jusqu'à nulle part




Mercredi 11 juin 2014 – 1334e jour


  
En quittant le Nord de l’Argentine, sans même descendre du bus, je franchis deux ponts pour autant de frontières. Mais ce bref passage sur le sol du Brésil ne compte pas, car je me réserve ses jungles et ses plages pour plus tard. Je bifurque maintenant à l’Ouest pour entrer dans un 48e pays d’affilée : le Paraguay.

Celui-ci s’annonce bien différent de l’Argentine ou de l’Uruguay, nettement européens et relativement riches. Ici, les colons ont été moins cruels pour le peuple originel guarani, optant pour le mélange plutôt que pour le massacre. De nos jours, 95% de la population est métisse, à différents niveaux, et tout le monde ou presque est bilingue, jonglant entre les langues espagnole et guarani. Sur le plan historique, l’écrasante défaite lors la guerre contre la Triple Alliance (de 1865 et 1870, contre l’Argentine, le Brésil et l’Uruguay)  est particulièrement marquante : outre les pertes territoriales, la moitié de la population aurait péri, ne laissant qu’un homme pour quatre femmes. C’est évidement une des raisons de la faiblesse économique pendant le siècle suivant. Néanmoins, depuis le renversement du dernier dictateur en 1989, une croissance lente et régulière s’est établie, mais elle bénéficie d’abord à une minorité et la pauvreté reste généralisée parmi les 6,5 millions de paraguayens.




Ma première étape est juste là, sur l’autre rive du Paraná : Ciudad del Este, 350 000 habitants, l’un des plus gros carrefours commerciaux du continent, où les argentins et les brésiliens débarquent par cars entiers pour y faire leurs emplettes. En traversant cette cité chaotique sans m’arrêter, je constate effectivement que je débarque dans un pays sous-développé, avec des infrastructures dans un état déplorable et des gens en guenilles. Comme la journée est déjà bien entamée, je commence par me rendre au barrage d’Itaipu, longtemps le plus grand du monde, aujourd’hui second. Après le gigantisme de la Nature avec les chutes d’Iguazu, voici celui des hommes : un mur de béton de 200m de haut, greffé d’énormes tuyaux, barre la vallée sur pas moins de 8 km. Cet ouvrage monumental, construit et exploité conjointement avec le Brésil, ne produit pas moins de 90 % de l’électricité du pays.

Le lendemain, comme tout le monde, je vais faire mon petit shopping dans ce centre commercial géant, pour acheter des chaussettes et gants chaud en prévision de l’hiver. Le centre est assez réduit mais aussi terriblement dense. Ici, tout s’achète : électronique et habillement surtout, mais aussi des articles de pêche, des gadgets en tout genre, et même des armes. Il y a donc une quantité effarante de boutiques, des milliers, qui se succèdent dans les étages d’immeubles vétustes, eux-mêmes entassés n’importe comment les uns contre les autres, alors que certains essaient d’afficher un certain standing sans vraiment y parvenir. Les rues crasseuses sont encombrées d’un trafic délirant et les trottoirs débordent encore d’étals bancals entre lesquels la foule essaie de se frayer un chemin. J’en ai vu des endroits bordéliques, mais celui-là est particulièrement gratiné. Au bout d’un moment ça ne m’amuse plus, alors je range mes achats au fond de mon sac et je pars respirer un air meilleur.





Ma prochaine halte se situe sur les rives du lac Ypacarai, à San Bernardino, une bourgade fréquentée par les classes aisées de la capitale. Le coin est bien joli, mais comme le lointain camping est fermé à cette époque, je suis bon pour marcher des heures en cherchant en vain un lit à un prix acceptable, et sous des trombes d’eau pour corser l’addition. Le soleil revenu, je sors flâner le sur les berges de ce grand lac jusqu’aux rues paisibles et arborées de la station balnéaire. C’est vrai qu’elle est charmante, et pour cause, elle est aussi très bourgeoise, à en juger par la taille des villas et des berlines. Aussi, je suis très étonné d’y découvrir un restaurant tout droit sorti du terroir français, tenu par une mamie bien de chez moi. A la lecture du menu, je ne peux pas résister : je craque pour une authentique raclette. Pour un peu, je verserai une petite larme.


J’en profite également pour explorer la campagne, à bord d’antiques cars toussotant, en m’efforçant de trouver mon chemin malgré mon piètre espagnol. Caacupé est petite ville nettement plus populaire, grise comme le ciel, mais elle est aussi un important lieu de pèlerinage. En effet, son église est disproportionnée, pas bien vieille mais plutôt jolie ; sous sa imposante coupole, on vient vénérer une statue de la vierge sculptée par un indigène à l’époque des missions jésuites. Je m’enfonce un peu plus loin dans le Paraguay profond en descendant à Tobati : visiblement, la spécialité du village est la fabrication de briques et de tuiles, puisque de nombreux fours artisanaux s’alignent le long de la route. Mais ce qui attire mon attention, ce sont ces escarpements rocheux qui émergent de l’épaisse végétation. Il y longtemps que je n’ai pas fait un peu de grimpette alors je vais galoper un moment dans cette nature singulière, avant de traverser ce modeste village habité de simples paysans.










Je file ensuite jusqu’à Asunción, capitale de 2 millions d’habitants. Comme j’ai le temps avant mon rendez-vous avec l’un d’eux, je vadrouille jusqu’au centre, à 10 km, sur des trottoirs défoncés. En banlieue, les grands immeubles sont assez rares et très vilains et les autres, qui ne dépassent guère les deux étages, ne sont pas mieux. Aux carrefours, où je jette une pièce à quelque mendiant, d’improbables enchevêtrements de fils électriques pendent au dessus de vieux cars et de voitures toutes neuves. Quant au marché, il occupe tout un pâté de maison. La confusion qui y règne rappelle Ciudad del Este mais l’échelle est plus raisonnable, même si certaines allées minuscules, ombragées par des bâches en plastique déchirées, sont vraiment embouteillées. En me rapprochant du centre, je vois quelques maisons de ville d’inspiration classique, mais en général, l’architecture n’est pas meilleure, mosaïque hétéroclite de bâtisses en ruines et d’immeubles ordinaires, en briques ou en béton noirci.



Et puis Alcides me reçoit dans son appartement duplex, simpliste et dépouillé. Ce petit génie de l’informatique, avec son salaire d’ingénieur cinq fois supérieur au minimum syndical, a pourtant les moyens de vivre plus confortablement mais ça ne l’intéresse pas. Contrairement à cette nouvelle génération de jeunes gens éduqués et privilégiés, ce trentenaire n’à que faire des bars branchés ou des boîtes à la mode qui se multiplient. Lui, c’est un garçon sérieux, et il veut voyager. En l’écoutant me bombarder de questions précises, je perçois son intelligence et sa détermination sans faille. Dans moins d’un an me dit-il, et je le crois volontiers, il se lancera lui aussi dans de longues et belles aventures. Pendant les soirées que nous passons ensemble, nous échangeons bien sûr, mais il reste le plus souvent rivé sur son ordinateur ; moi, tout me va. Il fait quand même l’effort de me sortir pour diner un gros hamburger avec une copine. Ce maniaque de la propreté est donc capable de se détendre.

Aussi, chaque matin, je sors en même temps que mon aimable camarade en cravate et souliers vernis, pour prendre la température d’Asunción. Les rives du puissant fleuve Paraguay ne sont absolument pas aménagées, et comme les brésiliens ont rasé la ville pendant la guerre, il ne subsiste pas grand-chose de l’époque coloniale. Autour d’une vaste place vaguement ornée de jardins, se dresse fièrement le Palacio de Gobernio, belle bâtisse rose du 19e ; par contre le style seventies de l’Assemblée voisine me laisse perplexe. En face, la jolie cathédrale abrite des sans-abris qui campent sous ses arcades, et le Cabildo, ancien siège administratif reconverti en un musée sommaire prouve que la culture n’est pas prioritaire. A deux pas, la Plaza de los Heroes est le coeur de la cité : sur cette vaste place très vivante, coupée en quatre par deux routes, trône le Panthéon national, copie miniature des Invalides où reposent des personnalités historiques, dont les dictateurs honnis. Un marché artisanal occupe la partie arborée tandis que des majorettes s’exercent sur l’esplanade. On y croise une réjouissante galerie de portraits : vendeuse de fruits le panier sur la tête, changeur de dollars clandestin, rocker à crête ou policier armé jusqu’aux dents. Je me dirige ensuite vers un quartier bourgeois, où de belles demeures se cachent derrière de hautes palissades. Et tout près, comme pour mieux démontrer les inégalités, je m’enfonce également dans les ruelles tortueuses d’un triste bidonville, où d’anciens ruisseaux devenus égouts serpentent entre de misérables bicoques bricolées avec les moyens du bord.





En général, je n’apprécie guère les allers-retours, mais si je consens à rouler pendant 500 km à l’Ouest du grand fleuve et autant pour revenir, franchissant au passage deux fois le tropique du Capricorne, c’est que le Gran Chaco est une zone géographique importante d’Amérique du Sud. Quasiment déserte, cette immense plaine, située au centre du continent et partagée par quatre pays, est très aride la plupart du temps, mais pendant la saison des pluies le sol totalement plat et argileux engendre des inondations conséquentes. C’est d’ailleurs le cas en ce moment : par la fenêtre, je contemple cette magnifique savane, plantée de grands palmiers semblables au rôniers d’Afrique et de prairies herbeuses noyées, parfois agrémentée de bosquets de petits arbres biscornus. Il fait chaud, près de 30 degrés, lorsque je descends à l’une des très rares localités, Filadelfia, fondée autour de 1900 par des allemands mennonites. Cette confession protestante impose des règles strictes et il paraît même que certains, dans des fermes isolées, vivent encore à la mode du 19e siècle. Leur coopérative agricole continue d’être le poumon de la ville, même si des immigrés de divers horizons sont venus s’y installer depuis. Pendant mon court séjour, il ne cesse de pleuvoir, mais j’arpente tout de même ces larges rues rectilignes, couvertes de boues, où les différentes communautés semblent cohabiter sans problème. Au supermarché, je m’amuse de voir un grand blond interroger sa femme en allemand dans le rayon des saucisses, à côté d’une vieille dame au teint mat papoter en guarani devant des cageots de maniocs.





 
Evidemment, les inondations n’arrangent pas mes affaires pour aller explorer la brousse. Sous un crachin incessant, je me résous quand même à m’engager sur cette route désespérément droite, aussi loin que porte le regard, transformée en une longue patinoire de boue épaisse et gluante. Je glisse à chaque pas et traîne un kilo de glaise sous chaque chaussure, et le pire, c’est que ça me fait rire. Bien sûr, les chances d’apercevoir un jaguar ou un puma sont proches du néant, mais j’épie quand même un tas d’oiseaux qui piaillent autour de moi, et je croise aussi une espèce de renard qui a l’air de se demander ce que vient faire un piéton ici. J’examine encore tous ces arbres que je ne connais pas ou ces drôles de buissons épineux, et après deux bonnes heures à patauger dans la gadoue, au beau milieu de nulle part, j’abandonne l’idée de voir le moindre virage ou une simple butte. Je m’en retourne donc par où je suis venu, jusqu’à Asunción.





Dans la capitale, qui m’est familière désormais, je fais une courte halte pour me reposer et me consacrer à mes humbles travaux, en retard comme toujours. Je vais d’abord saluer Alcides avant de retrouver Paola, rencontrée quelques jours auparavant. Cette jeune femme ingénue, au joli sourire barré de fils de fer, fait elle aussi partie des privilégiés. Employée dans une agence de relations publiques, elle gagne très bien sa vie, mais en contrepartie, elle travaille dur. Partie tôt et rentrée tard, Je la voie peu mais nous passons quand même une bonne soirée dans un grand bar à l’américaine : elle prévoit de partir en vacances en Asie du Sud-Est dans quelques mois mais son programme est extravagant. Comme je connais bien la région, je m’applique à lui concocter un itinéraire sur mesure. Avant de repartir plein Sud, en Argentine encore, je sors très peu pendant les deux jours suivants, en bénéficiant de l’appartement spacieux pour recharger les batteries.

Montevideo rock'n'roll





Jeudi 29 mai 2014 – 1321e jour



Alors que le temps a été magnifique tout au long de mon séjour à Buenos Aires, il est tristement maussade en ce jour de reprise. En voguant sur le eaux boueuses du Rio de la Plata, ce gigantesque estuaire qui balafre le continent, ça me rappelle que l’automne est déjà bien entamé sous ces latitudes, et que cette fois, je n’échapperai pas à l’hiver à mes trousses.
D’ici là, sur la rive Est, je débarque en Uruguay, 47e nation de mes aventures. Ce petit pays de trois millions et demi d’habitants est un peu le petit frère de l’Argentine, avec laquelle il est lié par sa culture, fortement européenne, mais aussi par son économie. Fatalement, il a durement subi les effets de la crise de son grand voisin, mais il s’en tire à meilleur compte, grâce à sa forte tradition démocratique et à la solidité de son système bancaire.
Le premier pôle touristique, Punta del Este, est une station balnéaire luxueuse, bordée par de superbes plages. Mais les ghettos de riches m’intéressent moyennement, et après les îles du Pacifique, il est hors de question que je me baigne dans une mer à moins de 25 degrés. L’Atlantique attendra.



D’ailleurs, peu importe la pluie, puisque je commence par un de ces endroits transpirant l’histoire que j’apprécie tant, Colonia de Sacramento ; d’autant que la bourgade est vraiment très calme après le tumulte de Buenos aires. Fondée dès 1680 les portugais, elle changea de main sept fois en alternance avec les espagnols, au gré des batailles et des traités. Si ce petit port entouré par les eaux  est si charmant, c’est qu’il a su conserver son atmosphère d’antan. Ainsi, après avoir franchis le pont levis, je longe le fleuve dont la teinte sombre se distingue mal du gris du ciel, perché sur les fortifications vieilles de trois siècles. Puis j’arpente avec bonheur ses ruelles pavées toutes cabossées en contemplant les maisonnettes d’époques, en pierres ou en briques, qui affichent des couleurs usées du plus bel effet. Aussi, le système des musées, logés dans plusieurs modestes demeures, est très ludique : quoi de mieux en effet que de butiner de l’un à l’autre pour apprendre ses leçons, en découvrant les guerres ou la vie ordinaire, en examinant les costumes ou les faïences. Tout ça est passionnant, mais après un dernier tour sur le vieux port, il est l’heure de mettre les voiles.








J’arrive ensuite à Montevideo, elle aussi bâtie sur les rives du Rio de la Plata, c’est une capitale relativement modeste qui abrite tout de même la moitié de la population du pays. Sac sur le dos, je descends d’abord un large boulevard bordé de grands arbres et de quelques belles villas, traverse un parc agréable et fait une pause sur une ravissante plage déserte. Je m’enfonce ensuite dans le centre-ville, nettement plus animé. Autour de moi, je constate que les effets de la croissance ne sautent pas encore aux yeux. Piétons et véhicules circulent devant de vieux bâtiments classiques tout gris ou des immeubles plus grands et plus récents, quoiqu’ayant bien besoin d’un ravalement. Je croise encore quelques jolies places arborées, agrémentées de fontaines et de kiosques, avant d’aboutir sur la vaste Plaza Independencia, où veille la statue équestre du général Artigas au milieu de hauts palmiers. Elle aussi est entourée de building inégaux : l’élégance du Teatro Solis, datant de 1850, est sabotée par un immense immeuble de bureaux très vilain, mais l’édifice le plus remarquable reste le Palacio Salvio, singulière œuvre art-déco, bâtie en 1930 et aujourd’hui encore point culminant de la ville.


 

Plus tard, je retrouve l’excellent Fredy, qui m’offre le gîte. Le contact est rapide est facile, sachant que ce garçon de 35 ans parle un bon anglais et arbore constamment un large sourire. Responsable d’une entreprise d’export qui lui verse un bon salaire, il est aussi un grand fan de rock. En tant que batteur, il se produit depuis des années dans une multitude de bars, avec autant de groupes différents. Logiquement, c’est un épicurien, fêtard, et coureur de jupons. C’est en en sirotant une bonne bouteille de vin que je lui raconte mes péripéties. Et comme le président, ce cher Pépé, vient juste de décréter la légalisation du cannabis, une première mondiale, je ne me prive pas de demander à mon camarade de m’en dégoter un brin pour célébrer cet évènement historique.

Les journées suivantes se décomposent en matinées paisibles et studieuses, seul dans l’appartement ; en après-midi de découverte, en battant le pavé ; tandis que les soirées, malgré les températures polaires inférieures à 10 degrés, se déroulent dans la joie et la bonne humeur en compagnie de mon nouvel ami.

En suivant mes plans, j’explore donc la vieille ville, postée sur une presqu’île. Le quartier, très concentré, est assez banal est plutôt délabré, mais on y trouve tout de même une longue rue piétonne, où des boutiques luxueuses se logent dans de belles bâtisses parfaitement restaurées. Derrière la Catedral, sur la charmante petite place Zabaleta, les gens sirotent le maté, une majorité se baladant constamment avec la gourde à la main et le thermos sous le bras ; quant à moi, je suis ravi de pouvoir apprécier mon pétard sans me cacher, avant de visiter un musée le sourire aux lèvres. Tout au bout, le port s’est développé de manière exponentielle, mais le Mercado del Puerto a conservé son cachet du 19e siècle : on vient y déjeuner en s’accoudant aux guinguettes, qui font griller des kilos de viandes savoureuses sur les barbecues. Puis je conclue immanquablement en flânant sur la rambla et ses larges promenades qui longent le fleuve immense.









Fredy a le sens de l’hospitalité. Avec quelques amis, il m’emmène assister à un match de foot dans le Stade du Centenaire, celui-là même où l’équipe nationale remporta la toute première coupe du monde en 1930. Et comme le club local gagne la partie à la dernière seconde, les gradins virent au délire. Une autre nuit, nous allons remuer devant un sensationnel concert de rock alternatif : dans une petite salle obscure, les groupes se succèdent avec brio. Et lorsque la pétillante Inès, rencontrée la veille, entre en scène, Fredy et moi l’accueillons bruyamment. Ce petit bout de femme souffle dans son saxophone avec une énergie stupéfiante. La nuit se prolonge comme il se doit, sur le trottoir, où nous enchainant les bières en devisant comme de vieux copains ; c’est étonnant mais je n’ai plus froid.





Et puis je m’en retourne à ma solitude de globe-trotter, accentuée par la faiblesse de mon espagnol. Je progresse, mais il y a encore du boulot. Quand je parviens, non sans mal, à poser une simple question, le plus souvent la réponse fuse : je n’y comprend rien, nada.

En traversant 300 km de champs à l’étage d’un bus très confortable, je trouve quand même le chemin de Paysandu, petite bourgade champêtre nichée sur les rives du Rio Uruguay. A l’office du tourisme, j’ai la joie de rencontrer un jeune homme parlant français, et passionné d’histoire de surcroît. Il me propose une visite guidée qui complète parfaitement mes leçons sur la destinée de la nation. Néanmoins, le temps capricieux ne nous permet pas de faire la balade en canoé prévue. Entre deux averses, je me contente donc de longer ses berges et de parcourir cette ville vraiment très calme. C’est vite fait, puisque au-delà de la rue principale et de ses commerces, il n’y a rien d’autres que des quartiers résidentiels ordinaires. Même cette étrange manifestation se déroule en silence.





Ensuite, en franchissant le Rio Uruguay pour quitter le pays éponyme, et avant d’enjamber le Parana pour entrer au Paraguay, je sillonne pendant une semaine la province enclavée de Misiones, en Argentine. Par ici, les paysages sont très verdoyants, car avec la proximité du Tropique du Capricorne et la présence de ces grands fleuves, le climat s’avère subtropical. Aussi, je note la présence d’une importante population indigène, les guarani.

C’est dans cette contrée qu’au 17e siècle, les jésuites fondèrent leurs premières missions. En respectant leurs mode de vie, les curés souhaitent d’abord convertir les habitants de la forêt, et si ces derniers sont si réceptifs, c’est qu’ils trouvent dans ses regroupements un refuge contre les esclavagistes portugais venus du Brésil voisin. Les moines leurs firent construire des cathédrales, leurs apprirent l’artisanat, l’agriculture ou les arts, dans lesquels ils excellèrent. Ainsi, pendant plus de 150 ans, jusqu’à l’expulsion de la confrérie, c’est une véritable civilisation autonome qui prospéra : à son apogée, elle rassemblait plus 100 000 habitants dans une trentaines de villages.

Aujourd’hui en ruine, San Ignacio Mini fut l’une des plus importantes de ces missions. Je la devine d’abord de nuit, en assistant à un modeste spectacle son et lumière, original et poétique. Au milieu des vieilles pierres, des hologrammes projetés sur des rideaux de brume content  la rencontre de deux cultures, puis leur fusion, les batailles aussi. De jour, je me rend mieux compte des dimensions imposantes du village, et de son organisation remarquable ; même si de l’église ou des habitations, il ne reste plus que des murs écroulés, encore enfouis sous la jungle il n’y a pas si longtemps.







Evidemment, je profite de la première éclaircie pour faire un tour dans la nature environnante. En trottant gaiement sur des chemins de terre rouge, je parcours de belles forêts, pas bien hautes mais très denses, je m’arrête devant une vue imprenable sur le Parana, et devant quelque cabane isolée, je ne manque pas de saluer les indigènes. Néanmoins, le soir venu, je suis bien content de me blottir contre la cheminée de mon auberge.









Puis, trépignant d’impatience, je me dirige vers l’un des sites naturels les plus extraordinaires de la planète, les mythiques chutes d’Iguazu. A Puerto Iguazu, petite cité entièrement tournée vers le tourisme et donc sans grand intérêt, j’attends que la pluie cesse. Je dors dans un dortoir minable, je déjeune à la cafétéria bon marché de la station de bus, où on paye la nourriture au poids, et je rôde, les pieds mouillés, dans ce patelin qui s’est développé de manière anarchique. J’y fait quand même deux balades intéressantes. La première me voit suivre en surplomb la rivière Iguazu, qui coule dans un lit profond bordé par une épaisse végétation, jusqu’à la confluence avec le Parana. Comme l’indiquent les monuments de part et d’autre, ce carrefour marque la frontière entre trois pays. Je me rends également dans une réserve qui abrite une poignée de guarani. Au milieu d’un bout de forêt dont ils sont les gardiens, ces gens vivent dans des conditions franchement précaires. Des adultes en guenilles travaillent au champ tandis que les enfants cavalent pieds nus dans la boue, devant de pauvres chaumières en bois.


Enfin, le dernier jour, le soleil perce les nuages. Je me précipite dans le car au tarif prohibitif, comme l’entrée du site. Les affaires sont prospères par ici, mais je ne m’attarde pas autour des restaurants ou des boutiques de souvenirs, comme j’évite soigneusement la gare, sachant qu’un petit train permet de se déplacer dans le parc. Tout l’intérêt de la marche, c’est justement d’observer cet végétation luxuriante unique, constamment humidifiée par les embruns. Je m’amuse un moment avec des coatis peu farouches, des genres de ratons laveurs, mais déjà j’entends au loin un inquiétant grondement sourd. Plus loin, un réseau d’escaliers et de plateformes permet de se rapprocher. Le bruit devient assourdissant et soudain, les cataractes apparaissent. Le spectacle est ahurissant : un volume d’eau inconcevable, six millions de litre par seconde paraît-il, dégringolent de 100m de haut le long d’une courbe de plus de 3 km ; c’est gigantesque. A mi-hauteur, une terrasse s’avance au plus près de l’extrémité, et en trois secondes, le temps de me sentir ridiculement petit devant une telle puissance, je me retrouve trempé. J’ai encore du mal à y croire quand j’arpente la passerelle qui passe juste au-dessus, puis après avoir contourné la rivière dans la jungle, où j’aperçois ici un petit caïman à museau large ou là le fameux toucan, j’emprunte une nouvelle passerelle longue d’un kilomètre, au-dessus des eaux encore calmes. De l’autre côté, on domine la magistrale Gargantua del Diablo : le relief forme ici un large fer à cheval englouti par un fracas monstrueux. Sidéré, je reste là un très long moment, le temps nécessaire pour que mes neurones veuillent bien admettre la réalité de cette force faramineuse.