samedi 27 octobre 2012- 743e jour


Dès 6h, lorsque les passagers s’éveillent, Martin, qui a réussi à dormir un peu, prend la relève ; j’en profite pour me réfugier sur une couchette en hauteur où je dors une heure ou deux. Mais il me réveille vers 8h : il semblerait que nous ne soyons pas dans le bon train. Je ne suis vraiment pas d’humeur, mais par chance, nous ne sommes pas si loin de notre destination ; nous descendons donc de notre train pour grimper dans un autre une heure plus tard. Celui-ci est incroyablement lent, mais il est presque vide : nous regardons défiler le paysage en prenant nos aises. Finalement, vers midi, nous traversons le Gange : voici Varanasi (ou Bénarès), la ville la plus sacrée de l’hindouisme, ma dernière étape indienne. Puisqu’il s’arrête une nouvelle fois sans raison apparente, nous sautons du train pour gagner une avenue encombrée : c’est là que nos chemins se séparent. J’ai été heureux de faire un bout de route avec ces deux-là, surtout que dans ces conditions des plus pénibles, nous nous sommes soutenus mutuellement. Le moins que l’on puisse dire, c’est que sortir des sentiers battus pour s’enfoncer dans la campagne ne fut pas une sinécure. J’y ai même pris deux jours de retard, et je compte en récupérer un en écourtant mon séjour ici. Une course en rickshaw plus loin, je trouve facilement la grande demeure de Ashish, contacté via internet. Tandis que l’employé de maison me sert à manger, il s’amuse de mes péripéties. Le garçon, 27 ans, s’avère aussi courtois que prévenant. D’une voix douce et posée, il m’explique vivre dans la maison familiale avec ses parents, son frère, la femme et les enfants de ce dernier. Il connait bien l’Europe pour avoir vécu à en Angleterre et en Hollande, ce qui lui permet, outre de parler un anglais parfait, de comprendre les difficultés des occidentaux dans son pays. Aujourd’hui infographiste à son compte, il peine à gagner correctement sa vie, mais prévoit de traverser l’Europe en vélo l’année prochaine. Après une douche et une petite sieste, il m’emmène faire le tour du quartier dans la voiture climatisée du papa, mais je suis encore bien fatigué. Le soir, nous discutons encore un bon moment puis je m’écroule de bonne heure.


vendredi 26 octobre 2012 - 742e jour


Comme hier, la gentille québécoise vient frapper à ma porte dès 5h30 puisque je n’ai pas de réveil. Avec les même que la veille, nous grimpons donc dans le vieux 4x4 plein d’espoir ; même l’anglais arrogant s’est calmé. Il fait bien froid à cette heure, mais la réserve, à l’aube, est encore plus belle. La traque reprend, nous tournons longuement sur les pistes en guettant dans les fourrés, attendant de voir surgir la bête devant nous. Alors que les heures défilent, nous observons à peu près les mêmes animaux que la veille. Tout ça est bien joli, mais il faut se rendre à l’évidence : nous ne verrons pas de tigres ici. C’est assez en ce qui me concerne, j’espère avoir d’autres occasions lors de ma tournée asiatique. Depuis deux jours, je m’entends fort bien avec Karine et Martin, les québécois, des gens simples et ouverts du même âge que moi. Puisque nous nous rendons au même endroit, nous décidons de voyager ensemble. Ils sont venus en taxi et sont curieux d’expérimenter les transports locaux. Nous sommes parés dès midi, mais il semblerait qu’un bus ne passe que vers 14h. Mais les informations fiables sont rares dans ce pays et le facteur nous apprend qu’il ne vient finalement qu’à 16h ; ça nous fait une bien longue attente pour une si courte route et nous risquons d’être coincés dès le village suivant. C’est mal barré mais Martin dégote une voiture dont le chauffeur est prêt à nous emmener. C’est cher, mais nous atteignons Umaria dès 15h, ce qui nous permet d’embarquer dans un train dans la foulée. Celui-ci est excessivement garni, du sol au plafond ; il faut pousser pour se faire une place minuscule dans le wagon. Dans ces conditions, le trajet de deux heures s’éternise. A la gare de Katni, une ville un peu plus grande, nous réservons difficilement un train de nuit pour Varanasi (ou Bénares), sans garantie d’avoir une place assise. D’ici-là, nous bavardons toute la soirée dans un restaurant, puis nous retournons à la gare, où il faut enjamber les gens qui dorment partout. Dans le coin, les gens ne parlent pas anglais et les panneaux sont exclusivement en hindi. Les quatre officiels à qui nous demandons tour à tour des précisions nous donnent quatre réponses différentes, comme souvent. L’un d’eux nous explique que des couchettes sont probablement disponibles, mais dans le train, j’ai beau parcourir les wagons un à un, pas l’ombre d’une place, ni couchée, ni assise. Nous nous installons donc par terre, entre les portes et dans les courants d’air, prêts des toilettes et de la puanteur. Mes canadiens ne s’en sortent pas trop mal, mais moi, pourtant rompu à ce genre de situation, je ne parviens pas à dormir. La nuit est longue, très longue.


jeudi 25 octobre 2012 - 741e jour


Réveillés dès 5h30, mes acolytes et moi nous pointons dans la cour, impatients de traquer le fameux tigre du Bengale. Mais le pauvre type censé être le responsable de l’établissement nous annonce que nous n’avons pas de voiture ce matin, en nous sortant tout un tas d’excuses saugrenues. Nous poirotons donc tous les cinq devant la route, en regardant passer les jeeps des autres touristes, surtout des indiens. Tout le monde est agacé, j’emmène donc la petite troupe dans le restaurant de Deepak : lui est un professionnel efficace, et il nous réserve le safari pour cette après-midi. Nous nous calmons en prenant le petit-déjeuner dans le beau jardin, à l’ombre d’un grand arbre. La journée passe tranquillement, entre bavardages et études, puis vient l’heure d’embarquer dans la Jeep. Dans le parc clôturé, la nature est superbe : de grandes falaises pointent à l’horizon ; les arbres, d’essences diverses, sont bien plus nombreux qu’au dehors ; la forêt alterne avec des plaines herbeuses ; et les bosquets de bambou accentuent encore le caractère sauvage des lieux. Attentifs, nous scrutons les sous-bois. La faune aussi est variée : nous observons des macaques curieux, de bondissants cerfs tachetés, de grandes antilopes nilgai, des sangliers en famille, ainsi qu’un renard solitaire, mais des tigres, nous ne voyons que les empreintes sur la piste. Evidemment, nous sommes tous déçus, surtout l’anglais qui perd son flegme britannique et devient même carrément grossier quand il constate que le guide nous fait sortir un peu en avance. Lui, c’est clair, il vient d’arriver dans le pays… Le parc, réputé pour abriter la plus forte concentration de ces félins au monde, ne compte pourtant que 65 individus dissimulés dans 40 km2 de forêts, ce qui démontre à quel point l’espèce est proche de l’extinction. Je m’efforce de rassurer l’équipe, ma bonne étoile est souvent derrière moi. Nous retenterons notre chance dès le lendemain matin.






mercredi 24 octobre 2012 - 740e jour


Ce matin, j’ouvre les yeux fort tard : j’avais du sommeil en retard et cette grasse matinée me fait grand bien. Puisque le personnel de mon hôtel n’est vraiment pas à la hauteur, je prends un petit-déjeuner complet dans le même restaurant que la vieille. Le responsable, un élégant petit bonhomme d'une trentaine d’année s’avère charmant. Après une longue discussion, il se propose de m’emmener à moto pour voir sa ferme. Sur place, il m’explique les champs et les arbres en me décrivant la vie quotidienne des paysans. Comme Deepak doit retourner travailler, je pars seul pour une longue marche à travers la campagne. La végétation n’est pas très dense, les habitants ayant coupé beaucoup d’arbres, et les vaches et les chèvres ayant brouté tout ce qui se situait à leur hauteur. Outre des bergers et leur troupeau, je croise des singes et quelques chevreuils, tout en faisant bien attention où je mets les pieds, soucieux d’éviter les cobras. Après plusieurs heures, je reviens vers le village en traversant des hameaux isolés, ravi par cette belle promenade. A l’hôtel, je rencontre de gentils québécois : ça fait du bien de parler un peu français, et les gens du Québec sont toujours une agréable compagnie. Ainsi qu’avec un couple d’anglais qui vient d’arriver, nous partagerons la jeep pour le safari de demain, prévu dès l’aube. Plus tard dans la soirée, je dine encore chez Deepak, qui m’invite à l’accompagner dans un village voisin pour assister aux célébrations de Dasara, une des nombreuses fêtes hindoues qui a débuté il y a quelques jours. Deux de ses amis se joignent à nous, et avant de partir nous descendons une, deux, trois fioles d’un rhum bon marché. Quand nous arrivons sur place, à quelques kilomètres, je suis stupéfait : des milliers de gens, venus de toute la région, se sont rassemblés dans un champ immense. Les idoles de tous les villages alentour trônent sur leur remorque, des dizaines de guinguettes proposent à manger et à boire, et une grande scène est dressée, sur laquelle des acteurs grimés en dieux écoutent le discours d’un notable. Deepak est un garçon sage, mais l’un de ses compères est un phénomène. Intenable, enchainant les bouteilles et riant très fort, il me prend par le cou puis nous fendons la foule sans ménagement jusqu’à la tribune. Il embrouille la sécurité en dix secondes, il nous obtient le macaron des VIP, et sans que j’ai le temps de comprendre, me voilà en train de saluer le très nombreux public. Moi qui n’aime pas être sous les projecteurs, je suis servi. Mais l’énergumène ne tient pas en place, nous partons dans tous les sens, tous les quatre bras dessus, bras dessous, jusqu’à une heure avancée. Je suis choqué par cette grosse fiesta au milieu de nulle part, mais je m’éclate.




mardi 23 octobre 2012 - 739e jour


Presque arrivé, je ne suis pas vraiment pressé ; heureusement, car on me fait comprendre que je n’aurai pas mon bus ce matin. Je marche jusqu’à la petite gare pour la troisième fois et embarque plus tard dans un train d’une lenteur affligeante : il faut des heures pour atteindre le petit bourg d’Umaria, pourtant distant de seulement 70 km. Et il m’en faut encore près de deux sur une piste défoncée, dans un bus de campagne plus vieux que moi et plein à craquer, pour finalement atteindre mon objectif, Tala. Depuis deux jours comme depuis deux ans, je suis bien placé pour dire que le chemin importe au moins autant que la destination. Mon prétexte pour venir jusqu’ici n’est qu’un caprice de plus : je veux voir un tigre, un vrai, dans son milieu naturel. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le chemin jusqu’ici a été intéressant, mais laborieux. Tala est un tout petit village : l’unique rue sablonneuse est bordée de quelques boutiques et hôtels. C’est dans l’un deux que je pose mon sac : ma chambre est spartiate, mais la terrasse ombragée par les arbres de la cour est agréable. J’y travaille un moment puis je vais déjeuner dans un bon restaurant à deux pas. On m’a dit que la réserve naturelle était fermée demain du fait d’une fête religieuse, et malheureusement, l’info se confirme. Jusqu’ici, j’ai suivi mon programme quasiment à la lettre, mais j’ai déjà pris un jour de retard en venant ici, et en voilà un deuxième d’affilé. Connaissant la loi des séries, je pressens que ce n’est pas fini. Mais ce n’est pas si grave car l’endroit est très relaxant. Le village est paisible, la nature est belle, même la météo est clémente : à 800 mètres d’altitude, en plein sous le tropique du Cancer, le thermomètre ne dépasse pas les 30 degrés. Le soir, dans ma chambre devant un bon film, il fait même un peu frisquet.

lundi 22 octobre 2012 - 738e jour


Puisque le jeune réceptionniste oublie de me réveiller, je n’ouvre l’œil qu’un peu avant 8h. C’est bien dommage, car j’ai aujourd’hui une longue route, avec le parc national de Bandhavgarh en ligne de mire, bien paumé au fin-fond de la cambrousse. La distance est de moins de 300 km, mais se déplacer d’un village vers un autre implique plusieurs changements et d’innombrables arrêts : pas gagné. La veille, j’ai passé une bonne demi-heure avec toute mon équipe dans une agence de voyage pour réserver une portion du trajet en train : hors de question d’attendre deux jours ici, et hors de question de prendre un taxi à 20 euros pour attraper le train de cette nuit dans la ville voisine. Même si ça semble une aberration pour mes amis, je préfère voyager à l’africaine : en bus, étape par étape. A 8h, je commence par un rickshaw-bicyclette, mais le prochain bus ne partant qu’à 10h, j’opte donc pour un auto-rickshaw qui me conduit jusqu’à la nationale. J’attrape alors un bus qui se traîne jusqu’à Panna, où le préposé aux tickets m’accompagne dans un autre bus, tout aussi médiocre, qui m’emmène jusqu’à Satna, une grosse bourgade. Plus personne ne parle anglais dans le coin, et j’ai bien du mal à me faire comprendre. Après une course dans un rickshaw collectif à travers la ville, quatre derrière et trois devant, je déniche néanmoins un car un peu meilleur, même si je dois encore garder mon sac sur mes genoux. Bien sûr, il s’arrête toutes les cinq minutes tout le long du chemin jusqu’à Rewa, petite ville chaotique ; il est déjà 14h. Je grimpe alors dans une antiquité, où je prends place sur une couchette au-dessus des sièges, coincé contre le plafond. Le véhicule est bondé, comme toujours, je partage donc ma place, comme tout le monde ; allongé soit, mais sans pouvoir bouger un orteil. En pleine forme, je ne ferme pas l’œil de la journée : je regarde défiler lentement la campagne, où habitent les deux tiers des indiens. Le paysage se compose de champs, de pâturages et de forêts qui s’épaississent de plus en plus. Il fait déjà nuit depuis un moment lorsque je débarque à Shahdol, énième localité du jour, sans plus d’intérêt que les autres. Les bus ne circulent plus, mais je pars à pied pour 3 km environ jusqu’à la gare pour éventuellement attraper un train, en vain. Tant pis, je ne suis plus très loin du but. A une moyenne lamentable de 20 km/h, j’ai passé 10 ou 11h sur la route, c’est assez. Je retourne en marchant à la gare routière pour être prêt à partir de bonne heure, je trouve une chambre très convenable et je m’endors en zappant sur les 150 chaînes du câble.

dimanche 21 octobre 2012 - 737e jour


De bonne heure, je fais mes exercices sur le marbre de ma grande chambre avant de déjeuner dans l’agréable jardin, bien content d’être enfin à la campagne, loin de la furie des villes. En fin de matinée, l’un des gars de la vieille m’embarque gentiment sur sa moto jusqu’aux temples de Khajuraho. Ce complexe de la dynastie des chandella, qui régna sur la région voilà 1000 ans, dont 22 temples subsistent sur les 88 initialement construits, fut oublié pendant des siècles, n’étant redécouvert qu’au 19e siècle par un explorateur anglais. C’est une création artistique unique, tant pour son architecture hautement originale que pour l’étonnante finesse de ses innombrables sculptures. J’en visite une petite dizaine, disséminée au milieu d’un joli parc très paisible. Là encore, l’administration a effectué un admirable travail de restauration ; bouddhistes ou jaïns, les édifices en grès jaune, disposés sur des soubassements élevés et coiffés de hautes tours aux arêtes courbes, sont très richement décorés de centaines de petites statuettes. Elles évoquent évidement les divinités, mais aussi diverses scènes de la vie quotidienne. Parmi elles, initiative surprenante sur des bâtiments religieux, les plaisirs de la chair occupent une place importante. J’observe des nymphes à la sensualité troublante, ainsi que des scènes pour le moins explicites : les chandella étaient quand même de sacrés acrobates. Dehors, je retrouve le type de ce matin flanqué de son jeune acolyte, toujours prêts à rendre service, même si je leur ai bien fait comprendre qu’il n’obtiendrait pas grand-chose de ma part. Le jeune Aryum m’accompagne dans l’ancien village, composé de pauvres bicoques de briques couvertes de tuiles grossières. En buvant le thé dans sa minuscule maison, une pièce unique partagée par six personnes, il me révèle, ému, son amour impossible avec une coréenne. Nous prenons rendez-vous pour ce soir, et je retourne me reposer à l’hôtel en rickshaw. Puisque le conducteur, la cinquantaine, est un petit bonhomme fort sympathique, je lui demande de repasser me prendre plus tard. Bien m’en a pris, car lorsqu’il revient, il me propose de partager son shilom de la débauche, au bord de la rivière. En repartant, il me demande si j’en veux en deuxième : nous fumons celui-ci et un troisième encore, au temple, avec un sâdhu à la longue barbe et au regard bienveillant, plus deux ou trois pèlerins, en écoutant paisiblement le sermon du jour. Assis avec nous, un vieux moine réagit parfois en riant à pleine dent ; au singulier, dent. Ca, c’est de la fumette. Pour leur générosité désintéressée, le sâdhu reçoit une belle donation et mon chauffeur un gros pourboire. Les yeux brillants, j’arrive un peu en retard au spectacle de danse folklorique. La grâce des danseuses vaut bien l’agilité des danseurs, et les musiciens, deux joueurs de cymbales et deux percussionnistes, jouent un genre de transe progressive ultra-rapide, presque hardcore : je n’en crois pas mes oreilles. En suivant, je retrouve mon équipe au complet ; des filous peut-être, mais des filous honnêtes. Ils me parlent de leurs petits trafics et de leurs déboires. Il y a l’élégant Sinjay, le chef charismatique ; son bras droit Lucky, un peu plus jeune, beau gosse et beau parleur ; le petit Aryum donc, vingt ans à peine, intarissable ; le quatrième larron, front dégarni et petite moustache, quant à lui, ne dit jamais rien. La bande est attachante et je suis d’humeur généreuse : cette fois, c’est ma tournée.





samedi 20 octobre 2012 - 736e jour


La nuit a été agitée, non pas à cause des moustiques pour une fois, mais de je ne sais quelles bestioles, peut-être des puces. Je me présente donc à la première heure à l’entrée du Taj Mahal, mais je ne suis pas le seul à être matinal, des centaines de visiteurs de tout pays faisant déjà la queue. L’imposante porte principale, très élaborée et flanquée de longues galeries à arcades, pourrait déjà être un palais en elle-même. A travers sa haute ouverture voutée, le Taj apparait alors dans toute sa splendeur. Au milieu du 17e siècle, l’empereur Shah Jahan ordonne la construction de ce mausolée en l’honneur de sa femme préférée, décédée en mettant au monde leur 14e enfant. Les meilleurs artisans de tout l’empire y œuvrent pendant 16 ans. Comme tout le monde, je l’ai déjà vu cent fois en photo, mais même là, devant moi, éclairé par la lumière tamisée du soleil levant, le spectacle semble irréel. Les superbes jardins d’inspirations perses rehaussent la magie du chef d’œuvre architectural. Je prends tout mon temps pour m’approcher de cette merveille immaculée, 55 mètres de hauteur et de largeur intégralement en marbre. Ce n’est qu’au pied de l’édifice, en touchant les fines sculptures incrustées de pierres précieuses, que j’admets l’évidence : la perfection existe bel et bien. Envoûté, je retourne plier mon sac et file à la gare. Le train est vieux et lent, mais la couchette est confortable. D’ici, j’aurais pu facilement rejoindre Varanasi (Bénares), dernière étape de mon périple indien. Mais c’eut été trop simple à mon goût, et j’ai envie de découvrir l’arrière-pays ; me voilà donc parti vers Khajuraho, au Sud-Est, pour 400 km à travers la campagne. J’observe longuement le paysage défiler, composé de bois éparses et surtout de champs à perte de vue. Je m’enfonce ainsi dans l’Inde rurale jusqu’au soir, tandis que le train se vide peu à peu. A la fin, je sympathise avec le dernier passager, qui me donne quelques galettes croustillantes. C’est un homme simple parlant à peine deux mots d’anglais, inoffensif, mais je me méfie nettement plus de son neveu venu le chercher, visiblement un petit malin. J’accepte pourtant qu’il m’emmène dans un hôtel, neuf et luxueux, où il m’obtient un tarif imbattable pour une chambre de ce standing. Il me propose ensuite une petite virée nocturne en moto ; avec rien dans les poches, je n’ai pas grand-chose à craindre. Avec deux ou trois de ses amis, nous allons boire un mauvais whisky et fumer un bon shilom devant un lac, en devisant sous les étoiles. Pas d’entourloupes, les frais sont partagés et ces gars-là sont des comiques ; l’épisode vient conclure en beauté une journée pleine, comme je les aime.

vendredi 19 ocotobre 2012 - 735e jour


Comme mon programme du jour est léger, je m’accorde une grasse matinée réconfortante, avant d’aller visiter une tombe et le fort de la cité, mes derniers monuments de la période de domination musulmane en Inde. Ca tombe bien car j’estime en avoir assez appris, je ne prépare une thèse ni sur les sultans perses, ni sur l’empire Moghol. Néanmoins, ceux-là m’intéresse plus que les autres, car Akbar (« le Grand » en arabe) fit d’Agra sa capitale. Histoire de me réveiller, je pars à pied : je traverse d’abord un grand parc boisé, si paisible que j’en aurais presque mal à la tête, puis je longe un moment la Yamuna, qui n’est plus un fleuve mais un égout géant, sachant que toutes les eaux usées de Delhi, ainsi que surement celles des autres villes sur ses rives, s’y déversent. J’arpente ensuite les rues très, trop agitées de la ville, puis je saute dans un rickshaw pour atteindre l’opulent mausolée du fameux empereur, dont il a lui-même conçu les plans. J’en déduis la mégalomanie de l’homme, car ce n’est plus une tombe, mais un splendide palais ; tout ça étant destiné à un seul homme, mort de surcroit. Après avoir profité de la quiétude des lieux, je retourne dans le centre afin d’examiner la citadelle, autrement plus fréquentée ; encore d’épaisses murailles de grès rouge et d’immenses portes ouvragées, de somptueux palais de marbre ou salons privés, de belles cours pavées et de vastes jardins. Néanmoins, elle est peut-être la mieux préservée qu’il m’ait été donné de voir. Entre autres, je note que le harem du Roi, dissimulé au sous-sol, était composé de 5000 femmes gardées par un bataillon d’eunuques. Je retourne ensuite dans l’agréable parc de ce matin, je me perds plus ou moins volontairement dans les ruelles de la vieille ville, converties à cette heure-ci en marché animé, et je rentre sagement dans mon modique hôtel.




jeudi 18 octobre 2012 - 734e jour


Partir de Delhi n’est pas une mince affaire. En métro, je dois d’abord traverser toute l’agglomération, pour entendre à la gare routière que ce n’est pas la bonne. Un tour de rickshaw plus loin et me voilà parti pour 200 km de plus dans un bus bien délabré. Qui part tard ne risque pas d’arriver tôt, c’est donc en fin d’après-midi que je rejoins Agra. Ville de taille moyenne, ce qui veut dire deux millions de gens quand même, elle est, comme tant d’autres, sale, polluée, poussiéreuse, bruyante, agitée, saturée ; bref, bordélique au possible. Je ne compte pas faire de vieux os ici. L’effet de la découverte n’agit plus vraiment, il m’arrive même de m’agacer : j’ai probablement vu assez de cités indiennes. Et puis comme ailleurs, dans les lieux touristiques en tout cas, la pression sur le voyageur est forte. En descendant du bus par exemple, je dois repousser les conducteurs de rickshaw par paquet de dix, qui n’abandonnent que lorsque je me fâche. En marchant dans les rues, les commerçants ou les rabatteurs me harcèlent de questions, à moins que je ne fasse la sourde oreille et ne détourne la tête, ce qui n’est pas mon genre. Enfin, en me vendant quoique ce soit, on essaye, les trois quarts du temps, de gonfler la facture, ce qui m’oblige à négocier, à batailler, à recompter en permanence. D’un côté, c’est de bonne guerre, puisque nombre d’étrangers distribuent les billets de 100 sans se préoccuper du coût de la vie ; d’un autre, ça en devient franchement pénible et ça freine ma volonté d’ouverture. Pour autant, je persévère et je croise aussi beaucoup de gens sympathiques, désintéressés et honnêtes, curieux, très curieux même, de bavarder quelques instants avec moi. Toujours est-il que me voici à Agra, où se trouve l’immanquable Taj Mahal, mais j’apprends qu’il est fermé demain. Tant pis, je le verrai après-demain à la première heure, juste avant de prendre le train. D’ici-là, je me venge sur le diner.

mercredi 17 octobre 2012 - 733e jour


Les gars commencent leurs cours assez tard, je me lève donc en même temps pour ne décoller que vers 10h. Pourtant, la soirée a été bien arrosée et j’ai encore la tête lourde. Je me traîne jusqu’au Raj Ghat, où une stèle de marbre noir marque l’endroit de la crémation du Mahatma Gandhi, le père de la Nation. « La grande âme » (traduction de mahatma, surnom que lui donna le peuple), qui lutta d’abord contre l’apartheid en Afrique du Sud en tant qu’avocat, passa une grande partie de sa vie à se battre contre les colons britanniques en appliquant une méthode basée sur la désobéissance civile et la non-violence. A proximité, j’en apprends beaucoup dans le musée retraçant la vie de ce personnage hors du commun. En suivant, je parcours des kilomètres en ralliant d’abord la Porte de l’Inde, une grande arche de pierre, puis en arpentant cette longue avenue bordée de jardins qui conduit jusqu’à l’imposant palais présidentiel. J’ai encore des choses à voir, mais trop fatigué, je préfère déclarer forfait. J’avale une grosse assiette de riz dans la rue avant de faire la sieste dans le métro climatisé qui me ramène à la maison ; ma maison encore pour une nuit puisque que je reprends la route demain. D’ici là, je passe une soirée paisible en rédigeant longuement mon journal, puisque je n’ai rien écris depuis plusieurs jours. Aussi, je profite encore un peu de ces quatre garçons attachants, mes amis de Delhi.






mardi 16 octobre - 732e jour


Je suis à Delhi depuis trois jours et je n’ai toujours pas mis les pieds dans le centre. Aujourd’hui, mon programme est donc chargé. Il débuter par la visite du Fort Rouge, forteresse moghole du 17e siècle. La façade principale est impressionnante, et les hauts murs d’enceinte coiffés de tours, en pierre rouge donc, renferme un vaste complexe de palais, de mosquées et de jardins. Il abrite également une garnison de l’armée indienne, ce qui explique la sécurité pointilleuse. Je m’attarde particulièrement dans un bâtiment retraçant la passionnante l’histoire de l’indépendance du pays. En sortant, j’arpente d’abord une large avenue commerçante très animée. Mais ce n’est rien comparé à l’incroyable pagaille qui règne dans les rues d’Old Delhi, la vieille ville. Les bâtiments anciens sont dans un état de délabrement avancé, grisés par une épaisse couche de poussière. Les passages sous arcades sont remplis d’étals et de marchandises en tout genre, les trottoirs sont envahis d’une foule compacte, et je dois me frayer un chemin au milieu de la chaussée, elle-même encombrée par un improbable embouteillage de rickshaws. Evidemment, le sol est jonché d’ordure, le bruit est indescriptible et le ciel est zébré par des milliers de fil électrique. Je me demande bien comment tout ça peut fonctionner. Je bifurque parfois dans des ruelles sombres de moins d’un mètre qui terminent en cul-de-sac, puis je finis par m’extirper de cette scène d’un autre temps. J’en ai vu d’autres pourtant, mais là, on atteint des sommets. J’arrive ensuite devant l’immense mosquée Jama Masjid, la plus grande du pays, bâtie au 17e siècle. Au sommet du minaret, au-dessus de la mêlée, je reprends mon souffle en respirant un air vaguement moins pollué qu’en bas. Puis je continue la promenade en suivant un long boulevard. Je change encore d’époque en arrivant du côté de New Delhi, édifiée par les anglais au début du 20e siècle. Il y a là un parc agréable qui fait office de grand rond-point, et tout autour d’élégants bâtiments blancs à colonnade qui sont autant de boutiques coûteuses. Les gens, qui se reposent sur les pelouses, collent avec le décor. Deux mondes si différents se côtoient au moins d’un kilomètre. Avant de rentrer, je passe acheter deux bouteilles de vins, un rouge et un blanc, afin de donner une touche française au diner de ce soir. Avec mes quatre amis, affalés sur le lit, nous trinquons joyeusement à mes deux années sur la route. La télé diffuse encore un match de cricket et cette fois, le match Inde – Australie est très serré. Les gars hurlent et font des bonds sur le lit ; l’équipe indienne gagne au dernier moment. Ca y’est, j’ai compris le cricket, cette chambre était bien mieux qu’un stade.




lundi 15 octobre 2012 - 731e jour


L'histoire de Delhi, est aussi riche que passionnante, et j’ai bien l’intention d’illustrer mes leçons en visitant les principaux sites historiques de quelques-unes des neuf cités qui se sont succédé ici durant cinq millénaires. Mais c’est bien dommage que je n’ai pas daigné bouger hier, car ce lundi, presque tous ces lieux sont fermés. Heureusement, le plus emblématique d’entre eux reste ouvert. Grâce au réseau de métro étendu et facile d’usage, je trouve facilement le Qutb Minar, 3e plus haut minaret du monde, débuté à la fin du 12e siècle par le premier sultan de Delhi et achevé deux siècles plus tard par l’un de ses successeurs. Autour, on observe un joli tombeau royal, les ruines d’une mosquée, ainsi que cet intrigant pilier de fer datant du 4e siècle. Mais c’est bien cette magistrale tour de briques rouges, 73 mètres de haut, qui marque l’esprit. C’est un peu plus compliqué de se déplacer en bus et il me faut un certain temps pour atteindre le fameux Temple du Lotus, dédié à la foi bahia’ie. Vieux de 25 ans seulement, il tient son nom de son architecture originale représentant la fleur sacrée. Malgré mes informations, il est lui aussi fermé. Tant pis, même de loin, l’édifice inspire la béatitude. Nettement moins calme, je traîne ensuite sur une vaste esplanade piétonne, noire de monde, entourée d’immeubles décrépis abritant des centaines de boutiques d’informatiques. Encore fatigué, je ne m’attarde pas et retourne chez mes amis. Ce soir, Abhi m’explique avec ferveur une série télévisée retraçant les exploits divins du Véda, l’ensemble des textes sacrés de l’hindouisme. Akhil, musulman, préfère se faire de nouveaux amis sur Facebook.



dimanche 14 octobre 2012 - 730e jour


En rentrant cette nuit passablement éméchés, Abhi et moi avons prolongé la nuit en papotant sur le balcon jusqu’à 6h environ. Mais dès 10h, la femme de ménage réveille tout le monde en brassant bruyamment la vaisselle. La matinée est brumeuse, et après avoir vaguement regardé la télé, je m’octrois une sieste. Mais la bonne, décidément sans pitié pour les fêtards, l’interrompt encore en revenant préparer le diner. En fin d’après-midi, je mets enfin le nez dehors en accompagnant Girish au marché du quartier. Un peu plus tard, Abhi, qui avait prévu de m’emmener voir un groupe de musiciens traditionnels, a la flemme et se ravise. Je me venge en lui mettant une bonne raclée à un match de foot sur console. Nous dinons enfin des chapatis et des légumes en sauce devant un match de criquet. Mes facultés de compréhension sont nettement altérées aujourd’hui ; les règles du sport national restent pour moi un mystère.

samedi 13 octobre 2012 - 729e jour


Le voyage de cinq heures pour 270 km, dans un bus correct et sur une autoroute acceptable, se passe sans encombre, et même le repas dans ce resto routier est plutôt bon. Dehors, je note que le paysage, semi-désertique au Rajasthan, redevient plus vert, la végétation s’épaissit, même si la chaleur baisse à peine. Mais aux environs de Delhi, capitale cosmopolite de quelques 16 millions d’âmes, ce sont de hautes tours d’habitations qui poussent comme des champignons. Par ici, tout est neuf ou en cours de finition. Je me fais déposer avant d’arriver en ville, je saute dans le métro, très moderne, et une fois à la station prévue, j’emprunte un téléphone et appelle mon hôte, qui vient aussitôt me chercher en rickshaw. Abhi habite à Huda, une vaste banlieue résidentielle en pleine transformation, dans un bel immeuble récent. Il partage son appartement avec trois amis : tous les quatre ont environ 25 ans et sont officiers dans la marine marchande, mais ils restent à quai pour le moment afin de suivre une formation. Abhi, qui arbore constamment un large sourire, s’avère être particulièrement intelligent et ouvert d’esprit. Dans la soirée, avec lui et le sympathique Akhil, nous allons d’abord dans un vaste centre commercial de standing. Nous dinons d’abord dans un restaurant italien chic, puis avant de sortir danser, ces messieurs s’offrent une petite séance de shopping dans des boutiques de marques. Visiblement, mes amis ont des moyens conséquents. Comme je fais remarquer que je fais un peu tâche, Abhi réagit en s’achetant une nouvelle chemise qu’il me prête dans la foulée. Nous voilà fin prêt pour aller guincher. Nous rejoignons une amie colombienne et deux autres loustics, qui nous conduisent, dans une grosse berline avec chauffeur, dans la discothèque la plus select de Delhi selon eux. En effet, l’endroit est luxueux, la déco design, la clientèle internationale, et le DJ joue un techno minimale pointue. On se croirait à London ou à Berlin. Quoiqu’il en soit, la fiesta commence doucement, mais l’ambiance s’échauffe à mesure que les verres de whisky défilent. Gigotant sur la piste au milieu d’une joyeuse équipe que je connais depuis quelques heures seulement, je célèbre gaiement, avec trois jours d’avance, le deuxième anniversaire de mon odyssée. La facture est salée, mais pour une fois, peu m’importe.

vendredi 12 ocotbre 2012 - 728e jour


La journée commence en douceur, avec un petit-déjeuner complet sur le toit de l’hôtel. Je pars ensuite de l’autre côté de la ville, à une douzaine de kilomètres. Dans les deux bus bondés, comme toujours lorsque j’utilise les transports en commun, c’est moi l’attraction. Devant un lac, au sommet d’une montagne, trône la citadelle dorée d’Amber, siège du royaume avant la fondation de Jaipur. Là encore, les remparts sont impressionnants, et les hautes portes sont joliment peintes. A l’intérieur se trouvent plusieurs vastes cours et élégants palais, mais je commence à trouver ça un peu répétitif. Néanmoins, les escaliers, les coursives ainsi que les étroits couloirs dissimulés dans les murs composent un labyrinthe tortueux dans lequel je prends un malin plaisir à me perdre. Et puis l’endroit est paisible, loin de l’agitation et des incessantes sollicitations de la ville. Tout de même, j’observe longuement la magnifique salle des audiences dont les murs sont ornés de milliers de petits miroirs dessinant des motifs floraux, largement ouverte sur un jardin soigné. De retour au pied du fort, je traîne un peu dans le village avant de repartir de bonne heure prendre un peu de repos. Tant pis pour le musée et le reste, j’en ai assez. Il n’est vraiment pas évident de se repérer dans cette immense métropole, mais je commence à en prendre la mesure, même si je tourne encore un peu en rond avant de rentrer. Et c’est un bon échauffement avant Dehli, que je rejoins demain. J’ai d’ailleurs enfin trouvé un gentil hôte pour m’accueillir là-bas, ce qui est très précieux dans une ville de cette taille. Et puis j’ai traversé le Rajasthan en logeant toujours dans des hôtels, soit très agréables avec leur toit-terrasse, mais je suis impatient de débarquer dans un foyer, autrement plus chaleureux, et de me faire un nouvel ami, un vrai cette fois-ci. D’ici là, je prends soin de moi en mangeant bien et en n’oubliant pas mes exercices ; je ne voyage pas trop vite, je contrôle. Tout va très bien, merci.


jeudi 11 octobre 2012 - 727e jour


Après une bonne nuit, je pars vers mon rendez-vous en rickshaw, sans moteur celui-ci, mais à pédales. L’homme n’est plus tout jeune et peine tellement que j’en viens à me demander si je ne devrais pas descendre et pousser. Panu est à l’heure et m’invite pour un petit-déjeuner traditionnel dans un modeste restaurant. Puis, suite à la conversation de la vieille, je lui demande de me conduire chez un barbier, d’où je ressors comme neuf. Je pars alors seul à la découverte de la vieille ville. Je longe d’abord ces grandes avenues encombrées : les vendeurs de tout poil veulent tous bavarder avec moi, en commençant par me demander d’où je viens. J’ai l’habitude, mais là, ça devient presque pénible. Je trouve donc une parade : I’m from Japan. Je m’évade un instant au sommet d’un ancien haut minaret, et j’enchaîne avec le Hawa Mahal, le palais des vents. Sa façade de cinq étages, un savant mélange d’architecture moghol et rajput, ornée par des centaines de fenêtres et balcons finement dentelés, est superbe. De là-haut, j’observe les surprenantes constructions de l’observatoire Jantar Mantar, que je visite dans la foulée. Le roi Jai Singh II, fondateur de Jaipur, un érudit passionné d’astronomie le fit bâtir en 1727. Aujourd’hui classé au patrimoine mondial, il s’avère passionnant. Avec le casque de l’audio-guide sur les oreilles, je circule entre ces constructions originales ; compas, astrolabes, sextants, et autres cadrans solaires. Le plus grand, pointant droit vers l’étoile polaire et mesurant quand même 27 mètres de haut, permet une précision de l’ordre de la demi-seconde. Après un break à l’hôtel, je retourne en ville dans la soirée pour retrouver Panu et Vicky. Cette fois j’arrive à régler les pizzas, avant que nous ne retournions festoyer dans le même établissement qu’hier. Correctement habillé cette fois, j’y fais meilleure figure. Vicky, ce beau parleur, en vient alors à me faire une proposition troublante : la société familiale a atteint le plafond d’exportation mais elle doit honorer ses commandes. Il me décrit très précisément comment contourner les douanes en envoyant à mon nom un colis de bijoux à Paris qu’il me faudrait réceptionner là-bas et remettre à un contact, moyennant une substantielle rémunération, billets d’avion aller-retour compris. La ficèle est grosse, mais si bien énoncée que j’y crois presque quelques minutes. Parti me réfugier aux toilettes, je revois défiler les deux derniers jours, et je comprends que tout était combiné pour gagner ma confiance depuis le début. Ces deux-là sont quand même très forts. Je m’en veux d’avoir été naïf, mais je n’ai rien lâché non plus. En revenant à table, je déclare que j’ai besoin de la nuit pour décider. En attendant, j’ai beaucoup moins de scrupules à grossir la note en attendant que mes talentueux escrocs daignent me raccompagner. Bien évidemment, au rendez-vous de demain, ils m’attendront en vain.

mercredi 10 octobre 2012 - 726e jour

En quittant ma pension, vers 8h, je retrouve Lugah qui a voulu m’accompagner jusqu’à la gare routière. En attendant le bus, nous buvons le thé, puis je lui remets discrètement un petit billet avant de grimper dans un véhicule branlant. Néanmoins, pendant plus de trois heures et 200 km, nous roulons sur une autoroute correcte qui me permet de somnoler un peu. Mais en arrivant à Jaipur, capitale de l’état du Rajasthan d’environ 5 millions d’habitants, il faut encore subir des embouteillages monstres dus aux travaux colossaux du métro aérien. Carte en main, j’entreprends de trouver un hôtel à pied. Les deux premiers sont trop chers pour moi, ce n’est qu’après une heure que j’en dégote un acceptable, assez classe, mais très excentré. De la terrasse où je déjeune, au cinquième étage, je considère l’immensité de l’agglomération, ainsi que l’effrayant niveau de pollution. Je saute alors dans un bus qui traverse des autoponts et des artères chaotiques et grises. Le plan de la vieille ville par contre, surnommée la Rose du fait de la couleur de ses bâtiments, est étonnement ordonnée. Pas si ancienne que ça, puisque fondée au début du 18e siècle, elle est entourée d’un grand mur d’enceinte que l’on franchit par de grandes portes. Les larges avenues principales, ponctuées de vastes carrefours encombrés, sont bordées d’innombrables boutiques standardisées. Plus loin, je m’arrête au palais, toujours occupé par le maharaja actuel, mais dont une partie est ouverte aux visiteurs ; l’ensemble est intéressant sans être exceptionnel. Ensuite, comme il est déjà tard, je me contente de flâner dans les rues, à l’affût d’une rencontre. Je tombe sur Panu, charmant jeune homme de 27 ans qui vit avec son temps. Alors que nous buvons le thé dans une arrière-cour, il me raconte son chagrin d’amour avec une allemande. Visiblement, la demoiselle s’est bien moquée de lui, je lui conseille de l’oublier. Ainsi réconforté, il m’invite à aller boire un verre avec un ami. Vicky, bien sapé, les cheveux gominés et doté d’une belle assurance, m’avoue travailler dans le commerce de diamants, rien que ça, ce qui l’amène à beaucoup voyager. A bord de sa voiture rutilante, il nous emmène dans un bar huppé où on joue des tubes rock occidentaux. La clientèle est sur son 31, et les connaissances de Vicky défilent à notre table dont quelques très charmantes jeunes femmes. Il m’explique d’ailleurs que mon style, short, sandales et barbe épaisse, n’est pas vraiment approprié : c’est une évidence, j’acquiesce. Mes deux compères sont aussi sympas que marrants, nous nous reverrons demain. Après quelques verres, Vicky paye nonchalamment la facture salée et me dépose non loin de mon hôtel. Sauf que de nuit, je m’emmêle les pinceaux et tourne pendant une heure avant de finalement retrouver l’établissement.



 

mardi 9 octobre 2012 - 725e jour


Après avoir passé la matinée sur mon toit, je déambule au hasard dans les ruelles de la cité. J’y retrouve Lugah, un jeune homme qui m’avait tenu compagnie la veille en jouant de son instrument à corde et archet, bricolé par ses soins, sans me demander la moindre roupie. Le garçon est attachant et je le laisse me convaincre par un tour en brousse à dos de dromadaire. J’ai eu beau traverser le Sahara d’Est en Ouest puis du Nord au Sud, c’est la première fois que je pose les fesses sur une de ces bêtes. C’est surement un peu cliché, mais les pas chaloupés de ma vieille carne me berce en douceur. Puisque mon ami et son acolyte m’ont obtenu un bon prix, je leur donne la différence en guise de pourboire. Après la balade, Lugah me propose de voir sa tente et de diner avec lui et sa famille : je ne manque pas cette opportunité. Mon jeune ami, tout juste 20 ans, habite un petit campement hors de la ville : sa tente n’en est pas une, plutôt un misérable abri composé de quatre piquets et d’une toile, dont dépasse un lit en ferraille. L’équipement est pour le moins minimal. Nous nous asseyons là en devisant gentiment, puis il prépare la maigre pitance, quelques légumes cuits à l’eau au-dessus du feu. Quelques gamins en guenilles viennent jouer avec moi, et sa très jeune femme revient alors chargée d’un gros fagot de bois, d’un bidon d’eau et de son bébé, une jolie petite fille de cinq mois. Après le diner, la soirée se prolonge paisiblement sous les étoiles, encore embellie par l’envoûtante musique de mon hôte.


 

lundi 8 octobre 2012 - 724e jour


De bon matin, je constate une fois de plus que les indiens ne sont pas des lève-tôt ; même à 8h passées, je prends plaisir à me balader dans les rues quasi désertes d’Ajmer. J’attends l’ouverture d’un des palais d’Akbar, célèbre empereur moghol qui régna au 16e siècle sur la majeure partie du Nord de l’Inde et qui fit tant de misères aux maharajas de la région. Je passe le temps en compagnie d’un gentil garçon qui insiste pour me payer le thé, puis une fois les portes du musée ouvertes, j’apprends que celui-ci est fermé chaque lundi. Tant pis, je marche jusqu’à la gare routière et j’embarque pour Pushkar, à une dizaine de kilomètres seulement. Toute petite, encerclée de montagnes pelées, elle est aussi une ville sainte, mais pour les hindous cette fois. Il y a bien une rue assez fréquentée, bordée de multiples échoppes d’artisanat, de restaurants et d’hôtels, mais les autres, poussiéreuses, sont agréablement calmes. Outre un modeste temple, l’un des rares en Inde à être consacré à Brahma, l’un des dieux de la sainte trinité, les croyant y viennent en pèlerinage pour son lac sacré. De grande taille comparé aux dimensions de la cité, il est intégralement entouré de ghats, ces escaliers qui permettent de s’y baigner, ainsi que de monastères. C’est d’ailleurs l’heure pour les moines drapés d’orange d’y faire l’auguste trempette. Pieds nus sur les pierres brûlantes, j’en fais le tour complet avant d’être pris en main par un fidèle sans que j’aie vraiment mon mot à dire. Il trace sur mon front la marque rouge, il me fait répéter les prières, et moyennant un petit billet, il me confie des fleurs et des poudres colorées que je verse solennellement dans l’eau. Bien sûr, je ne crois pas à ce cinéma, mais puisqu’il s’agit de protéger ma famille, je m’exécute de bonne grâce. Un peu plus tard, comme une évidence, je gravis la plus haute montagne des environs, assez raide, toujours surmontée d’un temple. Une fois là-haut, je préfère repartir de l’autre côté, mais sans escalier, la descente au milieu des rochers et des épineux s’apparente plus à de l’escalade. Avec toutes les précautions nécessaires, il me faut un bon moment pour atteindre l’étroite vallée en contrebas. La végétation, des acacias chétifs, est rare, et le sol n’est plus que du sable ; le désert n’est pas loin. La promenade est un peu longue mais plaisante, il y avait trop longtemps que je ne m’étais pas balader en pleine nature. Du haut d’une dune, je contemple le soleil rougeoyant glisser derrière le relief, avant de regagner mes pénates dans l’obscurité.


 

dimanche 7 octobre 2012 - 723e jour


Cette nuit, j’ai eu de petits ennuis gastriques, je pars donc à jeun pour éviter les problèmes, mais après 200 km et quatre heures de bus, trouver des toilettes devient la priorité. J’indique le nom de mon hôtel au rickshaw qui me dit oui-oui, mais non-non, il m’arrête devant un restaurant. Nous repartons et trouvons enfin l’établissement : peu m’importe le prix ou le formulaire, vite, les clés. Je bondis sur le trône juste à temps, à la seconde près. De retour à la réception, grandement soulagé, impossible de négocier le tarif : je déménage donc dans le médiocre établissement d’en face où je pose mon sac dans une chambre minable, avant de partir arpenter les rues d’Ajmer. Agglomération de grande taille, elle est surtout un important lieu de pèlerinage de l’Islam. Les musulmans ne représentent que 13% de la population indienne, ce qui fait quand même quelques 160 millions de personnes. Et en effet, une foule dense remonte la longue rue principale : beaucoup de femmes sont voilées, la plupart des hommes portent le calot blanc, il y a même quelques éclopés qui avancent en roulant sur le sol et en prononçant des prières. Au bout de la rue se trouve une porte immense, et derrière, une large esplanade. Au milieu, les gens se pressent pour entrer dans le fameux Dargah Sharif bâti au 17e siècle, la tombe d’un saint soufi vénéré tant par les musulmans que part les hindous. L’édifice en marbre surmonté d’un dôme serait remarquable s’il n’était pas défiguré par divers éléments métalliques ainsi que par des bâches protégeant du soleil. Je m’extirpe de là en grimpant au sommet d’une colline via un long escalier bordé d'habitations misérables, d’où la vue sur la ville est imprenable. Je redescends alors vers Adhai Din Ka Jhonpada, un ancien temple hindou construit au 12e siècle reconverti en mosquée peu de temps après. Il comporte une multitude de fines colonnes et l’imposante arcade, à l’entrée, est intégralement sculptée d’inscriptions en arabe. L’aumône étant l’un des sept piliers de l’Islam, il y a là de nombreux miséreux ; ma petite monnaie et mes cigarettes y passent. Aussi sacrée soit-elle, je trouve qu’Ajmer présente tous les désagréments d’une grande ville, sans avoir le charme des cités du Rajasthan précédemment visitées. La vieille ville est d’ailleurs dans un état déplorable. Je décide donc de prendre un jour d’avance sur mon programme et de partir dès demain.