Un noël dans la joyeuse pagaille cairote


La première chose qui frappe en découvrant le Caire, c'est l'extrême agitation qui règne dans ses rues crasseuses. Une foule dense grouille au mileu d'une circulation anarchique. Le bruit des moteurs hors d'âge et un concert ininterrompu de klaxons ne parvient pas à couvrir le brouhaha de rires et de cris des joyeux cairotes. Un épais brouillard noircit les murs de tous les bâtiments, au pied desquels, sur les trottoirs défoncés, les détritus se mélangent au sable du désert. Le premier test d'adaptation est la traversée d'une avenue : ni les voitures, fonçant sur quatre ou cinq files, ni les piétons, qui s'élancent de n'importe où, ne s'arrêtent. Le tout est de bien anticiper sa trajectoire... et de se jeter.










Après un temps d'adaptation certain, sous la saleté, je découvre une ville d'une richesse déconcertante. Après une journée durant laquelle je dors deux nuits, j'explore, pendant deux jours entiers et environ soixante kilomètres, la plupart des quartiers de la ville, qui sont autant de voyages dans le temps.
Le Caire subit une expansion constante et incontrôlée depuis la révolution dirigée par Nasser, en 1952. Aujourd'hui, l'agglomération compte environ 22 millions d'habitants (selon les sources) ; la ville même, 7 millions. Les immenses banlieues résidentielles ne présentent guère d'intérêt : vétustes ou plus récentes, elles ne sont qu'une accumulation de tours de béton brut et de briques. Par contre, la cité est un incroyable patchwork d'architectures et d'atmosphères différentes. Le centre-ville, construit à la fin du 19e siècle sur le modèle de Paris, comporte de larges avenues encadrées par d'élégants bâtiments de style Empire. Il émane de ses rues bondées un charme désuet, puisque la plupart des immeubles sont gris et délabrés ; le terme rénovation ne semble pas faire partie du vocabulaire égyptien...
Plus au Nord, sur la place Ramsès, l'automobile règne en maître ; une autoroute aérienne et ses multiples échangeurs survolent  des carrefours aux embouteillages ininterrompus. Au Sud, protégé par l'enceinte de l'antique Babylone d'Egypte, on visite le quartier copte comme un musée. Bastion de la chrétienté depuis le premier siècle de notre ère, il renferme quelques très belles églises. Et comme seul les piétons arpentent ses étroites ruelles pavées, la sérénité ambiante permet de se détendre un moment, avant de s'engouffrer dans l'extrême agitation du quartier islamique. Dominé par quelques magnifiques mosquées et de très belles maisons ottomanes, Il n'a guère changé depuis l'époque médiévale ; l'endroit est fascinant. Les habitants, qui portent les costumes traditionnels, se faufilent entre les charettes tirées par des ânes ou des chevaux, les troupeaux de moutons, les poules... Plus loin, le Khan al-Khalili, immense souk fondé au 14e siècle pendant la domination des Mamelouks, propose tous les produits imaginables, au mileu d'une foule compacte et bruyante.














Ma halte dans la capitale égyptienne, "la mère du Monde", est plus longue que prévu : j'ai bêtement perdu mon carte visa quelque part au bord de la Mer Rouge, il me faut donc attendre d'en recevoir une nouvelle avant de m'envoler vers la Tunisie. Ca n'est pas (encore) un problème, puisque j'utilise mes Traveler chèques. Surtout, cela me permet de me fondre dans la vie agitée du Caire, dans des circonstances exceptionnelles. Je loge d'abord trois jours chez Julie, une gentille journaliste française qui habite un bateau sur le Nil : la classe. Depuis, je partage l'appartement voisin avec un jeune artiste allemand, Malte, et Lewis, étudiant américain de vingt-trois ans. Je rencontre ce dernier par hasard, dans des circonstances improbables. Puisque il m'invite chez lui aussi longtemps que nécessaire, je retourne vivre sur le même bateau que j'ai quitté la veille ! L'endroit est un peu excentré, mais il suffit de traverser la rue pour se retrouver dans l'un des quartiers les plus populaires de la ville : Imbaba. Débordantes de vie, ses ruelles, où circulent scooters et tuk-tuks, abondent de minuscules échoppes en tout genre. On m'avait averti de l'insécurité qui règnait au Caire, pourtant, au milieu de la misère et de la saleté, tout le monde est très aimable et ravi de nous aider à la moindre occasion. Nous déambulons souvent, tout les trois, dans cet endroit captivant, où ne s'aventure aucun autre étranger, pour boire un thé, jouer au tavla, ou avaler quelques délicieux falafels.
Mes deux compères sont très attachants. Malte, en tant qu'artiste, est forcément décalé. Comme il mange ses mots, je ne comprend que la moitié de ses phrases. Il crée notamment une curieuse statue drapée du drapeau égyptien, qu'il accroche ensuite sur un pont, au dessus du fleuve. L'épisode lui vaut de passer l'après-midi dans les bureaux de la police secrète. Ses agents, incrédules, ont bien du mal a appréhender la signification de l'oeuvre... Quant à Lewis, apres avoir vécu deux ans à Paris, il prépare maintenant un master en anthropologie du Moyen-Orient. Il parle (un peu) français, espagnol (sa mère est cubaine), se débrouille en arabe, et fait beaucoup d'efforts pour que je comprenne son anglais. Intelligent, drôle et modeste, il est également excellent musicien : il écrit, compose, et enregistre sa propre musique. Il s'est aussi rendu à Gaza via les tunnels qu'empruntent les palestiniens pour sortir de leur territoire... Il est probablement le garçon le plus cool de la ville.

Comme Lewis est en vacances, nos nuits sont plus longues que nos jours. Nous festoyons sur le bateau avec quelques amis ; ou dans des clubs privés américains où se perd la jeunesse bourgeoise du Caire ; ou encore chez quelque égyptien, avec qui nous refaisons le monde dans une atmosphère enfumée.
Nous passons la soirée de noël chez un américain et une suédoise. Cette année, mon réveillon est international : une trentaine d'invités pour un quinzaine de nationalités de tous les continents. Le buffet est énorme et l'alcool importé coule à flots. Mais le summum de mon séjour cairote restera l'escalade de la pyramide de Khéops, sous la lumière diffuse de la pleine lune. Lors d'une soirée sur un toit de la banlieue de Gizeh, autour d'un feu, nous observons, perplexes, les immenses ombres triangulaires. En partant, au milieu de la nuit, nos intentions sont évidentes. Nous franchissons d'abord le haut mur d'enceinte, puis, au pied de la plus haute pyramide, la tentation est trop grande ; nous grimpons... L'ascension est délicate ; les énormes blocs sont très abîmés, friables, et couverts de sable. Et la pente est raide. A mi-chemin, je renonce à aller plus haut, et je convaincs mes amis d'en faire autant. Nous restons là un long moment, à contempler les lumières de la mégapole, assis sur une pierre posée là voici plus de 4500 ans.

Des eaux de la Mer Rouge au ciel de Louxor

Sharm el sheikh, c'est Las Vegas en Egypte. A la pointe sud du Sinaï, sur plus de 40 km le long du littoral, s'étend un plan d'urbanisme des plus simples : de la mer vers le désert, on trouve des hôtels gigantesques, puis de longues rues commerçantes perpendiculaires à la plage, une interminable voie rapide ponctuée de rond-points, et enfin les immeubles d'habitations des locaux. La ville, pourtant d'un bon standing, sonne faux : bâtiments rococos au couleurs criardes, statues dorées en plâtre, souvenirs en plastique. En arrivant dans la soirée, j'appelle mon hôte du jour avec le portable d'un aimable commerçant. Je me trouve au Sud de la cité, tandis que Viny habite au Nord. Le téléphone, que je suis dans tout le quartier, passe de main en main, jusqu'à celle du patron d'un magasin de bières. Mon ami en commande un stock impressionnant, et me voilà parti, à cent à l'heure, assi derrière le livreur sur une moto d'un autre âge. Je tiens d'une main mon sac qui déborde du coffre, et de l'autre mon chapeau. Bien sûr, la moto rend l'âme a mi-chemin, elle sera remplacée une demi-heure plus tard ; l'aventure... Viny, égyptien de 32 ans au gabarit imposant, m'accueille en grande pompe : sandwichs, bieres, haschisch. Le gaillard, charismatique et perspicace, à vécu douze ans aux Etats-Unis, avant de revenir au pays. Il est aujourd'hui manager qualité dans un grand hôtel, et sa fonction résume assez bien le personnage. Il vit dans une luxueuse résidence avec piscine et gardiens, et partage un vaste appartement parfaitement équipé avec ses deux ravissantes femmes, une égyptienne et une russe, qui lui obéissent au doigt et à l'oeil. Et comme tout le monde ici, c'est un fêtard aguerri. L'accès aux plages étant interdit pour cause d'attaques de requins blancs (trois morts en quelques jours), et ces dames s'occupant parfaitement de nous, je n'éprouve pas le besoin de mettre le nez dehors. Pendant deux longues nuits, nous partageons nos expériences dans l'ivresse et la bonne humeur. Le sens de l'hospitalité de mon ami est tel qu'il me faut même refuser sa dernière proposition...

Puisque, étrangement, il ne semble pas y avoir de ferry en partance pour la ville d'Hurghada, je la rejoins en bus, via le Caire ; quinze heures de bus à la place d'une heure de bateau... Sur "la route de la mort", vers la capitale, je constate en effet que les camionneurs inconscients conduisent des monstres à deux remorques comme des gamins jouent aux petites voitures. Un accident et un cadavre plus tard, le bus plonge dans le tunnel du Canal de Suez : lorsqu'il ressort sur l'autre rive, je suis en Afrique. Je ne reste que cinq longues et éprouvantes minutes au Caire, le temps nécessaire pour traverser une large route, trois fois trois voies, au trafic dense, et d'attraper in extremis un autre bus en direction du Sud.

Hurghada, comme Sharm, est entièrement dédiée au tourisme, l'atmosphère africaine en plus. Les rues sont sales et poussièreuses, la construction des bâtiments n'est terminée que dans les niveaux inférieurs. Au dernier étage, les murs ne sont pas encore maçonnés et les tiges de fers dépassent des poteaux en béton. L'ambiance est bon enfant, et même les vendeurs, qui harponnent le touriste toutes les dix secondes, sont sympathiques. Comme j'apprend l'art du commerce arabe depuis deux semaines, je négocie mon hôtel à un prix dérisoire, tandis que ma journée d'exploration sous-marine sur un bateau est bon marché. Palmes aux pieds et tuba au bec, je passe de longues heures à traquer les poissons multicolores qui se cachent dans les coraux. Du fait de l'intense exploitation touristique, la faune et la flore, près des côtes, sont amoindries. Pourtant, la richesse de la nature est encore telle que je nage, au sens propre, en plein bonheur, dans les eaux turquoises de la Mer Rouge.
Après les sciences naturelles, place à l'histoire. Mon cours se situe cette fois à l'antédiluvienne Louxor. Encore grâce au réseau mondial, je trouve un hôte, qui, par chance, est tour-opérateur. Je loge avec lui, dans sa chambre, pendant trois jours. Ahmed, 31 ans, habite avec sa mère et son petit frère un appartement modeste, dans un quartier très populaire à l'écart de la ville. Celui-ci étant un fervent musulman doublé d'un caractère obstiné, je dois faire preuve d'une grande diplomatie pour ne pas être converti dans l'heure qui suit notre rencontre. Ahmed est croyant, soit, mais il n'en est pas moins homme, donc faible. Après nos échanges métaphysiques, nous nous affrontons au cours de parties de football virtuelles, accompagnées de bières et d'herbe locales ; étrangement, les soirées me semblent familières...
Concernant mes visites, mon ami ne me laisse pas trop le choix, il me prend simplement, chaque matin, une épaisse liasse de billets, et se charge de tout, me tenant soigneusement à l'écart de toute négociation. La manière me laisse un petit goût amer, mais les prestations sont néanmoins exceptionnelles : voiture, chauffeur et guide particuliers ! Soit, à Louxor, j'explose mon budget, mais au dixième des prix facturés au touriste lambda. Et puis les trésors de l'Ancienne Egypte valent bien ça.

Le premier jour est consacré à la Cité des Morts. La Vallée des Rois, antique cimetière des pharaons, est située au coeur d'un vaste massif montagneux couleur sable. Aujourd'hui, soixante tombes ont été exhumées, et on découvre encore... Nous en explorons d'abord trois : de longs tunnels descendent profondément dans le roc. Chaque centimètre carré de pierre est couvert de minuscules hiéroglyphes et de grands personnages peints, racontant la vie du souverain. Puis on atteint une ou plusieurs salles, parfois occupées de colonnes, puis, enfin, la chambre mortuaire, où est retracé le passage du pharaon de la vie vers la mort. Là encore, les murs sont recouvert de gravures somptueuses aux couleurs éclatantes, malgré leur âge canonique... La dernière, celle du fameux Toutankhamon, est étroite, mais extraordinaire : en bas de l'escalier abrupte, l'enfant-roi est toujours là, 3400 ans après sa mort : troublante rencontre. La momie, sous verre et le cuir intact, semble regarder vers les étoiles. A l'opposé, le cercueil est cette fois en quartz rose finement sculté ; tandis qu'à l'intérieur, le sarcophage est coiffé de l'authentique et éblouissant masque funéraire, onze kilos d'or massif à l'effigie du souverain... Nous visitons ensuite le superbe temple d'Hatchepsout, bâti au XVe siècle avant J.C., dans un style qui pourrait être contemporain. La Reine, qui se fit passer pour Roi, fut le premier travesti connu de l'Histoire. Enfin, je contemple longuement les colosses de Memnon, près de vingt mètres de hauteur, qui furent les gardiens d'un énorme temple aujourd'hui disparu.

Le second jour est consacré à la cité des vivants, sur la rive Est du Nil. Le temple de Karnac, qui s'étend sur la surface hallucinante de deux kilomètres carrés, est à coupé le souffle. C'est en fait une succession de trois temples principaux, élaborés et complétés sur une période de treize siècles. Tous les fantasmes de l'égyptologue amateur sont là : interminable allée de sphinxs, statues monumentales, portes gigantesques, obélisques vertigineux... Et, au centre de l'ensemble, le visiteur, deja stupéfait, decouvre l'enceinte d'Amon-Ré : cent trente-quatre immenses colonnes en forme de papyrus, entièrement gravées d'idéogrammes et encore partiellement colorées, pointent vers le dieu-soleil, plus de trois millénaires apres leur édification ; incroyable. En fin d'après-midi, mon guide m'abandonne tandis que je parcours le Temple de Louxor. A moitié enseveli par la ville nouvelle, il s'avère moins impressionnant que celui de Karnak. Pourtant, la lumière du jour déclinant, ma promenade, parmi ses hiéroglyphes, ses colonnes et ses imposantes statues, s'imprègne d'une magie intense : le ciel est rouge, le temps s'arrête...




Le dernier jour, avant l'aube, je me dirige encore vers la cité des morts, cette fois à bord d'un petit bateau. Je ne vais pas descendre sous terre, mais m'élever au dessus des montagnes. Un petit tour en montgolfière au dessus de la Vallée du Nil et des temples, je suis bien obligé d'admettre qu'Ahmed connait son boulot... Lorsque que le ballon est enfin gonflé, le soleil apparait. Moi et une vingtaine d'autres compagnons embarquons dans le grand panier, tandis que le capitaine fait cracher le feu. En silence, le ballon monte, la montagne sacrée des Rois s'embrase, puis c'est toute la luxuriante vallée qui retrouve sa teinte vert vif. Et comme je n'ai dormi que deux heures, j'admire, entre songes et contemplation, le même majestueux paysage que les pharaons, voici quatre ou cinq millénaires ; mais eux, aussi puissants furent-ils, ne l'ont jamais vu du ciel.

Petra, vermeille merveille

Après avoir quitté mes amis de Gaziantep, je retrouve, à Ankara, la gentille Gaya et son accueillante famille. Comme je constate que les billets d'avion pour la Jordanie sont nettement plus cher au départ de la Capitale que d'Istanbul, je repars, deux jours plus tard, vers l'énorme métropole. L'idée de revenir sur mes pas me déplaît quelque peu, surtout que je traverse une nouvelle fois la Turquie, cette fois dans les airs, en seulement une heure, juste le temps de contempler le coucher de soleil au dessus des nuages. Il m'aura fallu dix-huit heures de bus pour faire le chemin inverse...

Je réside deux nuits a Amman la Blanche, capitale de la Jordanie, qui, en l'occurence, est plutôt grise. Pendant une journée entière, j'explore les rues sales et agitées du vieux centre. les quartiers populaires, principalement habités par des refugiés palestiniens, sont en piteux état. Je visite l'antique citadelle, successivement occupée par plusieurs civilisations mais qui n'est plus qu'un champ de ruine, ainsi que l'impressionnant théâtre romain. Plus loin, j'admire la somptueuse mosquée du Roi Abdallah 1er, l'une des plus remarquable du Moyen-Orient. La majorité des femmes sont voilées ; les autres, comme que la plupart des hommes sont habillées à l'occidental. Dans ce pays allié des Etats-Unis, le mode de vie américain a envahi les rues. En périphérie, la ville supporte un développement exponentiel : les faubourgs résidentiels sont impeccables et cossus, tandis que dans les quartiers d'affaires s'élèvent d'audacieux buildings.


Puis je rallie l'un des points d'orgue de mon périple, la mythique Petra. Nichée dans une large vallée, au coeur d'un vaste massif montagneux, l'antique cité développée par les nabatéens dès le VIe siècle avant J.C., atteint son apogée au debut de notre ère. Puis elle continue de prospérer grâce à sa position stratégique, au carrefour de plusieurs routes commerciales, sous la domination romaine, puis byzantine. Sa splendeur s'achève au milieu du IVe siècle après J.C., suite à un violent séisme qui détruira la ville.
Pour atteindre la cité, le visiteur doit emprunter le même chemin que les caravanes d'antan. Le Siq, un étroit canyon de près de deux kilomètres, fait monter le suspens. Il serpente entre deux falaises hautes de deux cents mètres, parfois espacées de seulement deux mètres. Déjà, les formes et les couleurs de la roche sont stupéfiantes. Et soudain, la lumière jaillit : en quelques pas, je suis au pied de l'éblouissante et monumentale Khazneh. Je reste une éternité devant ce trésor rouge, ébahi, dont je rêve depuis mon enfance, lorsque j'aprenais à lire avec Tintin, cet imposteur (confer l'album Coke en Stock !). La façade, trente mètres de large et quarante de hauteur, est resplendissante, malgré ses deux mille ans.

L'allée débouche ensuite sur la vallée où vivaient 25 000 personnes, cent générations plus tôt. Evidemment, on ne peut qu'imaginer l'effervescence qui y régnait, puisqu'il ne subsiste plus, immobiles et silencieux, que les vestiges taillés dans la roche. Richement décorés, on admire des temples monumentaux, des tombes colossales, un théâtre romain vertigineux. Les habitations troglodytes encore visibles sont bien plus sommaires.

L'héritage du passé n'est pas le seul attrait du lieu, puisque là encore, la nature a fait preuve d'une grande créativité. L'érosion a sculté de mystérieuses formes dans la roche, tandis que de magnifiques arabesques sont dessinées par une improbable palette de couleurs, surtout rouge et rose, mais aussi blanc, jaune, orange, violet, parfois, bleu ou encore noir...

L'experience est egalement sportive, puisque, au pas de course, j'escalade puis dévale, via d'interminables escaliers, les montagnes environnantes. Au sommet, on y observe divers sanctuaires, des citernes, et surtout le majestueux Deir. Au-dessus de celui-ci, je gravis encore un pic rocheux, le point culminant du massif, d'où la vue est époustouflante. A l'ouest, les montagnes noires tombent à pic dans le désert blanc. Plus loin, on aperçoit le Jourdain et, au-delà, les terres d'Israël ; si près, si loin...


Je termine mon séjour jordanien par une halte à Aqaba, unique ville portuaire et cité balnéaire du Royaume. Je suis accueilli par Amer, étudiant en cinéma et excellent guitariste. D'origine palestinienne, comme les deux tiers des habitants du pays, il m'explique que ses parents ont dû fuir leur terre lors de l'exode de 1967. Son opinion, forcément partisane mais néanmoins réaliste, sur les enjeux et l'histoire du Moyen-Orient est pour moi un éclairage précieux. Plus tard, nous oublierons ces considérations politiques en passant une belle soirée avec quelques uns de ses amis. Enfin, avant de ralier l'Egypte, Je profite de la chaleur pour goûter les eaux tiédes et cristallines de la Mer Rouge, tandis qu'au même moment, mon pays a revêtu un épais manteau blanc...

A Gaziantep comme à la maison

Un dimanche aux alentours de midi, je rencontre mon nouvel hôte, Deniz, chez lui, dans le centre de Gaziantep. Il fait immédiatement preuve d'une extrème gentillesse et d'une grande hospitalité. Son appartement est vaste et confortable, et comme nous sommes en période de vacances, ses deux colocataires sont absents : je m'installe donc dans la chambre de l'un d'entre eux. Dans l'après-midi, Deniz, 27 ans, ingénieur dans l'industrie agro-alimentaire, s'avère également être un excellent guide touristique. Nous visitons d'abord le musée archéologique, qui rassemble des pièces de première importance, extraites du site de Zeugma, antique cité située sur l'Euphrate. Celle-ci fut engloutie en 2000 par les eaux de retenue d'un immense barrage, les intérêts économiques prévalant une fois de plus sur l'héritage historique. Les archéologues ont néanmoins déplacé de magnifiques demeures romaines, ornées de vastes et fastueuses mosaïques, ainsi que d'élégantes scultures. Puis nous explorons la citadelle, théâtre de la bataille, forcément héroïque, des résistants turques contre les forces françaises, en 1920 ; l'ancienne cité d'Antep y gagnera ses galons de "gazi" (la victorieuse). La ville est également la capitale gastronomique de la Turquie ; mon ami ne manque pas l'occasion de me le démontrer en m'invitant dans le meilleur restaurant de la ville. Le repas, aussi savoureux que copieux, se conclue par les immanquables baklavas. Nous allons enfin digérer ce festin dans la cour intérieure d'une auguste demeure du quartier arménien, en buvant le thé et en fumant le narguilé. Malgré mon insistance appuyée, il me sera impossible de dépenser la moindre Lira de la journée...

Ce lundi, Deniz, qui se rend pour 24 heures a une cérémonie de mariage, me prie de rester un jour de plus afin que nous puissions mieux faire connaissance ; il ne croit pas si bien dire... Puisqu'il m'est impossible de refouler tant d'amabilités, je passe la journée suivante seul, à paresser, dans un appartement qui n'est pas le mien. J'y reçois même des invités puisque Deniz ira jusqu'a demander à des amis de me rendre visite de peur que je ne m'ennuie ! A son retour, mardi soir, je lui prépare un diner et lui offre quelques cadeaux, puisque, anticipant quelque difficulté, je souhaite ralier la Syrie dès le lendemain matin. Et en effet, cent kilomètres plus au Sud, les douaniers sont débordés : les musulmans fêtent le Baïram (l'Aïd en arabe) et les turques allant visiter leur famille en Syrie sont nombreux. Après de longues heures dans les files d'attente, je finis dans le bureau du directeur de l'office syrien : il est compréhensif et passe un coup de fil à sa hiérarchie afin de m'obtenir l'indispensable sésame. Je patiente encore deux heures, puis le couperet tombe : le visa m'est refusé ; je pourrai peut-être l'obtenir au consulat d'Antep. Je m'en retourne donc, penaud, vers mon précieux ami. Et puisque toutes les administrations sont fermées jusqu'à la fin de la semaine, il me faut patienter jusqu'au lundi suivant. Deniz en est ravi et je ne suis pas mécontent non plus : après un premier mois d'aventures express, un peu de répit devrait me permettre de recharger les batteries.
Je fini la semaine tranquillement, déjà comme chez moi : Je passe mes journées entre grasse matinée, ménage, courses, exercices physiques et lecons, tandis que, le soir, mon nouvel ami me fait découvrir différentes facettes de sa ville. Au fil des narguilés, je découvre un garcon attachant, humble, curieux et cultivé ; aussi, parfois, mélancolique et tourmenté.

Arrive alors le samedi, jour de fête. Nous dinons dans une pizzeria où nous rejoignent certains de ses meilleurs amis : le facétieux Behram, l'espiègle Halil, et, surtout, la ravissante Dogu (prononcez Do-ou). J'ai bien du mal à dissimuler mon intérêt, quı semble réciproque. Son nom, comme par hasard, signifie Est. Elle a 27 ans, enseigne l'expression dramatique à de jeunes enfants, et étudie parallèlement la philosophie. Elle est très curieuse de mon périple et des motivations qui m'ammènent jusqu'ici. Dans un bar, elle m'apprend le jeu du Tavla, tandis que Behram et Halil ne cessent de faire les pitres. Puis plus tard, chez Deniz, nos amis, qui ont bien compris notre petit jeu, se débrouillent pour nous laisser seuls un long moment. Je remarque, tatoué sur son avant-bras, une inscription en grec ancien ; coïncidence troublante, puisque j'ai voulu moi-même me faire inscrire la devise de mon voyage, en latin, au même endroit. En fin de soirée, mes trois complices expliquent à Dogu qu'elle a trop bu pour conduire, ce que, évidemment, j'approuve. Enfin, à la suite d'une longue conversation sur les rêves, advient l'inévitable, que la pudeur m'interdit de raconter...












Nous passons le dimanche après-midi tous les cinq, dans un parc ensoleillé, autour d'un savoureux petit-déjeuner. Ma belle et moi flirtons comme des gamins. Durant les quelques jours qui suivent, elle boulverse son emploi du temps chargé pour passer chaque nuit auprès de moi. Les jours sont comptés ; l'urgence renforce l'intensité de notre liaison. Le lundi, j'apprends, via le consulat syrien puis l'ambassade francaise d'Ankara, que je n'obtiendrai pas de visa. Mais je suis trop prêt de la frontière, et trop têtu, pour ne pas retenter ma chance. Ce mercredi, sceptique mais déterminé, je repars vers le poste-frontière de Kilis. Cette fois, les formalités sont plus rapides, mais la conclusion identique. Je m'en retourne donc, encore, vers Antep, avec un sentiment mitigé : soit, il va me falloir corriger ma route, et je vais rater La Syrie, Palmyre et Damas ; le Liban et Beyrouth. Mais je vais aussi pouvoir prolonger, pour quelques jours encore, la belle idylle. Mes journées, que je passe seul, sont paisibles, mes soirées, en compagnie de mes amis, joyeuses, et mes nuits passionnées ; presque une vie normale.

Enfin, après un séjour de deux semaines à Antep, j'ai des fourmis dans les jambes. Ce samedi soir, je repars vers Ankara enfin de prendre un avion pour Amman, en Jordanie. Sur le pas de sa porte, je salue longuement Deniz. il veut me faire promettre de revenir le voir, mais je préfère le supplier de me rendre visite, un jour, en France, afin que je puisse relever le défi de lui retourner son incroyable hospitalité. Puis Dogu m'accompagne a la gare routière. Durant le trajet, elle me fait comprendre son désir de me voir rester ; maladroitement, je tente de lui expliquer qu'elle mérite un homme stable, qui pourra l'aimer pour longtemps. Enfin, sur le quai, les mots sont rares et nos regards se fuient ; la dernière étreinte est tremblante. Dans le bus, à travers les vitres fumées, je m'efforce de sourire à ma belle, dont je ne distingue que la charmante silhouette ; puis elle disparait dans l'obscurité. Ainsi s'achève mon doux rêve d'Orient.

Magique Cappadoce

Située au coeur du plateau anatolien, la Cappadoce est une curiosité géologique : une intense activité volcanique, datant de plusieurs millions d'années, a engendré une superposition de strates plus ou moins denses : au fil du temps, l'eau et le vent ont sculté dans le tuf des canyons et des vallées au relief invraisembable. Les montagnes, fripées par l'érosion, sont teintées de rose, de rouge, de jaune, tandis que les fameuses cheminées de fée pointent fièrement vers le ciel en défiant les principes élémentaires de l'équilibre. Depuis des temps immémoriaux, les hommes se sont établis dans ces paysages mystiques, creusant dans la roche friable de véritables cités. Certaines, souterraines, sont même édifiées en négatif sur plusieurs niveaux. La religion chrétienne y connu un essor considérable dès le IIIe siècle de notre ère.









Lorsque j'arrive à Göreme, ancestrale cité troglodyte devenue centre touristique, je tiens une bonne crève. Je m'établie dans une auberge dont je suis le seul client, et dont le vaste dortoir est creusé dans la roche. Je me soigne par la marche, en explorant pendant trois jours, du matin au soir, les plus fameuses vallées. Le caractère magique de la région est accentué par la faible affluence hivernale, puisque je me ballade parfois pendant des heures sans croiser le moindre pélerin. De plus, la végétation a revêtu ses habits d'automne, ajoutant de nouvelles couleurs à un tableau déjà très bariolé.
Je visite d'abord le musée à ciel ouvert, concentration de plusieurs églises et habitats rupestres. Ainsi protégés des outrages du temps et des vandales, on y admire de magnifiques fresques aux couleurs vives, témoignages de l'art byzantin des XIe et XIIe siècles. Puis je me perd dans ce décor d'une autre planète, évitant soigneusement les chemins, coupant a travers champs, vergers et gorges. Je gravis alors le mont Atkepe : l'ascension est superbe est la vue, au sommet, somptueuse. Puis je redescends, haletant, vers le village de Cavusin, franchissant les extraordinaires Vallées Rouge et Rose. Au fil de la journée, la lumière changeante joue avec les formes et les couleurs, donnant des airs surnaturels à ces paysages. Je découvre également le village d'Uchisar, surmonté d'un imposant rocher creusé comme du gruyère. Je reste un long moment a son sommet, d'où le panorama est époustouflant : J'y examine, sous un autre angle, les endroits précédemment explorés, si différents les uns des autres, et à l'arrière-plan, le majestueux volcan Erciyes et ses neiges éternelles. J'explore enfin, alors que le jour décline, la Vallée de l'Amour et ses indécentes cheminées de fée.

J'ai bien conscience que le lecteur relèvera ici une kyrielle de superlatifs, que je m'efforce cependant d'utiliser sans emphase. Je suis pourtant loin du compte, tant il me semble que ce lieu ne peut être décrit avec des mots. J'invite le curieux à effectuer une rapide recherche afin de dénicher quelques photos supplémentaires, même si, elles non plus, ne suffiront pas pour exprimer la magie de la Cappadoce.

Une petite femme et un grand homme

Depuis mon passage en Grèce, désireux de rencontrer des locaux plus à même de m'expliquer leur pays et afin de réduire mes dépenses, j'envoie, à chaque destination présente sur ma feuille de route, plusieurs demandes d'hébergement via le site internet couchsurfing.com. Belle initiative du réseau qui n'a rien de virtuel, puisqu'elle permet aux voyageurs d'établir un contact avec d'accueillantes personnes du monde entier, mettant à disposition un canapé ou un lit. A Ankara, j'ai rendez-vous avec une jeune turque prénommée Gaya, la première à avoir répondu favorablement à ma requête.

Je la retrouve donc à l'heure et à l'endroit prevu, dans le centre de la capitale administrative de la Turquie. Gaya, 24 ans, étudie avec légèreté la littérature française. Elle vit dans un vaste et confortable appartement, en compagnie de sa mère et de ses deux frères : Kerem, 18 ans, et Deniz, 12 ans. Le papa, qui travaille a Istanbul, n'est que rarement présent. Ils m'accueillent comme un prince et me font vite me sentir comme l'un d'entre eux. Etant sur la route depuis plus d'un mois et ayant pris un méchant coup de froid, la chaleur d'un foyer m'est fort réconfortante. Cette étonnante hospitalité me permet, d'un point de vue général, de rehausser mon appréciation de l'espèce humaine, et, plus particulièrement, les chances de réussite de mon entreprise.Malgré nos différences culturelles, Gaya et moi nous trouvons de nombreux points communs : la soif de liberté est universelle. Je découvre une personne curieuse, attentionnée, futée, rigolote. Elle est aussi charmante, ce qui n'enlève rien à ses multiples qualités... Cependant, en tant qu'ambassadeur de la courtoisie française, je garde respectueusement mes distances. Et tandis qu'elle oublie ses cours pour me servir de guide, une belle complicité s'installe.

Après l'hystérique Istanbul, Ankara ressemble plus à une humble ville de province qu'à une capitale. Résolument moderne, elle subit un développement accéléré après que Mustafa Kemal Atatürk, le père de la nation, la désigne capitale du nouvel état en 1923. Elle passe ainsi, en quelques décennies, d'une bourgade de 30 000 habitants à une métropole de près de 4 millions d'âmes. J'en profite pour étudier l'incroyable destin de cet homme auquel les turques vouent un véritable culte. A la fin de la Première Guerre Mondiale, l'Empire Ottoman, allié des allemands, est envahi par les Alliés. Atatürk, militaire à la carrière exemplaire, refuse de voir son pays démembré par le Traité de Sèvres. Il se révolte donc contre le pouvoir du Sultan en créant un second pouvoir politique, puis organise la résistance contre les occupants. Sous son commandement, les forces turques vont se défaire des armées françaises, anglaises, arméniennes et grecques. Puis tel un dictateur démocrate, il impose, avec ténacite et autorité, la République, ainsi que de multiples réformes radicales ; il inscrit la laïcité dans la Constitution, donne le droit de vote aux femmes, remplace l'alphabet arabe par l'alphabet latin, et mène d'une main de fer une révolution sociale. Si on voulait faire un raccourci simpliste avec l'histoire de France, on pourrait le comparer en même temps à de Gaulle, Napoléon, Ferry et Robespierre... Néanmoins, je n'oublie pas que l'histoire est toujours écrite par les vainqueurs, et qu'elle comporte des parties plus sombres et facilement occultées, tel les questions arméniennes et kurdes.

Amusante anecdote : tandis que Gaya se ballade avec des fleurs que son petit frère doit remettre à la statue d'Atatürk, en l'honneur de l'anniversaire de sa mort, j'achète, pour remercier l'affable maman, une boîte des fameux baklavas, délicieux feuilletés à la pistache. En Turquie, si un couple se promène avec ces deux éléments, cela signifie immanquablement que le jeune homme va demander la main de la demoiselle à son père. Et dans les rues animées d'ankara, on ne manque pas de nous le faire remarquer...
Apres seulement deux jours passés auprès de l'attachante Gaya, nos adieux sont touchants. Dans le bus qui voit nos chemins se séparer, les yeux humides, elle m'embrasse chaleureusement. Dorénavant, j'ai une amie a Ankara.

Au-delà du Bosphore, l'Asie


En provenance d'Athènes, après un interminable trajet nocturne dans un confortable bus, le long de la Mer Egée, j'atteins Istanbul à l'aube. Ici, l'échelle est démesurée. De larges autoroutes se croisent et se rejoignent, passant au-dessus et en dessous les unes des autres, tandis que de multiples bretelles dispersent un trafic déjà dense en tous sens. Au loin, j'aperçois un complexe de livraison : comme des jouets dans un garage d'enfant, les camions sont alignés par dizaines dans de petits hangars aux enseignes bariolées, alignés sur quatre étages pendant des centaines de mètres. Puis on arrive à l'énorme gare routière : au milieu de la cohue, j'ai besoin de longues minutes pour retrouver mon souffle et mes esprits. Je fini par dénicher la navette qui dessert le centre-ville, et, puisque je n'ai pas de plan et que je comprend encore assez mal le turc, je descend du mini-bus au hasard, sur une large avenue. La circulation des véhicules et des piétons est hystérique. Après une exploration épique de la jungle urbaine durant quelques heures, je parviens, soulagé, à trouver le quartier de Sultanameth, le coeur de la vieille ville, ainsi que mon auberge. Je partage mon dortoir avec un canadien, des néo-zélandais, des anglais, un brésilien, un espagnol, des français ; il y a même un turc...

La mégapole, entre 15 et 20 millions d'habitants répartis sur 400km2, est une cité vieille de presque 3000 ans. Ancienne Byzance des Grecs, elle fut conquise par Alexandre le Grand, puis devint Constantinople, capitale de l'Empire Romain d'Orient ; elle ne devient Istanbul qu'au XXe siècle, lors de la chute de l'Empire Ottoman. Elle est un carrefour des civilisations, tant sur le plan culturel que géographique. A cheval sur deux continents, elle est bordée par la Mer Noire et la Mer de Marmara. Depuis toujours, c'est l'Orient contre l'Occident.C'est aujourd'hui une formidable combinaison de modernité et de traditions, un fantastique enchevêtrement de ruelles entrecoupées de gros boulevards, où s'activent des marchands de toutes sortes et des passants de tous horizons. Les jolies maisons traditionnelles, avec encorbellement de bois, disparaissent sous le béton de l'urbanisation sauvage, en même temps que la pauvreté du present dévore la richesse du passé.
Pendant trois jours, j'arpente ses rues frénétiques, à la recherche de monuments rescapés, et tentant de m'adapter a cette atmosphère enivrante.














Je visite Sainte-Sophie, ancienne église monumentale bâtie au VIe siècle, devenue mosquée, puis musée. Ses pierres et ses mosaïques racontent la riche histoire de la Turquie. En face, la sublime mosquée bleue dégage une profonde sérénité, tandis que les palais, Topkapi et Dolmabahce, que j'admire à distance, dévoile le faste disparu des sultans. Le fameux Grand Bazar est hallucinant : intégralement couvert, il renferme des centaines d'échoppes en tout genre dans un incroyable dédale de ruelles voutées et illuminées ; la foule s'entasse dans ses rues, qui sont chacune dédiées à une activité : épices, fruits, tapis, bijoux, vêtements... Tout ce qui ce vend ce trouve ici.

Je ne manque pas de traverser le détroit du Bosphore à bord d'un de ces bateaux, les "vapur", que les Stambouliotes utilisent quotidiennement. Quand je débarque sur l'autre rive, je marche en Asie. Après une longue ballade le long des quais, je reviens, en dix minutes, en Europe. Du matin au soir, j'arpente de nombreux quartiers aux atmosphères variées. Parfois, de sommaires cabanes de bois et de tôles s'agglutinent au pied d'immenses grattes-ciel futuristes ; ailleurs, ce sont des faubourgs résidentiels calmes aux rues si abruptes qu'on croirait que les immeubles, propres et colorés, penchent. Plus loin encore, un magnifique parc débouche sur une interminable rue commerçante aux facades Art Nouveau ; nous sommes dimanche mais elle est pourtant noire de monde. Puis j'atteins l'antique Tour de Galata, qui domine une très ancienne partie de la ville. Je franchis enfin l'estuaire de la Corne d'Or, le long duquel se massent de nombreux pêcheurs.

Lorsque je quitte, à bord d'un bus, l'envoutante Istanbul, je franchis à nouveau le détroit du Bosphore, cette fois sur un long pont suspendu. Derrière moi, l'Europe. Si mes plans improbables se déroulent comme je l'espère, je n'y reviendrai pas de si tôt...

Athènes ; sous le bitume, le marbre




C'est à Iaonnina, charmante petite ville de montagne au nord-ouest de la Grèce, que je passe ma première nuit à la belle étoile. Je campe juste devant un immense lac ; le site est superbe. La matinée est fraîche et humide, pourtant je passe une bonne et longue nuit, interrompue au matin par l'enthousiasme de jeunes rameurs.



Puis j'entreprends de ralier Delphes, au sud-est du pays, en stop. Mais je constate que les grecques sont peu enclins à embarquer les autostoppeurs. Je passe une heure dans l'expectative avant qu'un jeune hirsute ne m'emmène cinq kilomètres plus loin. Encore une heure plus tard, mon pouce et ma patience commencent à faiblir quand Nikos pile devant moi : quarante-cinq ans, la carrure imposante et les cheveux longs, il évolue dans le milieu gothique. ses activités sont multiples : réalisateur de documentaires, producteur d'une chaîne internet, photographe, poète... Il me confie même avoir présenter un show télévisé. Et en effet, lors de nos fréquents arrêts, on le reconnait une fois sur deux : mon chauffeur est une célébrité ! Nikos se révèle charismatique, cultivé, drôle et bavard ; la discussion va bon train. Je saisi donc l'opportunité qu'il m'offre et décide d'aller, si bien conduit, directement a Athènes.

Ici, chaque pierre a une histoire. Même dans les installations flambant neuves du métro, des vestiges du glorieux passé de la ville sont soigneusement préservés. Entre les nombreux sites antiques à découvrir et le retard pris dans mes leçons, je décide d'une halte de trois jours. Délesté de mon sac, je ne marche plus, je vole : c'est au pas de course que je sillone les rues. Au sommet du mont Lycabette, qui domine l'agglomération, je découvre l'immensité de la capitale grecque, où s'entassent plus de quatre millions de personnes. Une infinie mosaïque d'immeubles de quatre ou cinq étages, s'étend à perte de vue et à trois-cent soixante degrés. Elle n'est stoppée que par de hautes montagnes au nord, ainsi que par les Mers de Crète et Egée. Dans le centre, quelques édifices néo-classiques, tel le Parlement ou le Zappeion, embellissent la grisaille ambiante. Heureusement, quelques parcs luxuriants ainsi que de nombreuses rues piétonnes débordantes de verdure permettent au promeneur de respirer.

Quant aux sites antiques, quı font la fierté des Athéniens, ils ne sont souvent plus que des champs de pierres. Bâtis voilà plus de deux millénaires, ils n'ont, pour la plupart, pas résisté aux multiples assaults des envahisseurs ainsi qu'aux tremblements de terre. Pourtant, les monuments qui subsistent ou ceux qui ont été restaurés sont grandioses, tel l'emblématique Parthénon, le Temple de Zeus ou le Théâtre de Dionysos. En les admirant, j'éprouve une profonde admiration pour cette civilisation qui a inventé la democratie, la philosophie et bâti de tels édifices de marbre. A la même époque, en Gaule, entre deux batailles de villages, on taillait des menhirs...

L'Albanie, "le Rwanda de l'Europe"

Cette expression est assez représentative de la misère omniprésente en Albanie. C'est Ilir, ouvrier d'environ trente-cinq ans, qui me la confie. Il est le premier albanais avec qui j'ai une discussion constructive. Il était temps, puisque nous échangeons au poste frontière de Hani i Hotit. Nous attendons là, pendant plus de trois heures, que les douaniers grecques daignent ouvrir les barrières ; nous sommes des milliers. Il tentent ainsi de contenir le flot d'immigrés attirés par un niveau de vie plus décent. Ilir, qui va travailler en Grèce, m'explique que, quelques années plus tôt, l'attente pouvait durer plusieurs jours. Puis il baisse le ton et dénonce le gouvernement corrompu, qui combine avec une mafia omnipotente. En effet, le pays possède diverses richesses naturelles, tel le pétrole, le gaz ou les métaux, mais seuls quelques nantis en profitent.

La veille, en quittant Podgorica, je franchi la frontière en étant passager d'un vieil homme à la mine patibulaire et aux dents pourries. il pilote une Mercedes aussi ancienne que lui et dans un état équivalent à sa dentition. La zone frontalière est totalement déserte, malgré un panorama féerique, entre lacs et montagnes. La route défoncée s'interrompt parfois brutalement pour n'être plus qu'un champ de graviers et de pierres.
Puis la vie réapparait, on croise de minables charrettes tirées par un cheval, doublées dans un nuage de poussière par de rutilants 4x4. Au bord de la route, de misérables cabanons alternent avec de somptueuses villas.

Enfin, j'atteins Tirana dans un minibus bondé jusqu'au coffre. Dans la capitale, le contraste s'accentue. Je découvre des bidonvilles désolants, où jouent dans les détritus des enfants crasseux ; tandis que trois rues plus loin, c'est l'opulence : des hommes en costard italien ripaillent en compagnie de filles de magazines.
Ici, les gens, influencés par l'état d'esprit dominant du chacun pour soi, ainsi que peu habitués à voir des touristes, ne font rien pour me mettre à l'aise. Des quatre heures du matin, j'attrape un bus et rejoint la Grèce au cours d'un trajet épique de plus de douze heures, pour seulement quelques 350 kilomètres.

L'Adriatique, citadelles et côte sauvage

Heureux de trouver un climat plus clément, je séjourne trois jours à l'auberge de jeunesse de Zadar. Entre ballades et rêveries, je passe de longues heures sur les quais, face à l'ile de Ugljan. La ville, qui compte plus de 70 000 habitants, est une importante destination de villégiature pour de nombreux croates et européens. Ancienne colonie romaine, elle passa ensuite sous diverses dominations : byzantine, vénitienne, autrichienne... Mais l'ancienne forteresse, bâtie sur une presqu'ile, a conservé peu de traces de son histoire tourmentée, puisqu'elle subit de nombreux bombardements lors de la Seconde Guerre Mondiale. Il y subsiste tout de même quelques vestiges romains ainsi qu'une église byzantine du IXe siècle.

Puis, via un bus de nuit, je traverse la Dalmatie et me rends directement à Dubrovnik. J'ai décidé, après moult hésitations, de faire l'impasse sur Split, dont je n'aperçois que les lumières, et sur Mostar, en Bosnie-Herzégovine. D'ailleurs, je passe seulement vingt minutes dans ce pays, via le port enclavé de Neum.

J'explore Dubrovnik sous la pluie. La citadelle est comme posée sur l'eau ; ses remparts sont impressionnants. La ville fut, pendant plus de quatre siècles, la capitale de l'Etat de Raguse, concurrent direct de Venise. Son indépendance prit fin avec l'arrivée des troupes françaises au début du XIXe siècle.
Aujourd'hui, la ville est superbe et semble comme neuve, puisque l'Unesco a financé sa reconstruction suite au bombardements des armées serbes et monténégrines, en 1991 et 1992. A l'auberge, la réceptionniste me raconte qu'à l'époque, les habitants furent privés d'eau et d'électricité pendant trois mois, et que, chaque jour, les bombes pleuvaient. Je reste silencieux lorsqu'elle me demande si je peux l'imaginer...

Le soir, je rencontre Aurélie et Philippe, jeune couple francais parcourant l'Europe en train : la finalité de leur périple est de rencontrer le Père Noel en Laponie, pour les fêtes de fin d'année. Nous passons une belle soirée en compagnie d'autres francophones et, le lendemain, nous nous rendons ensemble, en bus, à Kotor. Lorsque que l'on atteint le Monténégro, le soleil brille à nouveau. La route, de plus en plus sinueuse, file entre des montagnes vertigineuses et la côte ciselée. Puis nous parvenons enfin à la baie de Kotor, terminus et summum du voyage.

En quête d'un hôtel, on est accosté par un vieux bonhomme joufflu et affable ; il ne connait qu'un mot d'anglais : room ! Il nous fait entrer chez lui : la chambre, remplie par trois lits, est un peu sommaire, c'est donc parfait. Il m'écrit le prix sur un papier, 20, que je corrige aussitôt : 15. Son rire retentissant marque son accord. Malgré la barrière de la langue, nous restons un long moment avec lui : on écrit, on mime, on montre des photos. Hugo s'avère très accueillant. Pourtant, quand on évoque Dubrovnik, il nous raconte qu'il s'est battu là-bas. Et je comprend que cette homme si gentil était parmi ceux qui ont tant terrifié la jolie réceptionniste d'hier...

La cité de Kotor, classée au Patrimoine Mondial, est peu étendue, mais plein de charme et très vivante. Mais le plus surprenant, ce sont surtout ses incroyables remparts, qui grimpent au dessus de la ville sur une montagne très escarpée. La récompense, pour avoir escaladé quelques centaines de marches, est une vue fantastique sur la baie.




Le lendemain, je quitte mes premiers compagnons de route : ils prennent la direction de la Hongrie, au nord, tandis que je file vers l'est. Ivan, plombier de 37 ans, m'embarque. Il aime son pays et sa beauté sauvage. J'évoque une fois de plus les récentes guerres d'indépendance ; lui non plus n'y comprend pas grand chose, il a des amis dant tous les états voisins. Enfin, le soir, il me dépose dans le centre de la modeste capitale du Montenegro, Podgorica. Dès demain, je compte rejoindre l'Albanie.

Ljubljana - Zadar : grosse(s) journée(s)

Ce matin, je quitte l'hôtel de bonne heure. J'ai la journée pour visiter la capitale Slovène, puisque mon train pour Gospic, en Croatie ne part qu'à 18h30. Je ne mesurerai les conséquences du choix hasardeux de ma destination que bien plus tard dans la nuit.

Ljubljana est une ville modeste et paisible, ou vivent 280 000 habitants. Dans le centre, de nombreux bâtiments baroques datant de la Renaissance, et d'autres, plus récents de style Art nouveau, s'intègrent joliment au milieu de multiples jardins et forêts. La cité est dominée par le Ljubljanski Grad, une ancienne forteresse du XIIe siècle, bâtie au sommet d'un piton rocheux. Malheureusement, la place principale est intégralement fermée pour travaux, mais la promenade le long de la rivière Ljubljanica est superbe.

Je quitte la Slovénie comme j'y suis entrée, en train et de nuit. Ainsi, je franchis ma quatrième frontière et atteint, vers 22h, la seconde capitale de ma journée : Zagreb, deux heures d'arrêt. J'entreprend un tour express de l'hyper-centre. Le vendredi soir, la jeunesse croate est de sortie. Sur les terrasses, les bancs publics, et même sur les pelouses malgré un froid polaire, elle s'amuse en buvant. De grands parcs succèdent à de longues avenues piétonnières, et j'apercois quelques uns des plus beaux édifices de la ville : la cathédrale Saint-Stéphane, le musée Mimara, ou le Théâtre National.

J'arrive à Gospic à 2h45 : la gare est minuscule, comme doit l'être la ville. Je me retrouve seul dans la nuit, faiblement eclairé par un lampadaire minable qui peine à percer le brouillard. Il est hautement improbable de trouver un hôtel dans ce trou, à cette heure, et il fait bien trop froid pour camper. Je n'ai donc plus qu'à marcher, sur la route qui file au sud-est, jusqu'au lever du soleil.
J'ai déja dû marcher environ six heures depuis le matin. Malgré la fatigue et les douleurs, j'égrène les bornes kilométriques et les heures. A la lueur de la pleine lune, je devine, tout autour de moi, de hautes montagnes, et de vastes étendues d'eau. A 6h, lorsque l'aube commence a poindre, j'ai parcouru dix kilomètres et mon sac est constellé de givre. Lentement, au rythme de mes pas, le paysage s'illumine ; il est sublime. Je longe une vaste vallée parsemée de lacs encore sous la brume et les montagnes, majestueuses, sont recouvertes d'épaisses forêts rougies par l'automne. J'apprendrai plus tard que j'arpente le parc national des lacs de Plivitce, classé par l'Unesco : choix judicieux.
A 8h, le jour s'est levé et j'atteint une entrée d'autoroute, où je me poste en attente d'un aimable chauffeur. Miraculeusement, dix minutes plus tard, la première voiture que je vois s'arrête : Carlo, pompier débonnaire d'une quarantaine d'année, a fini son service et rentre à Zadar. Quand je lui raconte ma nuit, il me traite de fou : j'acquiesce. Puis en pénétrant un long tunnel, il m'explique en riant que l'on quitte l'hiver pour l'été. Et en effet, cinq kilomètres et cinq minutes plus loin, le thermomètre est remonté de 10 degres ! La vue sur l'Adriatique, dans laquelle vient mourir le massif karstique en une multitudes d'iles rocheuses, est splendide.

Mon ami me dépose à la gare routière, d'où il me faudra encore une heure de marche pour atteindre, épuisé, l'auberge de jeunesse. Enfin, vers 11h, je m'écroule pour une longue sieste salutaire.

Venise, l'éternelle en sursis

Dans le train pour Venise, bientôt arrivé, je plie bagage. Soudain, j'entend l'annonce de l'arrêt pour "Vicenza" : je fonce et saute du train... pour reprendre le suivant, un quart d'heure plus tard, pour "Venezia". J'en ferai sûrement de pire...



Pendant plus de mille ans, Venise a prospéré au rythme de son commerce intensif et de ses conquêtes méditerranéennes. Dès le Ve siècle, quelques habitants de la plaine du Pô, chassés par les invasions barbares, s'installèrent sur les îles à proximité du delta. A l'aube du IIe millénaire, étendant son influence par la mer, elle devint indépendante. Sa République perdurera huit siècles, jusqu'à son annexion par Napoléon, en 1797. A son apogée, elle était le plus important port de la Méditerranée et exerçait une forte influence sur le reste de l'Europe au niveau artistique et architectural.
Aujourd'hui, Venise intra-muros compte plus de 60 000 habitants, et 270 000 pour toute l'agglomération. Elle est le seul ensemble urbain d'envergure au monde où ne roule aucun véhicule motorisé. Toute l'organisation de la ville est régie par ses embarcations : transports publics, livraisons, même les ouvriers du bâtiment chargent et déchargent les matériaux à quai. Partout, on tire des diables qui débordent en les faisant monter ou descendre les marches d'innombrables ponts. Ici, les grands axes étant des canaux, le plus simple est de circuler en bateau ; j'irai donc à pied.



Venise est une expérience unique : on la visite comme un immense musée au charme desuet où chaque coin de rue est une attraction. On y emprunte de grandes rues commerçantes où pullulent hôtels, restaurants et commerces en tout genre. On y franchit des centaines de ponts ; certains imposant, comme le Rialto, sur lequel sont même installés des boutiques ; d'autres minuscules qui débouchent sur d'étroites ruelles, où, en plein jour, il fait preque nuit. La plupart des touristes, et moi le premier, se battent avec leur plan pour s'orienter. Peine perdue : il est impossible de ne pas se perdre dans ce fabuleux labyrinthe. Les allées et places les plus fréquentées sont grandioses, et les édifices les plus réputés tous plus prodigieux les uns que les autres. Outre la Basilique Santa Maria et l'Eglise du même nom, le clou du spectacle reste la majestueuse Place San Marco, classée au Patrimoine Mondial. On y trouve le Palais des Doges, l'ancienne assemblée ; le Campanile, tour qui domine la cité ; et surtout la Basilique San Marco, renconstruite autour de l'an mil, chef d'oeuvre d'architecture byzantine. A l'intérieur, tout le plafond des coupoles est ornée d'impressionnantes îcones sur fond d'or. Et tout cela est composé de minuscule carreaux de mosaïque ! Inouï...
Pourtant, quand j'ai découvert cette vaste place, les visiteurs avançaient péniblement, en une seule file indienne, montés sur d'étroites estrades de bois. La mer, au plus haut, recouvrait d'au moins cinquante centimètres les dalles de marbre de l'ensemble de la place : la plus belle piscine au monde... Sous son poids invraisemblable, inexorablement, elle s'enfonce. En effet, en guise de fondations, les vénitiens ont planté dans le sol sablonneux de grand pilier de bois, recouvert de plateformes composées de rondins solidement arimés. Partout, l'eau affleure les quais, parfois les déborde. Et même si le lendemain la marée est plus basse, j'observe, en m'enfonçant dans les quartiers excentrés, plus populaires, que la ville se désagrège de toutes parts, et que les ouvriers qui s'affairent ça et là font face à une tâche insurmontable.

Dans mille ans, Venise ne sera peut-être plus qu'un mythe, tel l'Atlantide de nos jours. A moins qu'on ne la visite en sous-marin...

Tentaculaire Milan

Je traverse les Alpes comme on regarde un film. Par la fenêtre du train, le scénario défile. Il commence en douceur, en longeant longuement le lac Léman jusqu'à Montreux. Puis l'histoire s'accélère : le relief s'accentue, les premières neiges blanchissent les sommets. Peu à peu, le long de la Vallée du Rhône, l'horizon devient radical, le paysage à couper le souffle. Et brusquement, c'est l'écran noir : le train s'engouffre dans le tunnel du Simplon. Ainsi, je franchis ma seconde frontière dans l'obscurité. Puis un flash ; le spectacle reprend, saccadé par les pics abrupts et les gouffres sans fond. Puis l'action va decrescendo vers le paisible lac Majeur, descend vers l'industrieuse vallée du Pô, pour enfin, atteindre la capitale économique de l'Italie, Milan.












L'agglomération est très vaste et plus de sept millions d'âmes y cohabitent. Je découvre d'abord sa gare : elle est monumentale. Puis, dans la soirée, en me rendant dans plusieurs auberges à la recherche d'un lit , j'évalue pendant quatre heures son efficace réseau de transport : metro, bus, train de banlieue.
Lundi, la ville grouille. Je me fond dans la cohue et parcours en tout sens, à la japonaise, le centre historique. Fantastique, il rappelle que l'Italie est à l'origine du renouveau des sciences et des arts dès le XIVe siècle : la Renaissance. La cathédrale, "il Duomo", débutée en 1388, en est l'apothéose. Bâtie en marbre, elle révèle une finesse extravagante. Par millions, des scultures de toutes dimensions ornent chaque recoin de l'édifice, à l'intérieur comme à l'extérieur.
Une imposante forteresse du XVe siècle, "il Castello Sforzesco", rappelle le passé agité de la cité, puisque de diverses armées y ont stationné : les espagnols, les autrichiens, ou encore les troupes de Napoléon.
Mais Milan, cité florissante, a su allier histoire et modernité. plusieurs immenses gratte-ciel sont en construction, comme pour prouver la puissance et l'ambition de la mégalopole.
La capitale lombarde est une ville magnifique, et les milanaises le sont tout autant... Je la range aux cotes de Paris et Barcelone, les plus belles villes que j'ai vu jusqu'alors. Les larges avenues sont bordées d'arbres ou de taillis ; des bâtiments richement ouvrages et de toutes époques s'y côtoient harmonieusement. Les italiens sont aimables et expansifs : on peut deviner le sens d'une conversation rien qu'en les observant.
Le soir, des français égarés me prennent pour un milanais. Je joue le jeu et après les avoir orienté en anglais, il me remercient : Grazie Mille !

Mise en jambes


Enfin, le jour du grand départ est arrivé ! Ce matin, je prends la route, la grande, l'ultime. Ma mère, qui doit sortir, a préféré que je m'en aille après elle. Elle m'embrasse brièvement, les yeux humides :
- Je n'aime pas beaucoup les adieux.
- Alors on se dit à tout à l'heure ?
Et, étrangement, c'est moi qui la regarde passer la porte.
Peu après, je quitte la maison et mon père, qui, tout sourire, observe mes premiers pas. Mes parents sont formidables...

Mon premier chauffeur est une vieille dame sans âge. Etant très rarement pris en stop par les mamies, je le prends comme un bon présage. Je passe ma première nuit à Moulins, dans un foyer, puis la seconde a Bourg-en-Bresse, dans un modeste hotel de gare. Ces deux premiers jours, j'ai beaucoup marché, et beaucoup attendu : j'apprends. J'apprends à bien me placer pour lever le pouce, j'apprends à me méfier des indications des gens qui ne se déplacent qu'en voiture, ou de mes fameux "raccourcis", qui, à pied, prennent une autre ampleur.



Samedi, en debut d'après-midi, je franchis ma première frontière, déposé à l'aéroport de Genève par un stewart mexicain. En marchant, je constate que Genève est très cosmopolite : à chaque coin de rue, j'entends une nouvelle langue. Pas étonnant quand on sait que la Suisse possède quatre langues officielles. L'architecture est aussi très variée, des immeubles design en côtoient d'autres de style haussmannien, ou alpin. La ville est propre et colorée. Le degré de conservation du centre historique est remarquable : avec un peu d'imagination, on s'y ballade trois siècles en arrière. Genève est comme l'immense lac Léman : calme et tranquille. Elle est aussi très cossue. Ce dimanche, je m'évade du froid et du niveau de vie suisse, l'un des plus élevé au monde. Et comme je soupconne que la propension de mes amis helvètes a emmener les autostoppeurs est inversement proportionnelle au gabarit de leurs voitures, j'irai en train. Direction Milan.