Jeudi 8 mai 2014 – 1300e jour
Un mois. Voilà un mois déjà que bien malgré moi, j’ai mis
mon épopée entre parenthèse ; moi qui voulais prendre le temps de humer
l’atmosphère de Buenos Aires, je suis servi. Pour marquer la transition entre
l’Océanie et l’Amérique du Sud, j’avais prévu de rester une dizaine de jours dans
la capitale argentine mais mon passage rocambolesque au-dessus du grand
Pacifique a stoppé mon élan. Heureusement accueilli à bras ouverts par de
nouveaux amis inconnus, d’une gentillesse invraisemblable, j’ai eu tout le
temps de relativiser mes petits soucis tout en rongeant mon frein.
Déjà, le trajet qui m’attend entre la Nouvelle-Zélande et
l’Argentine est une aberration : en effet, un vol direct étant bizarrement
nettement plus coûteux, je me suis rabattu sur une option vraiment tordue. Pendant
plus de 48h, je vais alterner entre transpercer les nuages à 1000 km/h et traîner
dans les halls austères de six aéroports dans autant de pays différents ; l’Australie,
la Malaisie, Fidji et le Chili, entre les deux cités plus haut. Ainsi, j’avais
pourtant vérifié l’information, mais au check-in du terminal d’Auckland, on
m’explique que je ne peux pas partir sans un billet prouvant que je sortirai
d’Argentine. Je dois donc vite acheter un trajet court qui ne me servira pas. Je
pars d’abord en quête d’une connexion qui ne fonctionne pas, puis, au guichet
de la compagnie aérienne, une dame aussi charmante qu’incompétente veut me
vendre une fortune un aller-retour pour Londres. Je perds du temps avec elle,
et sa patronne, qui veut fermer l’enregistrement, s’agace. Au dernier moment,
elle décide de transférer le problème à ses collègues australiens, et une fois
de plus, je dois courir pour monter dans l’avion. A Melbourne, l’escale prévue
est brève. J’explique encore la situation et achète un billet en urgence, avec
l’ordinateur carrément sur le comptoir. Là encore, je file à toute vitesse dans
les couloirs.
Mais dans le Boeing 777, mon soulagement ne dure pas longtemps :
dans la panique, j’ai perdu mon portefeuille, qui comprenait entre autres une
liasse de dollars et ma carte visa. Je poursuis donc le voyage habité par une
colère froide. A Kuala Lumpur, Nadi ou Santiago, j’erre dans les halls
climatisés, où le soleil ne se couche jamais, sans un sou en poche pour manger,
en fixant les secondes s’égrener sur les pendules d’une dizaine de capitales ;
je ne compte plus les fuseaux horaires et je perds toute notion de temps. Dans
les airs, je dévore les maigres plateaux repas, en franchissant deux fois
l’équateur ainsi que la ligne de changement de date, déroutante. J’arrive
finalement à destination, épuisé et complètement désorienté. Et n’ayant même
pas de quoi payer le bus, il faut encore que je trouve quelqu’un veuille bien
m’emmener en ville.
Penaud, je débarque chez Daniel, la trentaine, et chez sa
soeur un peu plus jeune, qui habitent un petit appartement du centre et qui ont
une vie sage et tranquille. Lui, qui n’a pas encore trouvé sa voie, a arrêté sa
carrière de chimiste pour voyager avant de reprendre des études en philosophie
et français, qu’il parle fort bien d’ailleurs. Compréhensif, il m’invite tout
naturellement à rester autant que nécessaire, et il a même la bonté de
m’avancer un peu d’argent de poche. Sofia, qui est secrétaire, est très
gentille mais son anglais est presque aussi mauvais que mon espagnol, alors la
communication est limitée quand notre interprète n’est pas dans la pièce. En
plus de m’héberger, il faut aussi me nourrir : le menu, qui me convient
très bien, est souvent simpliste, pâtes, milanesas ou sandwichs, même si Sofia
prend parfois la peine de me mitonner ses empanadas maisons ou sa délicieuse tarte
au thon. Et pour le petit-déjeuner, que je prends souvent seul, je fais en
sorte de toujours avoir un pot de dulce de leche en réserve. Fréquemment aussi,
Maria, la troisième de la fratrie, surgit avec son enthousiasme débordant. Elle
vient piailler en famille, avec sa sœur surtout, en nous préparant des crêpes ou
en faisant tourner l’incontournable gourde de maté. Avec Daniel, un garçon
intelligent est très cultivé, je développe une belle complicité. Quand nous ne
regardons pas une série pleine de zombies, nous passons nos soirées à deviser
sur divers sujets, le cinéma classique qui le passionne, la philosophie ou les
filles, les voyages ou l’Histoire.
Il m’explique d’ailleurs en détail la situation de son pays,
qui fut jadis très prospère, mais qui aujourd’hui encore peine à se relever de
la crise catastrophique des années 90, qui conclut à la faillite du système
bancaire en 2001. A ce moment-là, au milieu d’une grande instabilité politique
et sociale, plus de la moitié des 40 millions d’habitants vivaient dans la
misère, et même les riches ne l’étaient plus beaucoup. La situation s’améliore péniblement tandis que l’inflation affiche des taux record, 30% pour l’année dernière.
Pendant ce temps, alors que je passe des heures à traîner
mollement sur internet, j’essaie de pallier à mon problème. Je mise sur deux
solutions gérées par ma chère maman : l’envoi d’une nouvelle carte et un
virement sur le compte de Sofia. Mais à cause de la lourdeur administrative de
la poste française et de la banque locale, je dois attendre l’une comme l’autre
pendant trois longues semaines.
Au début, j’ai le moral en berne. Il y un moment déjà que je
me voile la vérité, mais là je dois l’admettre : je suis mentalement usé
par ces 1300 jours autour du Globe. Et cet arrêt forcé m’oblige à gamberger. Je
réfléchis à la fin du voyage, qui approche inexorablement, et qui implique la
question lancinante de mon avenir, encore indéterminé. Mais avant ça, je
dois plonger dans un tourbillon titanesque, rien de moins que l’intégralité du
continent sud-américain, pendant 8 ou 10 mois, le tout avec un budget très
serré. Mais heureusement mes amigos sont adorables, et la place qu’ils me font
chez eux est douillette. Peu à peu, je relativise : il ne faudrait quand
même pas oublier que j’ai la chance inouïe de vivre mon rêve, et même bien
au-delà, et que finalement mes petits soucis sont bien dérisoires.
Et puis dehors, alors que le ciel d’automne affiche grand
bleu, s’étend tout de même une mégapole grouillante de 13 ou 14 millions
d’habitants. Et pratiquer l’un de mes sports favoris, le city-safari, ça me
redonne le sourire. La première chose qui me frappe, c’est le gigantisme. Tout
est grand dans cet échiquier sans fin, comme les bâtiments néo-classiques
démesurés qui abritent les ministères, ou comme la avenida de Mayo, proclamée
la plus large au monde, dominé d’un côté par un obélisque prétentieux et de
l’autre par le portrait géant d’Eva Peron. Au début du 20e siècle, après un
siècle d’opulence, les administrateurs de la ville ont décidé de raser
l’héritage hispanique pour reconstruire sur le modèle de Paris, et en effet, la
ressemblance est flagrante. Sur les grands boulevards s’élèvent des immeubles
haussmanniens de 10 étages ; les petites rues pavées de San Telmo et ses
terrasses de cafés rappellent Montmartre ; jusqu’au métro, qui adopte la
même signalétique art-déco, et dans les couloirs, la même faïence. Il y a même
un Père Lachaise, vaste cimetière aux mausolées pompeux, où les grandes
familles rivalisent jusque dans la mort. Par contre, l’unité n’est pas tant
respectée, une vilaine tour venant régulièrement se dresser contre un monument
historique. Surtout, nombre de bâtisses splendides sont dans un état
déplorable, faute de moyens pour les restaurer. Des dômes rehaussent les
toitures, des anges encadrent les fenêtres, tandis qu’au niveau du sol, les
façades grises sont couvertes de tags. Aussi, à travers de hautes portes
ouvragées, on devine des escaliers en marbre et des lustres éteints, comme le
symbole du faste évaporé qui rend Buenos Aires plus fascinante encore.
Dans la cohue des rues défilent toutes sortes de véhicules,
de la berline allemande toute neuve à la Renault 12, du gros 4x4 japonais à la
vieille Chevrolet des années 60, et même parfois une charrette à cheval. Et sur
les trottoirs, à l’ombre des jacarandas ou des platanes, je me fonds dans la
masse des passants blancs. Pendant les guerres d’indépendance, les derniers
indigènes ayant été exterminés ou chassés, la plupart des porteños, en costume-cravate ou
streetwear, descendent d’immigrés espagnols ou italiens. Dans les quartiers
plus éloignés, on croise quand même quelques amérindiens venus des pays andins,
des commerçants chinois comme partout, et quelques vendeurs à la sauvette
africains.
La cité doit sa richesse à son port, sur l’immense Rio de la
Plata. Plus vraiment un fleuve et pas encore l’océan, il est néanmoins peu
accessible aux citadins, si ce n’est au niveau des anciens docks de briques
rouges, reconvertis en bars et restaurants de standing. Tout près, la grande
Plaza de Mayo, plantée de grands palmiers, abrite la Casa Rosada, le palais
présidentiel teint en rose, ainsi que la Catedral Metropolitana, d’inspiration
grecque. A l’autre bout de l’avenue emplit de magasins chics, l’impressionnant Congrès
s’inspire clairement des Invalides. A deux pas, l’Avenida Corrientes brille de
mille feux toutes les nuits. On s’y presse devant les théâtres art-déco ou les
cinémas des années 20.
Plus pittoresque, j’aime flâner dans le quartier de
San Telmo, avec ses marchés qui occupent de jolies places arborées, ses boutiques
d’artisanats et ses galeries d’art, et où Daniel m’emmène un soir pour écouter
un petit orchestre de tango tassé dans un bar minuscule. Je flâne également
souvent du côté de la Boca, le quartier du vieux port, très populaire, avec sa
rue très touristique où les maisons habillées de tôle affichent des couleurs flamboyantes,
et les autres, bien plus misérables.
Plus loin au Nord, je parcours l’arrondissement bourgeois et
branché de Palermo. Tout près, de l’autre côté de la voie ferré, je suis
d’ailleurs surpris de traverser un large secteur qu’on m’a fortement conseillé
d’éviter, occupé par des bidonvilles affligeants, invraisemblable empilement de
bicoques de parpaings bruts et de tôles, bricolées le long de chemins de terre
puants et sous les bretelles d’autoroute. Je n’ai pas besoin d’aller voir les
banlieues tentaculaires, je me doute que ce n’est pas plus réjouissant.
Et puis après la visite de quelques très beaux musées, un
passage chez le dentiste pour me faire arracher une dent, une excursion sur les
canaux ombragés du delta du Paranà, un peu de shopping pour renouveler ma pauvre
garde-robe ou encore un week-end chez le sympathique père de Daniel, dans la bourgade
de son enfance, enfin, le virement est effectif. Je peux donc rembourser mes dettes
et remplir le frigo, et je ne me prive pas non plus pour inviter mes hôtes à un
excellent concert, de tango bien sûr. Dans une grande salle de restaurant, les
convives dinent à la bougie en écoutant l’orchestre jouer les classiques du
genre. Peu après, je reçois la carte visa que je n’attendais plus. Soulagé, je
profite encore un peu de la compagnie de Sofia et Daniel, qui ont tant fait
pour moi comme si c’était une évidence, et de la quiétude de leur appartement. Très
bientôt, je retrouve la frénésie exaltante de mon interminable périple. Et il
m’en reste encore sous la semelle.
5 commentaires:
Impressionnante entrée en matière pour un nouveau continent ! En te lisant, on a pas l'impression que c'est le dernier...
Bonne route et à bientôt.
Albin
Le périple reste toujours aussi passionnant à suivre au fil des mots et des photos.
Bonne route et bon courage,
Eric
Et puisque dans un commentaire précédent, tu ne me remettais plus, je te redis qui je suis par quelques indices : Animateur / Centre aéré Ouzouer / Camp...
Euh, si je te dis que je suis...Kiki, ça te parle plus ?
Vieux souvenirs de veillée avec JC, de démêlage de tes ex-cheveux-longs, etc...
Salut Albin. Ben ouais, c'est le dernier, y'en a plus après ! Tu veux m'envoyer en Antartique ?
Ah Kiki ! enfin je te remets ! Je suis content de te savoir ici. Merci de raviver ces excellents souvenirs de Beauce. On avait une fine équipe quand même...
sans dec' c'est pas une belle idée ça l'Antarctique ??? Le plus dur c'est descendre jusqu'à Ushuaia... Je viens juste de lire un bouquin sur un mec ayant fait le tour du monde en stop (dont l'Antarctique gratuitement) : http://www.lemondeenstop.com/livre-itineraire.php
En tout cas, bonne ballade sur terre mon pote et à bientôt
Albin
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