildings légèrement démodés et
d’autres plus modernes, voire carrément audacieux. Quant aux citadins, ils
s’affairent sans trop se presser. La plupart porte des vêtements banals, même
si quelques vieilles indiennes se baladent encore en sari chatoyant. Côté
fidjien, certains hommes élégants portent d’éclatantes chemises à fleurs sur le
traditionnel sulu, une sorte de jupe longue d’un tissu dont on fait les
costumes. Visiblement, les deux ethnies se mêlent sans problème, on distingue
même parfois des métis. On retrouve cet aspect multiculturel dans les bâtiments
religieux : moult églises, dont une jolie cathédrale gothique, ainsi que
des temples hindous et même une poignée de mosquées. J’inspecte le musée
national, qui raconte habilement l’histoire de la nation, et après avoir jeté
un oeil au principal stade de rugby, le sport national, je visite le vaste
campus universitaire arboré, réputé à travers tout le continent ; tout ça
en bavardant ici ou là avec d’aimables quidams.
Je me dirige ensuite vers l’Est, sur l’île d’Ovalau, à
quelques encablures de Viti Levu. C’est ici, à Levuka, que les premiers
européens installèrent leurs comptoirs, avant que les britanniques en fassent
leur capitale pendant 8 ans seulement, avant de la transférer à Suva en 1882.
Depuis, le temps s’est arrêté : les bâtisses qui s’alignent le long du
front de mer sont restées en l’état, comme tout droit sorties d’un western.
Derrière, le village indigène s’accroche à la pente luxuriante, qui s’accentue
rapidement jusqu’à de hauts remparts verticaux. C’est d’ailleurs au milieu de
ces maisonnettes de bois et de tôle que je suis invité par une famille mixte à
partager le diner, et bien sûr à boire le kava. Le lendemain, sous des trombes
d’eau, j’explore cette singulière bourgade, coincée au bas de son étroite
vallée. En m’abritant sous les arcades, j’observe les vieilles façades des
commerces ; j’entre en courant dans l’étonnante église, en bois elle
aussi, flanquée d’un petit clocher en pierre ; point d’abri par contre
pour aller jusqu’à la mairie, l’ancien presbytère, ou la grande école, qui
valent néanmoins le détour. Un peu plus loin, face à la maison du gouverneur,
s’étend une grande usine de transformation de thon, la seule nouveauté depuis
plus d’un siècle. Détrempé, Je trouve finalement refuge sur les hauteurs, dans
une superbe demeure restaurée, gardée par le brave Jerry. Le soir, sur la
véranda de ma pension, nous descendons une bassine entière de kava, en devisant
paisiblement sur le mode de vie de nos pays respectifs. Et comme le soleil est
de retour, je ne peux décemment pas partir d’ici sans avoir escalader ce pic
vertigineux, une randonnée de top-niveau, aussi spectaculaire que technique.
Comme je perds rapidement le sentier, j’ai besoin de deux ou trois heures
d’ascension pour atteindre le sommet, rampant dans la jungle, escaladant des
parois verticales, ou franchissant des torrents. Mais la récompense est au
bout : la vue panoramique est somptueuse.
Pour me rendre à ma prochaine étape, au Nord et dans les
terres, je renoue avec ces longs trajets que je n’ai pas pratiqués depuis des
lustres. Dès 4h30, mon bus contourne Ovalau, s’engouffre dans le ferry au lever
du jour et me dépose à Korovou, sur la grande terre. Sur le trottoir, j’en
attends un autre pendant une heure avant de prendre la direction du Nord en
longeant le littoral ou en coupant à travers les champs de cannes à sucre.
J’atteints la gare routière de Ba vers 13h, d’où j’embarque dans un vieux car de
campagne, qui s’engage avec grand peine dans l’intérieur montagneux. J’arrive
finalement à destination en milieu d’après-midi ; dix heures de route, ça
m’avait presque manqué.
Me voici donc au village pittoresque de Navala, le dernier
du pays à conserver les huttes traditionnelles. Et comme j’ai rencontré leur
fils en venant, j’y suis accueilli par Penaia, 60 ans, cheveux blancs et
sourire malicieux, et par sa femme Asela, 50 ans, à l’attention toute
maternelle. Leur belle case suit le mode de construction ancestrale, des troncs
épais et du bambou tressé pour les murs, et une solide charpente de grosses
branches couverte d’un épais manteau de chaume. A l’intérieur, l’unique pièce
est pour le moins dépouillé, tandis que le sol, où l’on mange et où l’on dort,
est agréablement moelleux, puisqu’ils ont disposé une couche de fougère sous
les nattes. Comme j’ai ramené un présent pour le chef, j’ai d’abord droit à la
cérémonie d’accueil, ponctué comme il se doit par la dégustation de kava, puis je
m’adapte au rythme indolent de mes aimables hôtes. Je parcours donc
nonchalamment le village, dont la beauté est rehaussée par le décor enchanteur :
une rivière serpente au milieu de collines verdoyantes, et en face, se dresse
une montagne tabulaire qui aimante le regard. Régulièrement, les gens
m’invitent chez eux pour papoter, je traîne de l’école à la rivière, et puis le
dimanche, j’assiste à la messe joyeuse, en compagnie de ma famille d’adoption.
Je me régale des produits du jardin que Penaia ramène sur son cheval en riant
de ses farces incessantes et je discute longuement avec Asela en prenant le
thé. Et bien sûr, je gravis la montagne que j’ai tant contemplée par la
fenêtre.
La distance, assez courte, du chemin qui me sépare du parc
national du Koroyanitu est inversement proportionnelle à la durée, plutôt
longue. En effet, il me faut quitter Navala par le même bus qu’à l’aller,
toujours aussi lent, prendre l’express sur la route côtière entre deux villes,
pour remonter dans un antique bus de campagne qui s’arrête toutes les cinq
minutes. Et puisqu’il ne dessert pas le tout dernier village, je dois finir à
pied pendant 5 ou 6 km à travers une magnifique forêt. Petit village d’à peine
200 âmes, Nawilawa est assez quelconque, mais le cadre est exceptionnel :
il est niché au coeur d’un ancien volcan, un géant éteint depuis des millions
d’années. Tout autour s’élèvent de belles montagnes abruptes et verdoyantes, et
au Nord, au-dessus d’une épaisse forêt humide, se dressent à plus de 1100m d’altitude
les remparts vertigineux du mont Koroyanitu. Je suis reçu par le chef, un
vieillard de plus de 70 ans, à moitié sénile et franchement directif, mais je
me plie de bonne grâce à ses injonctions parfois farfelues. Il m’installe dans
la petite maison destinée aux rares visiteurs qui s’aventurent jusqu’ici, et je
partage les repas avec sa grande famille qui s’étend sur quatre
générations ; ces gens n’ont pas grand-chose, pas même l’électricité, mais
comme partout ailleurs dans le pays, ils possèdent un sens aigu de
l’hospitalité. Comme mon programme me prescrit du repos, je me plonge dans mes
études, je fais la sieste, et j’accompagne parfois le doyen dans ses tournées
d’inspections, notamment auprès d’une vingtaine de jeunes militaires venus
reconstruire deux maisons détruites par le précédent cyclone. Le soir,
l’assemblée est donc nombreuse pour partager le kava, tandis que les anciens
ont sorti les guitares pour jouer des airs mélancoliques, qui me rappellent
étrangement la musique cubaine. Bien sûr, je m’attaque à la montagne, mais pour
la énième fois, je perds le sentier au bout de cinq minutes. Je persiste
longtemps dans les hautes herbes en franchissant les collines, jusqu’à la toute
dernière qui fait face à la falaise gigantesque. Mais la chaleur est trop
forte, je capitule en redescendant par la jungle ; peut-être le début de
la sagesse.
Aussi, ces quelques jours dans cet endroit coupé du monde me
permettent de prendre du recul sur cette dizaine de jours passé autour de Viti
Levu à un rythme soutenu. J’ai pu remarquer le contraste marqué entre les
villes côtières, relativement modernes, bien équipés et bien desservies, et les
villages des campagnes intérieures, où on mange ce qu’on cultive, et où les
habitudes n’ont pas beaucoup changé depuis des siècles. Par contre, les uns et
les autres, joyeux et débonnaires, partagent la même douceur de vivre. Il ne me
reste plus qu’à trouver un bateau pour voguer enfin sur l’océan ; cap vers
quelques-uns des joyaux du Pacifique.
1 commentaire:
1 joli récit de plus.
Après le calme et la sérénité des iles pacifiques, bientôt la Nouvelle Zélande !
continues à faire partager tes belles aventures.
Albin
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