Lundi 17 mars 2014 – 1248e jour
Après avoir exploré les trésors naturels de sa côte Ouest,
je coupe en travers de l’Ile du Sud pour remonter par l’Est. En filant au Nord,
je passe en revue un programme diversifié : je goûte d’abord l’atmosphère
de Dunedin l’écossaise, une ville importante, je m’enfonce ensuite dans la
campagne profonde du Canterbury, avant d’aller défier le magistral massif du
mont Cook, définitivement de la haute montagne.
En débarquant en ville juste devant la magnifique gare de
style édouardien, j’entre d’emblée dans le vif du sujet : cette vénérable
bâtisse a plus d’un siècle, ce qui est très ancien pour ce jeune pays. En effet
Dunedin, Edinburg en langue celte, fut fondé dès 1848 par des pionniers venus
d’Ecosse. Grâce à la ruée vers l’or dans la région, elle connut vite une croissance
accélérée, qui se prolongea ensuite grâce au développement de l’agriculture
intensive et d’industries novatrices. Elle resta longtemps la plus grande ville
du pays, en avance dans de nombreux domaines. Et même si aujourd’hui son
influence a diminué, ses 120 000 habitants en font encore une cité dynamique,
grâce à quelques fleurons de l’industrie nationale, et surtout à son université
réputée qui abrite 25 000 étudiants. Et elle continue d’entretenir fièrement
son fort accent écossais. D’ailleurs, le centre est agrémenté d’un réel
patrimoine historique, avec plusieurs bâtiments d’époque, de belles églises
victoriennes, de grands immeubles en pierre taillée ou de vastes comptoirs
réhabilités. Et ses rues commerçantes animées, ses espaces verts ainsi que ses
terrasses de cafés contribuent à lui donner une atmosphère très agréable.
Pendant trois jours, j’ai plaisir à arpenter ses larges avenues ou ses ruelles
sombres, à visiter ses musées résolument novateurs, ainsi que son vaste campus,
où dans un joli parc boisé, d’anciens édifices classiques côtoient des
immeubles à la modernité affirmée.
Pendant ce temps, je réside dans un vieux building défraîchi
reconverti en backpacker, un de ces hôtels bon marché très répandus en
Nouvelle-Zélande, où des voyageurs du monde entier se partagent dortoirs et
cuisine. Celui-ci est particulièrement crasseux et mal fichu, et il est même tenu
par une partie de la clientèle qui gagne le gîte en échange ; un joyeux
bazar au final, une auberge espagnole en version trash. D’ailleurs, le premier
soir, le réceptionniste décrète une whisky night : j’y participe très
modestement, mais d’autres boivent pour deux, ou pour trois. Dans ces murs, je
socialise avec des jeunes de tous horizons, japonais ou saoudien par exemple,
mais surtout avec ce local à l’accent à couper au couteau, un kiwi qui me
ressemble un peu. Sauf que lui a moins de chance que moi : il est le
malheureux papa d’une petite fille qu’il ne voit jamais, et en tant que
couvreur, il a été victime d’une grave chute qui le handicape fortement.
Pendant nos discussions répétées, il me fait goûter cet étrange produit en
vente libre : un substitut synthétique au cannabis, néanmoins puissant. Je le perçois
comme un symbole de cette société anglo-saxonne qui se veut exemplaire,
tellement pragmatique et parfaitement organisé, mais qui ne laisse guère de
place à ceux qui restent à la marge, comme mon ami. Moi, je préfère quand même
le naturel, alors pour fêter mon anniversaire, je nous paye un peu d’herbe, de
la vraie.
Et puis avant de partir, je m’éloigne de cette agitation urbaine
en allant explorer la péninsule d’Otago. Il n’y a pas de bus en ce dimanche,
alors je marche sans broncher quelques dizaines de kilomètres. Bien que
largement façonné par l’homme, le paysage reste remarquable le long de cette
route côtière sinueuse, et tout au bout, la presqu’île se conclue par un petit
dôme rocheux, un sanctuaire de vie sauvage. Je manque le très rare manchot
pygmée ainsi que l’énorme lion de mer, mais j’ai tout le loisir d’examiner de
près un gros phoque qui se prélasse au soleil. Je me trouve par contre bien
plus loin, armé de jumelles derrière les vitres teintées du centre
d’observation, pour apercevoir quelques albatros royaux. Ces majestueux oiseaux
à l’envergure démesurée, jusqu’à 3m50, ont établi ici la seule colonie au monde
sur une terre habitée.
Au pas de course ensuite, je file jusqu’au point culminant
de la presqu’île pour visiter le seul château du pays. Le Larnach Castle fut la
demeure bourgeoise d’un mégalomane, un pionnier à l’ascension fulgurante :
fermier d’abord, il devint homme d’affaires puis banquier, et même politicien.
Mais l’argent ne fait pas le bonheur dit-on, et en apprenant que sa 3e femme
avait une aventure avec son propre fils, il se tira une balle dans la tête.
C’est vrai, la vue depuis le donjon est somptueuse et l’intérieur comporte du
très beau mobilier, mais ce n’est pas Versailles non plus : je plie la
visite en une heure avant de rentrer à la nuit tombée.
200 km plus au Nord, je pose ensuite mes bagages à Timaru,
une ville de 30 000 habitants très quelconque et à mon avis sans grand
intérêt. Si j’ai choisi de m’arrêter ici, c’est plutôt pour battre la campagne
alentour. Alors de bon matin, je parcours une interminable zone industrielle
pour lever le pouce en direction de Temuka, à 20 km. La poterie est la
spécialité de cette paisible bourgade, mais la vaisselle n’est pas vraiment ma
tasse de thé, alors la visite de la fabrique ne me prend guère plus de cinq
minutes. En stop encore sur des routes désertes coupant des champs à perte de
vue, j’ai grand peine à dénicher le mémorial de Richard Pearse. Ce paysan était
aussi fou que génial, puisqu’entre autres inventions farfelues, il conçut une
espèce d’engin volant, un tricycle flanqué d’ailes, des toiles tendues sur une
armature de bambou. Il se pourrait qu’il ait été le premier homme à voler, dès
1903, avant de s’écraser dans son propre hangar. La pâle copie en métal de son
aéroplane, planté au beau milieu de nulle part, serait presque poétique si elle
n’était pas aussi risible.
La gentille fermière qui m’a ramassé ne tient pas à m’abandonner ici, alors elle me conduit jusqu’à son patelin, Pleasant Point. Autour de l’unique carrefour, il y a une vieille gare, une épicerie, un taxidermiste et un café d’époque où je lui paye le thé. Nous nous asseyons un moment avec deux de ses copines, et les commérages vont bon train. Moi qui voulais approcher le monde rural, je suis servi.
Plus tard, je suis encore conduis par un aimable paysan, avec son gros chien sur les genoux, jusqu’à la principale raison de ma présence, Arowhenua, un village maori soi-disant historique. Il y a là trois bicoques simplistes, une école très banale et une petite église en bois avec un masque sculpté sur la flèche faitière ; et personne à l’horizon. La culture indigène, hors des musées et des circuits touristiques, m’apparait insaisissable. Néanmoins, je compte bien continuer mon enquête dans l’Ile du Nord.
La gentille fermière qui m’a ramassé ne tient pas à m’abandonner ici, alors elle me conduit jusqu’à son patelin, Pleasant Point. Autour de l’unique carrefour, il y a une vieille gare, une épicerie, un taxidermiste et un café d’époque où je lui paye le thé. Nous nous asseyons un moment avec deux de ses copines, et les commérages vont bon train. Moi qui voulais approcher le monde rural, je suis servi.
Plus tard, je suis encore conduis par un aimable paysan, avec son gros chien sur les genoux, jusqu’à la principale raison de ma présence, Arowhenua, un village maori soi-disant historique. Il y a là trois bicoques simplistes, une école très banale et une petite église en bois avec un masque sculpté sur la flèche faitière ; et personne à l’horizon. La culture indigène, hors des musées et des circuits touristiques, m’apparait insaisissable. Néanmoins, je compte bien continuer mon enquête dans l’Ile du Nord.
En attendant, je termine mon tour de l’Ile Sud en me rendant
au cœur du massif des Alpes, et au pied de son point culminant, le prestigieux mont
Cook. En arrivant au village, dans cette vallée encadrée de montagnes gigantesques,
je comprends mieux pourquoi je ne pourrais pas conquérir ses 3754 m. L’altitude
n’est pas si élevée, mais la radicalité effarante de ce massif réserve
l’ascension aux spécialistes. Qu’à cela ne tienne, je me contenterais largement
d’effectuer quelques randonnées dans les alentours ; et la grimpette,
c’est mon affaire. L’après-midi de mon arrivée, je parcours déjà un sentier,
dans une belle forêt de hêtres argentés, bien trop court ; j’enchaîne avec
un second, plus sportif, qui grimpe à travers le maquis. En prenant de la
hauteur, les lieux prennent une autre dimension : tout autour, au milieu
de vastes glaciers, de nombreux pics s’élèvent à plus de 3000 m, enneigés pour
la plupart alors que c’est encore l’été. Et plus loin, plus haut que tous les
autres, se dresse le mont Cook, magistral.
Le lendemain, je me réserve une ascension nettement plus
corsée. Après avoir traversé cette grande vallée plate, j’attaque la pente :
avec mes jambes de feu, je ne fais qu’une bouchée des 2200 marches du sentier.
Le temps se gâte mais je poursuis, décidé à monter jusqu’au sommet. Là-haut, Je
fais alors face à une énorme montagne en noir et blanc, vraiment sinistre, que
même cet arc-en-ciel ne parvient pas à égayer. Dans le refuge perdu dans les
nuages, je casse la croûte en saluant le gardien et le kéa, le seul perroquet
de montagne au monde. Et puisque les conditions se dégradent rapidement, je ne
tarde pas : sous une pluie glaciale, je redescends les 1700 m d’une
traite, et au pas de course.
Pour mon dernier jour
dans le coin, sous un grand ciel bleu, je longe gaiement le stupéfiant glacier
Tasman, long de 25 km. Je continue alors au-delà du chemin, en pleine brousse, pour
gravir ensuite une falaise. J’atteints alors l’extrémité de la crête, un
endroit phénoménal. Assis sur ce promontoire rocheux, le vide de part et
d’autre, je domine une vallée grandiose où se rencontrent pas moins de quatre
glaciers descendant imperceptiblement de superbes cimes immaculées. Et de
l’autre côté du gouffre, tout près, je découvre l’arête aiguisée comme une lame
du mont Cook, Aoraki selon la mythologie maorie, le fils du ciel et de la
terre. Je contemple le longtemps, hypnotisé par ce pic titanesque de roche et
de glace. Et pendant ce moment d’éternité, je l’entends qui me parle. Il
gronde, la glace s’effondrant sous l’effet de la chaleur, et me gratifie d’un
spectacle hallucinant : une belle avalanche, rien que pour moi. A travers
lui, j’écoute le murmure de ma déesse, ma Terre Mère ; elle me transmet
son énergie. Comme ça m’arrive parfois, je ressens à cet instant un sentiment
de puissance indescriptible. J’ai atteints le summum de mon potentiel physique,
en même temps que la liberté ultime, celle d’aller absolument où je veux,
partout, sur la planète entière. Je ne le sais pas encore, mais c’est là, lorsque
je décide de repousser encore mes limites, que les événements basculent. Ma
carte ne l’indique pas, mais je me souviens qu’il existe un col permettant de basculer
vers le glacier Hooker, où je devrais vraisemblablement rejoindre une autre
piste. A mon avis, il n’est qu’une heure ou deux, j’ai donc tout le temps.
Ainsi, je caracole sur cette crête exigeante, sur de gros rochers ou de petites
pierres pointues, jusqu’à atteindre le col, comme prévu. Mais à 2000 m
d’altitude, le passage bombé est couvert de glace. Bien sûr, ce genre d’endroit
est réservé aux alpinistes sérieusement équipés, ce que moi et mes pauvres
baskets ne sommes pas. Pourtant, en avançant à quatre pattes, j’arrive en haut
du dôme. Pour la descente, il s’agit de bien choisir la trajectoire pour ne pas
me retrouver à 1OO à l’heure sur un toboggan sans fin. Quand je prends de la
vitesse, je m’accroupis en freinant avec les talons et les mains, comme en
snowboard mais sans la planche. En atterrissant convenablement sur le bloc de
pierre visé, je m’en tire plutôt bien, avec juste une petite entaille au
poignet. Le plus dur est passé semble-t-il, je n’ai plus qu’à descendre. Sauf
que ça se complique sérieusement par ici : dans un canyon encadrée de
falaises à pic, la pente ne cesse de s’accentuer : 50, 60, voire 70 %, en évoluant
sur des petits cailloux instables qui dégringolent sous mon poids. S’il ne
m’est jamais rien arrivé depuis tout ce temps, c’est avant tout parce que je
suis toujours prudent : mais là, le danger est réel et je redouble
d’attention. Ainsi, très lentement, je parviens jusqu’en bas. Marcher sur le glacier
couvert de pierres n’est pas si difficile, jusqu’à ce que j’arrive au niveau du
lac, parsemé d’icebergs. Je ne tiens pas à prendre un bain dans l’eau glacée, alors
pendant qu’Aoraki se teinte de rose, je suis obligé de remonter dans la pente,
toujours aussi raide, et toujours couverte de ces foutus cailloux tranchants.
Soudain, au crépuscule, je stoppe devant un gouffre vertigineux. Je recherche
une voie acceptable, sachant bien que le sentier est à moins de 500 m, mais
j’estime que j’ai une chance sur deux de finir en mille petits morceaux
congelés. Lucide malgré la fatigue, je renonce, ce qui signifie que je vais
devoir passer la nuit dans cet environnement pour le moins hostile. Conscient
qu’il va falloir me tirer de se pétrin coûte que coûte, je suppose que la moins
mauvaise option est de remonter tout en haut du mont Wakefield, 2058 m, pour
éventuellement trouver une issue sur le versant opposé. Alors pendant des
heures, je grimpe péniblement au clair de lune jusqu’à ce qu’elle se couche à
son tour. Epuisé et résigné, je m’allonge alors sous un rocher pour m’assoupir.
J’ai faim, j’ai soif, et j’ai froid : après 1h ou 2 à somnoler, je ramasse
des brindilles pour faire un feu ridicule, et lorsque qu’il s’éteint pour de
bon, je reprends l’ascension, ardue et interminable. La matinée est déjà bien
entamée quand j’atteints enfin le sommet, en brisant la glace quand j’en trouve
pour m’abreuver. Je commence à descendre par la gorge escarpée d’un torrent à
sec, jusqu’à faire face à un nouveau précipice infranchissable. Je dois
remonter, encore, et tenter le défilé suivant. Celui-là dégringole par paliers :
me voilà en train d’escalader des parois verticales de 10 ou 20 m, sans filet,
où j’assure chacune de mes prises avec grand soin. Je dévale encore longuement
dans la caillasse, parfois même avec la caillasse, jusqu’à retrouver le sentier
de la veille. Ca y’est, je suis tiré d’affaire : les yeux mi-clos, mes
jambes me portent machinalement jusqu’au parking où j’arrête une voiture. Il
est 15h, je viens donc de passer plus de 30 h sur ces montagnes, dont 25 au
moins à avancer, pour environ 4000 m de dénivelé. C’eut été un bel exploit si
je l’avais voulu, mais je ne suis vraiment pas fier d’avoir pris autant de
risques. C’était même complétement stupide. Aoraki m’a donné une sacrée leçon, de
celles qu’on n’oublie pas.
J’aimerais conclure ici cette mésaventure mais ce n’est pas tout
à fait fini. Dans l’histoire, j’ai déjà égaré mon vieux sac et mon appareil
photo détraqué, et même raté mon avion du soir pour Wellington. En plus, en réapparaissant
à l’auberge, on m’informe qu’il n’y plus de place. Alors en 1h chrono, je
prends une douche, je mange, je plie bagage et je saute dans un bus. Plus tard,
à 22h, j’ère encore dans le centre de Christchurch, une grande ville dont je me
contrefous, sans parvenir à trouver le moindre lit. Dépité, j’entre dans un
énième hôtel, complet également, mais où se déroule une petite fête. Et en
moins de 5 secondes, un gars me tend un whisky et un autre m’invite à dormir
chez lui. Matthews s’apprête pourtant à sortir, mais il à la grande bonté de me
confier ses clés et de me jeter dans un taxi. Enfin, ma bonne étoile a retrouvé
ma trace.
2 commentaires:
Un épisode absolument ahurissant, et magnifiquement terrifiant...
On ne s'en lasse pas !!!..; mais une aventure comme celle de l'Aoraki, on ne te souhaite forcément de la renouveler !
Vraiment désolé Eric, je te remets pas... T'es qui déjà ?
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