En roue libre sur le sable



Mardi 8 avril 2014 – 1270e jour



Alors que je poursuis la fin de l’été toujours plus au Nord, je m’approche de la dernière région de mon programme néo-zélandais, le Northland, une étroite péninsule longue de 400 km bordée par deux océans. Et après une halte à Auckland, capitale définitivement occidentale, je retourne dans la nature, encore superbe, encore différente, tout en me faisant conduire par deux jeunes compatriotes. En adoptant volontiers leur rythme nonchalant, c’est donc en équipe que je conclue mes aventures en Océanie.




Auckland, c’est la capitale économique et la plus grande ville de Nouvelle-Zélande, abritant un quart de la population. Mais à l’échelle du pays, ça ne représente guère plus d’un million et demi d’habitants. Pourtant, engoncée sur un isthme étroit, elle étale ses banlieues de maisons individuelles comme une mégapole ; quant au centre-ville, il est relativement restreint. J’y prends mes quartiers dans un dortoir sans fenêtre, au 4e étage d’un hôtel-usine, tandis que j’installe mon bureau dans un fast-food ordinaire afin de bénéficier de la connexion. Dans ce plan parfaitement rectiligne, j’arpente de larges avenues bordées de quelques gratte-ciel, d’immeubles modernes, néo-classiques ou art-déco, garnies de boutiques en tout genre et de restaurants bien agencées. Tout est impeccable dans cette grande ville, qui manque cruellement d’exotisme à mon goût. Elle abrite pourtant une population très cosmopolite, mais même ces étrangers, indiens, chinois ou originaires des îles du Pacifique, assimilent le mode de vie des occidentaux. C’est une évidence, Auckland est une ville riche ; très riche même, quand on voit la quantité de beaux voiliers et autres yachts rutilants qui mouillent dans le port. La cité des voiles porte bien son nom. Et c’est en atteignant le sommet d’un petit volcan éteint que je m’aperçois de sa situation exceptionnelle : l’agglomération est cernée par les eaux, le golfe d’Hauraki d’un côté et la baie de Waitemata de l’autre. En observant cette étroite bande de terre s’étirer vers le Nord, je me réjouis de bientôt retrouver la proximité de l’océan.





Après cette parenthèse urbaine, je débarque à Paihia, une petite station balnéaire paisible à cette époque de l’année ; j’hérite même d’un lit dans une maison agréable dotée d’un balcon avec vue sur la mer. La bourgade fait face à la Bay of Islands, dans laquelle le capitaine Cook lui-même dénombra pas moins de 144 îles. C’est l’été indien par ici, et je range avec plaisir les baskets pour ressortir les sandales. Je m’offre de belles promenades sur la plage, sans oublier les forêts ou les mangroves alentour, et puis en kayak, je rame jusqu’à Russel, de l’autre côté de la crique. Là, un couple de jeunes français rencontré à Auckland est tout surpris de me voir débarquer de nulle part. Nous bavardons un moment, puis, pied nus dans l’herbe grasse, je gravis la toute dernière colline. Là-haut, je profite du panorama somptueux de cette très vaste baie parsemée d’îlots, et j’ai même la chance d’observer le ballet des dauphins en contrebas. Sur le retour, c’est au tour de mes deux amis de me surprendre en me proposant de me conduire vers ma prochaine destination. J’accepte sans réserve ; d’abord, j’ai pour habitude de ne jamais dire non, sans oublier que je commence à en avoir assez de poiroter pendant des heures sur le bord des routes. Surtout, un peu de compagnie fera le plus grand bien au vagabond solitaire que je suis.




   


Lucille et Julien, 23 ans, sont des gens simples et sympathiques, issus du terroir landais. Débutant trois mois de vacances en Nouvelle-Zélande en parlant à peine anglais, ils se déplacent dans un van qu’ils viennent juste d’acheter. Ainsi, je prends place à l’arrière, entre les valises et les gamelles. Et comme ils n’ont pas de programme établi, ils laissent leur passager expérimenté diriger la manœuvre. Mes vacanciers ne sont absolument pas pressés, ce qui me va très bien : comme j’ai suivi mon programme effréné à la lettre, j’ai toujours quelques jours en réserve. Pour conclure mon chapitre Pacifique, je peux donc me permettre de réduire la voilure sans avoir à me soucier du transport.





Mes camarades et moi filons donc plein Nord, en prenant le temps de nous arrêter dans de jolis coins du littoral, jusqu’à parvenir au Cap Reinga. Cet autre bout du monde, très sacré pour les maoris, est demeuré complètement sauvage : seul un phare domine les hautes falaises qui s’effritent là où les eaux de la mer de Tasman se mêlent au Grand Pacifique. Nous nous promenons jusqu’au soir dans ce décor mystique, au milieu d’une étonnante végétation chétive, adaptée au terrain sableux et au climat subtropical. Nous plantons le camp un peu plus loin, dans l’obscurité, et au matin, un décor extraordinaire se dévoile : sans rien voir, nous nous sommes installés juste devant une rivière minuscule qui sépare un singulier marécage de la grandiose dune Te Paki. En roulant carrément dans le lit du ruisseau, nous débouchons ensuite sur une immense plage de sable gris, longue de près de 100 km, sur laquelle, paraît-il, les voitures sont tolérées. Quasiment plate et bien dure, large de 300 ou 400 m à marée basse, c’est en fait une véritable autoroute naturelle ; des avions pourraient même y atterrir. A 100 à l’heure sur cet incroyable boulevard, Julien jubile ; j’insiste alors pour prendre le volant, et je me régale à mon tour de rouler au ras des vagues.








Avec suffisamment de provisions, nous choisissons un endroit parfait pour camper pendant plusieurs jours face à l’océan. Là, en pleine nature, le temps s’arrête. J’apprends à connaître mes deux camarades : Lucille, étudiante dans le social, s’est accordée une année sabbatique, tandis que Julien, ouvrier ferronnier, a demandé un congé sans solde à son patron. Outre l’insouciance de leur jeunesse, ces jeunes gens s’avèrent bien sages, très calmes et peu bavards. Je crois que je les impressionne un peu, alors sans vouloir donner de leçons, je mets en avant par l’exemple les notions de collectif et de partage. Et de temps en temps, je distille quelque anecdote de voyage qui les fascine. Avec eux, lentement, ou bien seul et nettement plus vite, je savoure mon bref passage dans ce lieu sublime. Pour les balades, il y a bien sûr la ligne galbée des dunes qui domine l’infinie perspective de la plage ; il y a aussi cet îlot volcanique très curieux, où la houle claque dans les crevasses aux couleurs bizarres, habitées par de drôles d’algues tentaculaires ; ou encore cette jolie pinède plantée d’arbres biscornus. Et puis pour le sport, je profite du plus beau gymnase qui soit : exercices dans les dunes, footing sur le sable ou natation dans les vagues. Et pour les soirées fraîches, je bricole un salon quatre étoiles : dans un creux au milieu des dunes, nous nous vautrons dans une banquette de sable ultra fin, les orteils au coin du feu, en regardant un bon film sur mon ordinateur. Le meilleur, c’est surement le toit de notre cinéma éphémère : rien de moins que la voie lactée.












Alors que nous reprenons la route du Sud, Julien me fait le coup de la panne, pour la deuxième fois. Heureusement, les maoris, nombreux dans la région, sont toujours prêts à rendre service. Ainsi, nous parvenons à la forêt de Waipoua, ultime étape de ce côté du globe en ce qui me concerne. Si j’ai tenu à venir jusqu’ici, c’est qu’elle est le dernier grand sanctuaire de kauris. Ces conifères à petites feuilles couvraient jadis de vastes régions d’îles du Pacifique, mais du fait de la rectitude et de la dureté du bois, ils furent surexploités par les colons européens, souvent jusqu’au dernier. Les 2 ou 3% restant en Nouvelle-Zélande se trouvent ici et sont désormais protégés, de même que l’écosystème qui les entoure, d’une richesse équivalente à celui d’une forêt tropicale. Nous trouvons refuge dans un camping désert situé au beau milieu du parc, où nous partageons cette fois un modeste bungalow, puis nous explorons ce nouvel environnement. Ainsi, en restant sagement sur les  passerelles qui parcourent ces superbes bois très humides, j’ai tout le temps d’examiner cette végétation préhistorique en attendant mes deux tourtereaux. Soudain, Tane Mahuta, le Seigneur de la forêt, se dresse devant nous. Cet énorme kauri élève son feuillage à plus de 5O m, au-dessus de son tronc massif, 14 m de circonférence. Vieux de deux millénaires environ, ce géant impose le respect ; à ses pieds, je comprends aisément pourquoi les indigènes le vénèrent. Plus loin, on admire également les quatre soeurs, ainsi que le Père de la forêt ; un peu moins grand que le Seigneur, il n’en est pas moins très impressionnant. Certains l’estiment à 2500 ans, d’autres à 4000. Mais peu lui importe, il reste là, stoïque, pendant que d’innombrables générations de petits bipèdes s’agitent devant lui depuis la nuit des temps.












Vient alors l’heure de se séparer : mes apprentis voyageurs souhaitent continuer à butiner dans le Northland, alors que j’ai un avion à prendre du côté d’Auckland. Je fais donc mes adieux à mes aimables compagnons de route, en me préparant à découvrir de nouveaux horizons. Mon tout dernier trajet est représentatif de mon séjour ici. Après deux longues heures d’attente, je suis ramassé par un maori qui écoute du reggae à plein volume, et qui ne dit pas un mot ; c’est ensuite un vieil anglais à l’accent impossible qui me conduit, la canette à la main ; et mon dernier chauffeur est un immigré indien, un jeune bourgeois venu chercher fortune dans ce pays tellement isolé, une terre sauvage en plein essor.

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