les enfants de Mama Yasur




Vendredi 10 janvier 2014 – 1182e jour



Ca y’est, c’est reparti. Une fois n’est pas coutume, c’est dans les airs et non sur les routes que je reprends le fil de mon épopée. Je m’envole donc pour le Vanuatu, un long chapelet de 80 îles volcaniques qui s’égrènent en mer de Corail, entre le tropique du Capricorne et l’équateur. Cet archipel mélanésien resta longtemps oublié du reste du monde, ne subissant une colonisation lente et désorganisée qu’à partir du 19e siècle. Fait unique, la France et la Grande Bretagne l’administre conjointement jusqu’à son indépendance, en 1980. Aujourd’hui, la jeune nation doit composer d’une part avec un monde globalisé en mutation, et d’autre part avec les 3/4 de ses 240 000 habitants qui vivent toujours de manière traditionnelle. Elément révélateur : on y dénombre seulement deux villes dignes de ce nom.



C’est d’ailleurs à Port-Vila, la capitale, que je débarque pour une courte escale. La saison des pluies a bel et bien commencé, un véritable déluge s’abattant dans la nuit. Je partage une modique chambre hors de prix avec une française de 50 ans fin bête, mais qu’importe, je m’en évade dès 5h du matin pour retourner à l’aéroport. A bord d’un petit coucou à hélice d’une vingtaine de place, je vois vite Tanna approcher : cette île du Sud est d’abord réputée pour son volcan très actif, mais aussi pour sa population conservant farouchement ses traditions ancestrales.


A proximité de l’aérodrome, sur la côte Ouest, je m’arrête d’abord dans une petite guest-house familiale du bord de mer, à deux pas de la bourgade qui fait office de capitale. De bon matin, c’est avec le fils du patron, un des rares francophones, que je pars en balade sur les pistes qui s’enfoncent dans une superbe forêt dense. Du fait du climat humide et du sol très fertile, la végétation est particulièrement luxuriante. La chaleur est accablante, mais heureusement, les mangues juteuses qui tombent littéralement du ciel permettent de se désaltérer. Nous traversons plusieurs villages de cases végétales enfouis dans la nature, avant de parvenir à cette pancarte : « le plus grand banian du monde ». Je suis d’abord sceptique, mais un peu plus loin dans un creux, force est de constater que l’arbre est réellement gigantesque : 80 m de haut pour plus de 150 de large, des branches énormes qui se tordent dans tous les sens et un réseau de racines aériennes d’une densité hallucinante. Il est même impossible de le toiser dans son ensemble.







Puis, tandis que mon jeune ami m’abandonne en chemin, je m’en vais inspecter la ville, Lenakel. Les habitations sont très dispersées, mais on observe quand même, dans la rue principale, quelques modestes échoppes. Il y a aussi un centre commercial, si j’ose dire, une série de bâtiments en béton de plein pied : une banque, une boutique de téléphonie, un loueur de cassettes vidéo, et un magasin aux rayons à moitié vides. Mais le centre névralgique, c’est évidemment le marché. Sous un grand arbre et quelques préaux, des femmes aux robes colorées et aux cheveux hirsutes proposent leurs marchandises dans un joyeux tintamarre. Tout au long de ma promenade, qu’ils viennent bavarder avec moi ou non, j’ai pu apprécier La grande amabilité et les sourires appuyés des autochtones.





Secoué par une bien mauvaise piste, à l’arrière d’un pick-up rempli d’autres passagers, de fruits et de légumes, je me rends ensuite sur la côte Est. Lorsque je saute du véhicule, un homme affable vient à ma rencontre, et après quelques minutes, il m’invite naturellement à séjourner chez lui. John, 45 ans, qui s’avère être l’honorable chef du village d’Imalé, me montre sa propriété : autour d’un gros manguier trône sa maison sur pilotis, aux murs de tôles rouillées et au toit de palmes tressées, qu’il habite avec sa femme et son fils ; dans l’autre coin, une hutte pour ses deux filles et une autre pour la cuisine. Les latrines sont dissimulées au milieu des pieds de manioc ; il n’y pas de salle de bains, juste l’unique robinet du foyer auprès duquel on se lave ; et un panneau solaire sommaire aussi, pour donner un peu de lumière. Il m’installe dans la petite case réservée aux invités, très pittoresque, et il me fait faire ensuite le tour de la communauté, me présentant fièrement aux uns et aux autres. Vêtus de shorts et t-shirts pour les hommes et de robes missions pour les femmes, les gens d’ici vivent très modestement. Ils se nourrissent presque exclusivement des produits de la terre et ne tirent qu’un maigre revenu des excédents, qui sert principalement à payer les frais de scolarité des enfants. Ca n’empêche pas le village d’être parfaitement tenu ; surtout, Imalé étant bâti le long d’une falaise, on y jouit d’un panorama somptueux. On surplombe un profond défilé avec d’un côté une étroite baie, et de l’autre l’illustre volcan Yasur, qui crache constamment un épais nuage de fumée et pire encore, qui tonne violemment à intervalles plus ou moins réguliers.




Dans la foulée, nous descendons le rempart et traversons un ruisseau brûlant pour atteindre le village de Namakara. Alors qu’en haut les gens sont chrétiens, on pratique ici une religion singulière, le culte de John Frum. Les explications du chef, un vieillard, même traduite par mon guide, restent nébuleuses : une prophétie semble indiquer que leur sauveur sera américain. Il parait même que pendant la 2e guerre mondiale, alors que les USA installèrent une base dans les parages, des indigènes bricolèrent des radios factices dans l’espoir de voir débarquer des navires leur apportant, à eux aussi, jeeps, fusils ou congélateurs. John, qui est aussi prêtre pour l’église évangéliste, considère ce dogme avec un certain dédain, alors nous continuons la balade jusqu’à un paysage lunaire, la plaine de cendre qui s’étend au pied de la montagne fumante. Le soir pourtant, il consent à me ramener à Namakara pour assister à la cérémonie hebdomadaire : les chants euphoriques des hommes et des femmes s’accordent harmonieusement à la musique de transe jouée par une bonne dizaine de guitares. Plus tard encore, il m’est difficile de trouver le sommeil : à chaque détonation, Mama Yasur fait trembler les murs de ma frêle demeure.



Le matin suivant, John et moi bavardons paisiblement, mais j’ai bien du mal à contenir mon excitation : en début d’après-midi, John Kevin, son fils de 18 ans, m’escorte vers le volcan. Nous quittons donc la luxuriance des jardins du village pour parcourir le désert de la plaine de cendre, puis nous contournons le majestueux Yasur, culminant à 360 m, au rythme de ses impressionnants grondements. Après avoir longuement suivi un sentier bordé de hauts pandanus et fougères arborescentes, nous atteignons enfin l’énorme cratère, peut-être 200 m de profondeur et plus large encore. Mama Yasur nous accueille avec une explosion assourdissante, immédiatement suivie d’une gigantesque colonne de fumée noire. En bas, c’est l’enfer : 3 ou 4 puits sans fond crachent sans discontinuer des lambeaux de roche en fusion. Puis à intervalles de 5 à 20 mn, des irruptions cataclysmiques font trembler le sol et jaillir un feu d‘artifice prodigieux des entrailles de la Terre, des gerbes de lave s’élevant bien au-delà de nos têtes. A chaque fois, même si à aucun moment les bombes ardentes ne retombent hors du cratère, je ne peux pas m’empêcher de reculer d’un pas. En déambulant parmi une vingtaine de touristes ébahis, je garde la chair de poule pendant des heures, hypnotisé par tant de puissance. Et alors qu’à la nuit tombée, le spectacle devient plus fantastique encore, nous laissons Mama Yasur à sa fureur. Tandis que les autres retournent à leur hôtel en 4x4, John Kevin et moi, à la lueur d’une lampe, redescendons au plus court, par le flanc escarpé couvert de cendres. J’avais déjà gravi quelques-uns des plus fameux volcans actifs de la planète, mais cette fois c’est la bonne : j’ai vu le feu de la Terre.




Le lendemain, John et moi parcourons encore une trentaine de kilomètres : en traversant à nouveau la rivière chaude et en grimpant sur cette grande colline couverte de jungle en face ; en crapahutant ensuite sur ce vaste plateau, où lui et les siens cultivent leurs champs ; jusqu’à atteindre le village de Port Résolution et sa superbe plage ; en revenant enfin par la piste interminable qui contourne le volcan.





Le surlendemain, la fatigue s’accumulant déjà, je ne veux pas bouger de la journée. Lila, si gentille mais aussi très discrète, continue d’être aux petits soins pour moi en variant toujours son menu. Poisson ou poulet, taro, igname ou manioc, fruits en tout genre, tous les produits du jardin passe dans mon assiette. Puis John et moi flânons un peu dans les environs : il m’emmène notamment à deux pas du village, jusqu’au futur emplacement d’une guest-house, et me demande conseil. Un français va bientôt construire de nombreux bungalows à l’intention des touristes ; l’investisseur voit grand, mais le site est parfait, avec la vue panoramique, la proximité du volcan et celle du village, qui fournira la main d’œuvre. Et il a déjà prévu de partager les bénéfices avec la communauté, de même que l’électricité fournie par le générateur. Je mets d’abord mon ami en garde sur les éventuelles filouteries de mon compatriote ; puis surtout sur les inévitables bouleversements que va entraîner l’arrivée d’occidentaux curieux, et sur les jalousies que provoquera l’afflux d’argent. Mais on ne peut pas empêcher ces gens de vouloir améliorer leur quotidien, alors je valide son idée d’ouvrir une guinguette et recense les bibelots artisanaux susceptibles d’intéresser les étrangers.



Avant de quitter Imalé, je tiens à  retourner une dernière fois au nakamal, un des piliers de la culture ni-Vanuatu. C’est là que les hommes se réunissent depuis toujours pour boire le kava, une mixture aux effets relaxants. Sous un abri de fortune, qui semble minuscule à côté des deux grands banians qui l’encadrent, j’assiste à la préparation. Deux jeunes hommes décortiquent la fameuse racine et la mâchent afin d’en faire une bouillie blanchâtre, que l’on passe ensuite avec de l’eau pour en extraire le jus. Puis on a l’obligeance de me servir en premier : ce soir, l’effet se fait nettement sentir, une sorte d’ivresse douce et apaisée. J’ai déjà bu cette boisson âcre en Nouvelle-Calédonie, mais pas dans ces circonstances parfaitement authentiques. L’esprit ralenti, j’observe à la lueur du feu mes camarades d’un soir, qui ne disent plus grand-chose, ou alors en chuchotant.



J’ai été enchanté autant qu’honoré que le chef du village en personne fasse preuve à mon égard d’une telle hospitalité, de tant de disponibilité et de gentillesse. Un gouffre culturel nous sépare mais nous avons su chacun montrer à l’autre de la curiosité, de l’humilité, et un grand respect. Avec John c’est certain, j’ai trouvé un sage.



De retour à l’aérodrome, j’apprends qu’Air Vanuatu a annulé mon vol. Après réflexion, je conclue que la moins mauvaise solution est d’attendre le prochain ; me voilà donc coincé 5 jours de plus sur Tanna. Contrarié, je m’en retourne donc dans ma petite pension familiale, dont je suis l’unique client. Je savais d’avance que ce pays donnerait du fil à retordre à mon organisation pointue. Mais ma route est encore très longue, alors j’accepte cet arrêt forcé et je prends le temps de ne rien faire ; tantôt sur ma terrasse noyée dans la végétation ; tantôt en me baladant jusqu’à Lenakel, « Black Man Town » ; au contact de la jeunesse locale ou encore en rêvassant devant l’océan. Tout va très bien donc, en attendant impatiemment la suite.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

content de voir que tout va bien depuis mon trou des nurses.....ecrit nous...f.

Jérome a dit…

t'inquiète Fil, tout va toujours très bien quand j'avance. Je vous oublie pas, et je vous ai déjà écris (demande à Violette). Une bise pour tout le monde.

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