Sur les pentes (humides) du Mont Cameroun




Vu du ciel, le spectacle du delta du Niger est ahurissant : sur près de trois cent kilomètres, le fleuve majestueux se divise en d'innombrables cours d'eau qui serpentent dans la jungle avant de se jeter dans l'océan. En l'observant, Je comprends que je change d'atmosphère. En effet, en sortant de l'aéroport de Douala, plus importante ville du Cameroun, ce n'est pas tant la température que le taux d'humidité qui m'accable. Jusque-là plutôt chanceux quant à la météo, je tombe cette fois en pleine saison des pluies. Et l'ambiance est également déconcertante : les burkinabè, togolais ou béninois sont particulièrement aimables et enjoués, alors que les camerounais m'apparaissent souvent plus secs, voire fermés. Dès le premier soir, je subis d'ailleurs la première agression de mon épopée. Un jeune homme éméché qui me demande la pièce s'énerve de mon refus et menace de sortir un couteau. J'écrase alors sa main, qui n'a rien à faire dans ma poche, et il finit par déguerpir quand je lui hurle à la figure. Un peu refroidi par cette mésaventure, je m'interdis pourtant de faire des généralités ; à juste titre, puisque je suis accueilli chez différentes personnes tout au long de mon séjour au Cameroun.


Le territoire, d'une superficie comparable à la France, est très étendu en latitude, des paysages du Sahel du Nord à la forêt équatorial au Sud. Il présente également un relief très varié. D'abord colonisé par l'Allemagne, puis par la France et le Royaume-Uni après la Première Guerre Mondiale, L'Etat est, de ce fait, l'un des rares officiellement bilingue. Les deux cent quatre-vingts ethnies qui le composent lui procurent une culture très diversifiée, dont les traditions et les coutumes restent très présentes. Il est aujourd'hui peuplé par plus de vingt millions de personnes et dispose d'importantes ressources agricoles, forestières, minières et pétrolières. Il est encore le moteur de la sous-région, mais l'économie florissante des années 70 subit une récession catastrophique à partir de 1985. Dirigé d'une main de fer par Paul Biya depuis 1965, il est aussi tristement renommé pour une corruption démesurée et un chômage endémique. Au fil de ma route, je comprend qu'il est plus difficile d'accepter la misère quand on a connu l'opulence.


Je ne m'attarde pas à Douala, immense métropole portuaire d'environ deux millions et demi d'habitants. J''y observe des signes de prospérité récente mais le manque d'entretien, dû autant aux difficultés économiques qu'à des calculs politiques, entraîne une détérioration rapide. Et l'humidité accélère encore le phénomène : elle ronge tout, le bois, la tôle, et même le béton. J'ai tout de même le temps d'être hébergé par Valence, ingénue gérante d'un restaurant désert et qui habite un bien modeste deux pièces situé dans un bas-fond avec sept de ses frères et soeurs ainsi que son fils sans papa.


Dans un minibus bondé, je file d'abord à Limbé, station balnéaire
de la côte atlantique établie au pied du Mont Cameroun. Le colossal volcan, 4100 mètres d'altitude, est toujours actif, la dernière éruption datant de l'an 2000. Après avoir observé une large variété de grands singes dans un centre dédié à leur sauvegarde, je déambule un moment au bord de la mer. Sous mes pieds, le sable mêlé de cendres est noir. Puis entre deux nuages, tel un îlot dans le ciel gris, j'aperçois un instant le sommet de la montagne cracheuse de feu ; elle m'appelle.










Dans la soirée, j'atteins Buea, ville moyenne posée sur les flancs du volcan. J'y suis accueilli par Marcel et son large sourire ainsi que par l'espiègle Larry, dont je partage le lit de sa chambre d'étudiant. Ici, les gens parlent anglais ; le mien est un peu rouillé depuis l'Egypte et il me faut composer avec le pidgin english, l'argot local. Heureusement, mes compagnons font l'effort de ralentir le débit. D'autre part, le coin est connu pour être l'un des plus pluvieux de tout le continent. Avec la fraîcheur de l'altitude, j'attrape instantanément un rhume carabiné. Mais malgré mon état et les conditions climatiques, j'ai toujours la ferme intention de gravir la montagne. Miracle, ce matin-là, le ciel est bas mais nous épargne. Nous montons lentement au milieu d'une fantastique forêt tropicale, où il nous faut parfois ramper. Cinq heures plus tard, la tête dans les nuages, nous aboutissons à un étonnant décor de savane. C'est ici que mes amis me persuadent de stopper l'ascension, qui pourrait devenir dangereuse. Dans la descente, quand la piste le permet, nous galopons comme des gamins. Une minute après notre retour, l'orage éclate : nous sommes exténués, mais sec.


A bord d'un bus dont le confort est une notion abstraite, je continue ma
route vers les hauts plateaux de l'Ouest. Je m'arrête à Bafoussam, vaste agglomération au relief escarpé et aux allures de village. Toujours malade, je reste deux jours enfermé dans ma chambre d'hôtel. Alors que la santé va mieux, je fais un aller-retour jusqu'à Bandjoun, dont la chefferie est la plus éminente du pays Bamilékés. C'est le domaine du "Fon", le roi local, qui conserve toujours des fonctions officielles. J'y visite une immense case aux piliers finement sculptés et à l'impressionnant toit de chaume ; les conseils des notables s'y tiennent et on y rend la justice traditionnelle. A proximité d'un musée très instructif, j'examine l'imposante villa ultra-moderne du souverain, ainsi que les dizaines de petites cases en bambou de ses cinquante femmes.



Non loin de là, je m'arrête à Foumban, capitale du fameux Royaume Bamoun, vieux de sept siècles. C'est une agréable petite ville qui s'étend au milieu de la nature sur les pentes de quelques collines. Les gens d'ici sont surtout musulmans et réputés pour la qualité de leur artisanat. Dès mon arrivée, deux jeunes hommes m'abordent. Habitué aux sollicitations en tous genres, je les repousse poliment. Ils s'avèrent en fait très amicaux et désintéressés, je suis donc ravi de les suivre toute la journée. Nous visitons d'abord l'impressionnant palais du Sultan, construit en briques rouges voilà plus d'un siècle. Mes deux compères m'emmènent alors jusqu'à chez eux, dans les quartiers populaires, et me présentent à la famille. Un peu plus loin, la vingtaine de boutiques qui forment le centre artisanal proposent une invraisemblable collection d'objets divers : masques, bijoux, mobilier ou instruments de musique sont exposés du sol au plafond. Plus tard encore, la nuit s'éternise dans un bar sombre et bruyant, autour de bières et de brochettes ; les éclats de rire fusent.





Et je m'enfonce encore plus loin, encore plus haut dans les splendides
contrées montagneuses de l'Ouest. A Jakiri, minuscule bourgade qui se résume à un carrefour, je profite d'une éclaircie pour aller vagabonder dans la nature. Plein d'entrain, je traverse des champs, des forêts, des prairies. En haut d'une colline dominant trois vallées, j'aperçois un filet d'eau qui sort de terre : je décide de le suivre. Entre deux pentes, il devient vite ruisseau, puis torrent. Alors que je me faufile dans la mince mais épaisse haie végétale qui borde le cours d'eau, je surprends deux paysans. Ils m'offrent un grand verre d'un délicieux vin de palme. Dans un décor superbe, je poursuis ma ballade sur une piste étroite quand une pluie diluvienne s'abat sur moi, sans faiblir pendant les deux heures de marche qui me séparent de mon auberge.


Sur une piste détruite, un taxi-brousse me conduit ensuite à Bamenda, chef-lieu de la région du Nord-Ouest ; le joyeux Hygenus, à peu près mon âge, me rejoint à la gare routière. Je partage sa vie pendant plusieurs jours, le temps de faire sa connaissance et découvrir la localité et ses environs. Mon hôte habite avec un colocataire une grande maison au confort relatif, et effectue, de chez lui, de petits travaux d'édition. Le fait de devoir reparler anglais complique un peu nos échanges, mais je commence à m'habituer au pidgin. Avec ses copains, nous allons souvent pratiquer l'activité favorite des camerounais : boire de la bière. Je trouve aussi le temps de me rendre à la charmante bourgade de Bali. Devant le palais, des dizaines de personnes attendent de rencontrer le Fon. A l'intérieur, alors que le guide détaille la lignée royale, j'aperçois, dans une salle voisine, un tribunal en train de juger une affaire selon le droit coutumier. Le lendemain, toujours pas au top de ma forme, je m'administre une longue randonnée en guise de soin. Dans la campagne, au loin, je vise une grande colline toute ronde. D'en haut, le spectacle est d'une beauté irréelle. De hautes montagnes grises surplombent le lac
Bamendjing et sa vallée parsemée de collines verdoyantes. de puissantes cascades surgissent de partout. Assis sur une pierre, comme seul au monde, je ris bêtement. mon séjour à Bamenda s'achève sur un air de fête. Ce soir, c'est l'anniversaire d'Hygenus, attachant personnage. Je l'invite donc dans un de ces cabarets, très répandus au Cameroun. Le public s'y amuse, attablé ou sur la piste de danse, devant un orchestre complet qui joue à la demande des tubes africains. En rentrant, le chemin me parait étrangement plus sinueux qu'à l'aller.











Je reprends alors le bus en direction du Sud-Ouest. Après six heures de bus sans histoire en direction du Sud-Ouest, j'arrive à Yaoundé, capitale politique peuplée de près de deux millions d'âmes. Il me faut encore une heure à l'arrière d'une moto taxi à travers la circulation pour rejoindre Patience, qui a gentiment accepté de m'accueillir via internet. Son prénom est d'ailleurs une curieuse ironie du sort, puisque mon escale chez elle s'éternise. Jusque-là, j'ai assez bien suivi mon programme chargé, mais mon frère Brice éprouve des difficultés à m'obtenir le visa du Gabon où je dois le retrouver lui et sa famille, ainsi que nos parents. Là-bas, La politique d'émigration déjà rigide s'est encore durcie ces jours-ci. Patience, ravissante jeune femme de vingt-cinq ans, vit dans un appartement soigné au fin fond d'un faubourg résidentiel, lui-même au fin fond de la ville. Grâce à son père, elle peut se permettre de ne pas travailler. Elle héberge, pendant les vacances, son frère Samy, étudiant en droit de vingt-deux ans. Ces deux-là sont particulièrement oisifs, et passent le plus clair de leur temps à regarder la télévision ou à tchater sur le web. Fatigué par plus de deux mois de voyage depuis Dakar, je succombe rapidement à ce rythme léthargique. Lors de notre première rencontre, Patience m'avoue avoir un caractère difficile ; et même si les premiers jours, notre relation est des plus agréables, j'ai effectivement de plus en plus de mal à la saisir par la suite. Son frère, plus sociable, est ravi de parcourir avec moi les rues de Yaoundé. Bénéficiant de la présence du président, elle est nettement plus propre et mieux agencé que Douala. Nous sillonnons les rues commerçantes remplies de colporteurs en tous genres, ainsi que le marché principal, construction de béton massive et circulaire. Nous sillonnons la zone des ministères, avec ces hauts immeubles typiquement africains, apprécions de rares monuments, continuons à travers les quartiers chics de l'hôtel de ville et ceux du palais présidentiel avant de filer boire une bière chez sa maman, "au village". Nous rentrons à l'heure de pointe en nous entassant successivement dans plusieurs taxis collectifs. L'heure passée dans les embouteillages freinent quelques peu mes envies de retourner au centre-ville. Les journées, répétitives, s'écoulent lentement. De temps à autre, j'accompagne Patience au marché, l'emmène au musée ou au restaurant. Pourtant, notre relation est de plus en plus épineuse, et après deux semaines et une dernière embrouille inextricable, je finis par plier bagage avec perte et fracas. Il est minuit.
Dès le premier jour dans mon hôtel, à la périphérie du centre, je suis assommé par une étrange fatigue. Incapable de sortir, je reste au lit sans boire ni manger. Je parviens pourtant à faire quelques courses vers dix-neuf heures. Peu après, Samy, venu me rendre visite, constate mon état déplorable et réussit à me convaincre d'aller à l'hôpital. Le constat est sans appel : crise de paludisme carabiné. De retour dans ma chambre, la nuit est éprouvante ; groggy, j'écoute le bruit lancinant du lit tapant contre le mur sous mes tremblements fiévreux. Après trois jours alité, la santé revient peu à peu grâce aux comprimés de quinine. Ils ont néanmoins un curieux effet secondaire : ils rendent sourd, ou plutôt fortement malentendant. Convalescent et toujours dans l'expectative quant à mon visa, je fouille un peu plus chaque jour mon nouveau quartier qui s'étend sur une large colline. J'y rencontre une sympathique bande de copains, "les enfants du ghetto", selon leur propre expression. Ici, l'échelle sociale est une réalité physique : de haut en bas succèdent d'élégantes résidences, puis la rue et ses commerces défraîchis, et enfin les bas-fonds où vivent les plus démunis. C'est en suivant mes complices que je peux me faufiler dans cet effarant dédale de taudis bricolés. Finalement, grâce à un "arrangement", mon frère parvient à m'envoyer un fonctionnaire de l'ambassade du Gabon qui fait tamponner mon passeport. Malgré l'interdiction de passer par voie terrestre et, de fait, l'obligation de prendre encore un avion, le soulagement est grand.


De retour à Douala, d'où je dois m'envoler dans trois jours, je suis reçu par Armand. La trentaine, c'est un garçon ouvert et cultivé qui jouit d'une situation avantageuse dans une entreprise de services informatiques. Il loge dans une maison spacieuse mais vétuste et prépare avec impatience la visite de sa femme française et de sa petite fille métisse qui résident non loin de Bordeaux. Enfin libéré par le stress latent dû à l'issue incertaine de mon attente à Yaoundé, je profite avec allégresse de mes derniers moments au Cameroun. Seul et en silence, je laisse sereinement défiler les journées en bouquinant. Le soir, mon nouveau camarade m'entraîne, avec la même aisance, dans de somptueux établissements surtout peuplés de Blancs, ou dans des gargotes modiques où l'on déguste les spécialités locales. En peu de temps, Armand et moi développons une belle complicité. Le jour de mon départ, comme je ne décolle que dans la soirée, je m'accorde une longue promenade. En flânant au hasard, je ressens une impression bizarre de déjà-vu : Je reconnais en fait les endroits déjà traversés voilà un moi et demi. Cette fois c'est sûr, la boucle est bouclée.