Vendredi 7 mars 2014 – 1238e jour
En voguant sur le détroit de Cook par grand vent, sur le
pont d’un énorme ferry, je regarde l’Ile Sud approcher. Cette vaste bande d’environ
800 km par 200 n’est peuplé que par un million de gens, principalement
concentrés dans trois ou quatre villes. J’ai donc face à moi une immense terre sauvage,
dominée sur toute sa longueur par les Alpes Australes, et dotée en conséquence
d’un nombre extraordinaire d’écosystèmes ; une ode à la nature, à l’échelle de
ma planète. Cette partie de mon voyage, qui me voit descendre le long de la
côte Ouest en quête de contrées vierges, est une fable un peu
schizophrène : comme la tortue, je traîne péniblement mon humble demeure sur
le dos, et comme le lièvre, je galope des journées entières par monts et par
vaux.
Ainsi le vaisseau s’engouffre dans les fabuleux Malborough Sounds,
où les contours de l’île sont particulièrement déchiquetés, où une multitude de
bras de mers tortueux s’infiltrent entre de sinueuses crêtes verdoyantes.
L’endroit est splendide, avec ces pentes boisées qui dégringolent dans l’océan
en formant d’innombrables criques. Et j’ai même droit à un deuxième tour, car
après un arrêt au port de Picton et l’achat de vivres pour plusieurs jours, un
bateau de croisière pour le 3e âge me permet de remonter le cours du Queen
Charlotte, le plus allongé de ces défilés. Ce n’est donc qu’en fin d’après-midi
que j’attaque le sentier qui louvoie sur l’une de ses crêtes improbables, s’étirant
sur plus 50 km. 2O kg sur le dos, ça pèse, mais j’imprime quand même un bon
rythme jusqu’au coucher du soleil. J’atteints là le point culminant de la
randonnée, qui m’offre une vue éblouissante à 360 degrés sur cette région où se
marient superbement l’eau et la terre. Avec la météo au beau fixe, comme mon
moral, j’y plante ma tente, sur un tapis d’herbe moelleuse. Mais au milieu de
la nuit, le vent se lève brusquement, avec des bourrasques de plus en plus
violentes. Dans mon frêle abri, j’ai l’impression d’être un glaçon dans un
shaker, alors je me décide à plier bagage et à me mettre en route. Je passe des
heures dans l’obscurité, sous un crachin ininterrompu, jusqu’à ce que les lueurs de l’aube me dévoilent
la beauté de la végétation qui m’entoure, tantôt le bush endémique, étonnant,
adapté au climat sec et tempéré, tantôt de belles forêts de pins ornées d’une
kyrielle de fougères. Puis après une courte sieste sur le banc d’un refuge, la
pluie cesse. J’avance encore une bonne partie de l’après-midi avant de croiser
une route goudronnée : je descends jusqu’à un hameau isolé où je ne me
prive pas d’une douche chaude et d’un bon lit au sec. Il me faut encore toute
la matinée suivante, toujours sur la crête, monter, descendre, pour enfin
achever cette promenade grandiose ; mais mon marathon n’est pas terminé :
en stop, je parviens à rejoindre la bourgade de Motueka, plus au Nord, où je
refais le plein de provision et où je campe. Cette nuit-là, la température
chute sous les 10 ; encore heureux qu’on soit en plein été.
Mais le soleil chauffe déjà de bon matin, quand je rejoins l’entrée
du parc national Abel Tasman. Celui-ci abrite une grosse montagne arrondie qui
se détache de moitié dans la mer : le fameux sentier la contourne, parfois
au bord de l’eau, parfois plus haut. Là encore, chargé comme une mule, je divise
en deux les durées prévues, cavalant plus de 40 km en 2 jours. A toute allure
dans des pentes modérées, je suis frappé par cet endroit merveilleux. A chaque
virage qui contourne une petite ravine, à savoir toutes les cinq minutes, la flore
change complètement, des bushes très variés où des forêts en tout genre, qui
comprennent quantité d’arbres qui me sont inconnus. Un peu partout aussi, on
croise ces majestueuses fougères arborescentes géantes, l’emblème de la nation,
qui recouvre parfois un flanc entier. Et très régulièrement, le paysage s’ouvre
sur le littoral somptueux, composé de falaises ou de courtes plages dorées.
C’est d’ailleurs sur l’une d’elles que je m’offre une pause : une petite
baie encadrée de flancs boisés et de rochers est barrée par une langue de sable
blond, avec d’un côté une zone marécageuse étrange et de l’autre les eaux azur
du Pacifique. J’y balance mes vêtements pour une brève séance de bronzette,
puis je retourne gambader dans la forêt enchantée. Plus loin, en pique-niquant
sur une nouvelle plage, je m’amuse de ces randonneurs lourdement équipés qui
défilent devant des filles en bikini. Je dois ensuite traverser une plaine
sableuse, immergée à marée haute. Par endroit, j’ai d’ailleurs de l’eau
jusqu’aux fesses, il était temps. Plus haut encore, dans les terres, ce sont
ces grands pins bizarres ou ces buissons délirants qui m’épatent, tandis que je
descends vers mon camping. Superbement installé sur une autre bande de sable, il
permet de se reposer, au choix, devant un marécage aux tons sépia ou devant
l’océan turquoise. Au réveil par contre, je vais déjà bien moins vite :
les pattes du lapin commencent à traîner et la coquille de la tortue semble de
plus en plus lourde. Mais la beauté du paysage, plutôt des paysages toujours
renouvelés, compense largement. Après encore des centaines de lacets, j’y suis
presque. Pieds nus, je n’ai plus qu’à traverser cette autre immense surface de
sable humide, interminable. Et comme si souvent, j’ai une chance insolente :
après une petite centaine de kilomètres parcourue en 5 jours, et alors que je
termine juste de casser la croûte sur un parking très peu fréquenté, une
famille en voiture s’apprête à en partir. La manière dont je leur demande de me
sortir de là ne leur laisse guère le choix.
Je me repose alors à la campagne, dans le village de Takaka.
J’ai les épaules, le dos, les jambes et les genoux en compote, alors je ne bouge
pas de ma douillette maison d’hôte, parmi la quinzaine de voyageurs qui se
partagent poliment la cuisine, le salon, des chambrées de 8 et le jardin
fleuri. En fait, je me permets juste un léger décrassage, 1h de vélo jusqu’aux apaisantes
sources Waikoropupu, réputées d’une extrême pureté.
Et puis je pose mon vieux sac sur le trottoir, décidé à me
farcir 450 km en stop ; ce qui s’avère plus laborieux que prévu. Ce n’est
pas la distance que j’ai sous-estimée, mais le relief accidenté : la ligne
droite n’existe pas dans le coin. Il est bien gentil Jerry, avec sa bonne tête
d’anglais du bout du monde, casquette et boucle d’oreille, en short et en tongs
alors qu’il fait un froid de canard. Mais quand au milieu de l’après-midi, il
s’arrête pour la 4e fois afin de refroidir le moteur fumant de son tacot, je
sais déjà que je n’arriverai pas aujourd’hui, même si les gorges de la Buller
sont ravissantes.
Les hautes falaises qui
dominent la côte Ouest aussi sont superbes, se poursuivant au-delà de
l’horizon et flanquées à leur base d’un nouveau bush, luxuriant celui-là. Le
décor est suffisamment insolite pour que j’en oublie de faire signe aux rares
voitures qui me dépassent ; et c’est au moment précis où j’abandonne, vers
20h, que stoppe un van fleuri, avec le linge pendu aux fenêtres. Au milieu d’un
sacré bazar, 3 ados anglais, même pas 20 ans, poussent jusqu’à la ville suivante.
Et j’arrive au pied des pics acérés du coeur de la chaîne
alpine, si proche de la mer, qui culmine à plus de 3000m. Je suis même tout
près du glacier Franz Josef, et parmi les nuages, on devine les neiges
éternelles qui coiffent les cimes sombres et menaçantes ; je n’ai pas vu
ça depuis l’Himalaya, un an et demi déjà. Et comme je ne suis arrivé qu’en fin
de matinée, je n’ai plus qu’un jour et demi dans les parages. Je ne m’éternise
pas dans ce petit village très touristique : je fais une courte balade
pendant laquelle je suis stupéfait, encore, par une drôle de jungle très
humide ; puis je m’en vais étudier la géologie au centre d’information. Si
le Franz Josef est si spécial, c’est qu’il l’un des très rares à descendre
aussi bas, 200m à peine au-dessus du niveau de la mer, qui n’est qu’à 25 km.
J’examine aussi les différents parcours des environ ; je choisi le plus
long, 8h parait-il ; qu’importe, je n’ai même pas de montre. Ainsi, à la
fraîche, j’examine d’abord cette rivière gris clair où flottent de gros
glaçons, avant d’attaquer vaillamment la pente, sévère. Mais sans ma lourde
coquille restée dans le dortoir, je me sens léger comme une plume. Je me
faufile d’abord dans une forêt dense gorgée d’eau ; des arbres biscornus
et des fougères s’entremêlent tandis que des mousses épaisses recouvrent tout,
même les troncs et les pierres. Puis les écosystèmes se succèdent joyeusement
en fonction de l’altitude : des bois plus clairsemés, puis des arbustes,
des buissons et des plantes étranges, qui se rabougrissent jusqu’à laisser la
rocaille à nue. Quand j’atteins 1300m d’altitude, j’ai derrière moi la rivière
qui serpente dans la plaine jusqu’à la Mer de Tasman, et devant, ce gigantesque
glacier, creusant dans la roche une vertigineuse saignée blanc-bleu de près de
3 km. Néanmoins, on gèle sérieusement là-haut, alors je retourne vite au chaud,
je dors, et je m’en vais.
De là, j’ai encore un long trajet alors j’investis dans un ticket de bus pour ne pas me mettre en retard. La route en elle-même est déjà un remarquable spectacle : avec les commentaires du chauffeur, je vois défiler la jungle impénétrable du Mont Aspiring, puis les plateaux très secs du Central Otago, plantés d’herbe blonde et d’arbustes bruns, puis on zigzague entre les immenses lacs Wanaka et Hawea, avant de stopper pour la nuit à Queenstown. Cette petite station de sport d’hiver, autoproclamée « capitale mondiale de l’aventure » ne désemplit pas, même en cette saison. Clairement, les affaires sont florissantes : je fais juste un petit tour dans cette ville très bourgeoise et j’en repars à la première heure.
Pour conclure en beauté ma descente de la côte Ouest, je
franchis le 45e parallèle en direction de la région des fjords. Jeter un oeil à
une carte permet de comprendre l’ampleur du phénomène : les Alpes s’achèvent
ici de manière très accidentée, avec de hautes montagnes et de profondes
vallées noyées par de grands lacs ou par la mer. Je me pose plusieurs jours sur
les rives du majestueux lac Te Anau, dans le village du même nom, sans grand intérêt.
Je m’offre d’abord une croisière sur le mythique Milford Sound. La route tortueuse
qui y mène est déjà un spectacle en soi ; alors que l’on s’enfonce dans le
massif de plus en plus radical, nous faisons quelques haltes pour admirer la
forêt vierge, une cascade surpuissante ou un mur de roche colossal. Et puis le navire
s’engage dans le fjord, cet étroit couloir à l’échelle monumentale. Ainsi, minuscules,
nous glissons entre d’énormes montagnes à pic qui frôlent les 2000 m, en nous
rapprochant parfois de falaises vertigineuses, de cascades qui semblent tomber
du ciel, ou même de rochers où se prélassent des otaries. Entre deux cimes, on
aperçoit les glaces du Tutoko, plus de 2700 m, puis après 70 km de méandres, le
glorieux défilé s’ouvre soudain sur l’infini, la mer de Tasman, dont l’horizontalité
est presque incongrue.
En suivant, parmi les nombreux sentiers des environs, j’ai bien
envie d’accomplir le réputé Kepler track, mais il s’effectue normalement en 4
jours et j’en ai marre de porter mon sac. En examinant longuement l’itinéraire,
quand même 60 km pour presque 2000 m de dénivelé positif, je remarque un
parking sur la fin : en m’arrêtant là, je réduis un peu la distance. J’hésite
encore quand on m’informe qu’un bateau permet de d’éviter la première partie. C’est
décidé, je vais boucler cette fameuse randonnée en un seul jour. Alors de bon
matin, je vogue sur le lac, sur-motivé par le défi qui m’attend. A partir de là,
je sais que je dois atteindre l’autre côté avant la nuit afin de tomber sur un
hypothétique chauffeur. Et avec cette montée ardue, dans cette jolie forêt de
hêtres noyée dans la brume, me voilà immédiatement dans le vif du sujet. Sans
mon fardeau, j’ai l’impression de voler, même si je me force à ne pas aller
trop vite pour durer. Le chemin m’emmène ensuite au-dessus des nuages, au
milieu d’une steppe d’herbe blonde, et un peu plus loin, je passe trop près du mont
Luxmore pour ne pas faire le détour. En marchant sur des pierres noires et de
la neige, j’atteints le sommet en un rien de temps, tandis que le ciel est
maintenant dégagé. Là-haut, à 1500m d’altitude, la vue est époustouflante :
tout autour se dressent des montagnes gigantesques ; en bas, l’immensité du
lac Te Anau se révèle ; à l’horizon s’étend une ligne brisée immaculée, dessinée
par les neiges éternelles des Alpes Australes. Pour me réchauffer, je redescends
en cavalant, et comme j’évolue désormais sur une crête au relief modéré, je
continue sur ma lancée, tout en riant devant ce panorama exceptionnel. Lorsque
je bascule sur l’autre versant, Je casse la croûte sur un promontoire rocheux qui
domine la profonde vallée qui m’attend. Je replonge alors dans une étonnante forêt
d’altitude avant d’arriver en bas : maintenant, le dénivelé reste faible
jusqu’au bout. Je longe un moment la rivière avant de retourner dans les bois ;
elle est bien jolie cette forêt, mais je commence à en avoir assez, alors quand
je découvre le lac Manapouri, je préfère continuer sur la berge. La dernière
partie est interminable, et alors que le soleil baisse, je me répète qu’une
fois sur la route, je n’attendrai pas plus de 10 mn avant d’être ramassé par
une voiture. Je franchis enfin la rivière sur un long pont suspendu qui aboutit
au parking ; mais il me faut encore marcher sur une piste de graviers
pendant 2 ou 3 kilomètres. Du matin au soir, j’ai dû en avaler une bonne cinquantaine,
alors quand j’atteins enfin le bitume, même si je suis comblé par cette course
épique, je suis épuisé. Heureusement, mon étoile veille : dix minutes plus
tard une famille de compatriotes en vacances s’arrête. Sur le coup, ça fait
plaisir de parler français, et je les remercie avec insistance.
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