Vila l'indolente




Lundi 27 janvier 2014 – 1199e jour



C’est encore à bord d’un tout petit zinc, cette fois en position de co-pilote, que je survole la presqu’île où est bâtie la capitale du Vanuatu, Port-Vila. Vue du ciel, il est évident qu’on n’a pas à faire à une métropole agitée, mais plutôt à une gentille bourgade coincée entre mer et forêt. J’y pose mes bagages pendant une dizaine de jours, luttant contre une chaleur accablante pour accomplir mon programme pourtant léger, autour d’Efaté.



Avant tout, à cette époque et sous cette latitude, le climat est incontournable. Chaque jour, le thermomètre dépasse allègrement les 30 degrés à l’ombre, à quoi s’ajoute une humidité étouffante ; le moindre effort devient vite pénible. Chaque jour aussi, il faut composer avec la pluie, tantôt un crachin, tantôt un véritable déluge. En tentant de passer entre les gouttes, je réduis donc la durée de mes sorties, pour me réfugier sous l’indispensable ventilateur de ma chambre étriquée.

Dans un premier temps, je me familiarise avec cette petite ville de 50 000 habitants, qui manque légèrement de caractère. C’est bien la première fois, dans ce pays,  que je vois des routes goudronnées et des trottoirs ; un réseau électrique aussi. Jadis capitale coloniale des empires français et britanniques, il est clair que les nouveaux colons sont chinois, la grande majorité des magasins leur appartenant ; comme mon hôtel d’ailleurs. Le centre-ville, qui ne comprend que quelques rues commerçantes, est un ensemble hétéroclite de bâtiments dépassant rarement les deux étages ; même si certains, assez modernes, sont visiblement récents, la plupart auraient bien besoin d’un ravalement. Tout de même, sur le front de mer qui fait face à un îlot ravissant, se succèdent une poignée de fringantes boutiques, bars ou restaurants, destinées semble-t-il aux touristes et autres expatriés. Mais l’endroit le plus pittoresque est certainement le grand marché, où les robes des marchandes rivalisent de couleurs avec les fruits et les légumes. Je m’y arrête d’ailleurs quotidiennement pour dévorer un excellent steak. Plus haut, entre les parcelles de jungle qui subsistent encore, on aperçoit quelques jolies maisons, mais la plupart sont de pauvres bâtisses en béton. Les gens restent adorables, quoique parfois plus intéressés qu’ailleurs. Je n’y fait pourtant pas de rencontre particulière ; avec John, avec qui j’ai partagé la chambre à Erromango, nous avions prévu de nous revoir, mais sa mission là-bas est prolongée. Je reste donc de longs moments  à rêvasser dans ma tanière, sans parvenir à me concentrer bien longtemps sur mes travaux.








Ainsi, après avoir tranquillement arpenté cette paisible bourgade qu’est la capitale, je m’aventure autour d’Efaté, sachant que quelques heures de voiture suffisent pour en faire le tour complet. Ayant toujours à subir la canicule et la pluie, je me contente le plus souvent de courtes expéditions ; à pied, en minibus, voire en stop.

Par exemple, je visite le village culturel d’Ekasup. C’est une grande et joyeuse famille qui fait tourner cette affaire, et deux ou trois d’entre eux me montrent d’abord la forêt qu’ils ont joliment aménagée pour dévoiler les traditions de leur île. A la nuit tombée, une dizaine de touristes débarquent : les gars troquent leurs shorts contre des pagnes de feuilles tressées et le show commence. Tout le monde met la main à la pâte, des enfants aux vieux, pour accomplir des scènes comiques ou des danses rituelles. On passe ensuite au buffet, aussi copieux que savoureux, uniquement composé de produits du jardin. Les gars égayent le diner en formant un orchestre cocasse : ils revisitent brillamment des classiques pop à l’aide de ukulélés, de bambous ou de bouteilles vides. Et après avoir trinqué avec un dernier kava,  on m’indique que puisque je suis venu en ami, la soirée m’est offerte, jusqu’au minibus qui me ramène en ville ; stupéfiant.


Quelques jours plus tard, je profite d’une belle éclaircie pour me rendre sur la côte Est jusqu’au village d’Eton, où parait-il se cache un magnifique trou bleu. C’est en fait la plus petite rivière que je n’ai jamais vue, puisque une source surgit de la roche à 200m à peine de l’océan. Ombragé par l’épaisse végétation, l’eau affiche une incroyable teinte bleu pastel ; une piscine qu’on n’oserait imaginer, même pas en rêve. Dans ce lieu idyllique, parmi quelques familles d’occidentaux, je savoure d’enchainer les longueurs dans l’eau fraîche.


Dégoter une activité intéressante n’est pas chose aisée dans le coin. Une demi-heure m’aura suffi pour examiner les collections du modeste musée national, alors je tiens à en apprendre plus sur  l’histoire du chef roi Mata, très représentative du système de chefferie du Pacifique, selon l’Unesco. De récentes recherches archéologiques ont confirmées certaines traditions orales transmises depuis quatre siècles : à l’époque, cet homme mit fin à une longue période de conflits et unifia les tribus d’Efaté. Trois sites, dont deux îlots, forment le domaine et un tour organisé est obligatoire pour être certain que les interdits soient respectés ; trop cher pour moi, alors je me débrouille. A l’arrière d’un camion, au milieu d’ouvriers, puis après une longue marche, je parviens au village de Magaliliu. On me conduit jusqu’au chef, qui répond gentiment à mes questions en me donnant moult détails, avant de m’envoyer, à travers une superbe jungle, vers l’emplacement de l’ancien village du roi. Bien entendu, aucun vestige ne subsiste et seuls ces trois énormes tamanous ont peut-être été témoins de ses discours. En écoutant le bruit des vagues, il  ne me reste plus qu’à faire marcher mon imagination.

Mon rythme est encore un peu mollasson à mon goût, mais je me le suis volontairement imposer afin de repartir en douceur. Ce matin-là, je suis quand même bien content de filer à l’aéroport pour m’envoler vers les Fidji, mais on m’informe que mon vol est reporté de trois jours. Encore une fois, Air Vanuatu démontre son amateurisme, mais pour atténuer la déception, il me paye un hôtel de luxe, à hauteur de 150 euros par jour, soit sept fois mon budget habituel. Sans transition, je passe donc de la gamme « motel » à « resort », une première. J’hérite d’un palace de 30m2 au moins, à la décoration léchée. J’ai droit à une vue sur le lagon, la climatisation, un écran large avec  un tas de chaînes, et surtout un lit extrêmement douillet. Habitué à dormir sur des planches ou sur le sol, j’avais oublié qu’un matelas pouvait être aussi confortable. Dehors, le vaste parc aux pelouses rases borde la plage, un bar trône devant la piscine olympique, et il y a même un parcours de golf sur un îlot privatif. Au premier diner, alors que j’avais l’habitude de me satisfaire de simples nouilles chinoises, je me gave de plats succulents, avant de comprendre qu’il est idiot d’essayer de dépenser toute la somme allouée. J’entretiens ma forme dans la piscine bien sûr, ainsi que sur les kayaks à disposition, mais je passe le plus clair de mon temps vautré sur mon lit, à la fraîche. Tout ce luxe n’est vraiment pas mon genre, mais pour une fois, je veux bien faire une exception.







J’aurais donc passé bien assez de temps à Vila, 11 jours en tout. Ce matin, c’est la bonne, puisque je vois la côte d’Efaté s’éloigner depuis le hublot de mon Boeing. Mais soudain, le capitaine annonce qu’il doit faire demi-tour pour réparer une avarie ; énième faux départ.

l'île oubliée



Mercredi 15 janvier 2014 – 1187e jour

Si j’ai choisi de passer par l’île d’Erromango, c’est parce qu’elle est situé entre Tanna, incontournable, et Efaté, siège de la capitale Port-Vila. C’est aussi parce qu’elle n’est cité par aucun guide touristique, ce qui promet une authenticité certaine. Complètement sauvage, avec ses 3000 habitants dispersés sur près de 1000 km2, elle est intégralement couverte de forêt vierge. A l’époque, dans ma roulotte de Calédonie, j’avais trouvé amusant d’atterrir d’un côté et de repartir de l’autre : puisqu’elle n’est traversée par aucune route, je savais que j’allais devoir m’en remettre à la bonté des autochtones pour la traverser à pied. Oui mais voilà, quand j’avais prévu une semaine pour le faire, le report de mon vol réduit mon séjour à seulement trois jours. Il va falloir la jouer serré.

Pour débuter de manière folklorique, j’atterris à Ipota, au Sud, sur une piste d’herbe à bord d’une espèce de minibus volant, un minuscule coucou de 8 places. Là, un homme répond à mes interrogations et m’organise la suite en quelques minutes : il me confie à l’un de ces amis et nous embarquons dans une barque motorisée, qui fait office de transport en commun, en direction de Cook’s Bay, sur la côte Est. Sur la plage de sable noir, je rencontre comme prévu Calisto, un vieil homme à la barbe blanche, cultivé  et francophone ; puis avec les autres passagers, nous atteignons un peu plus loin le village d’Ilvuc Alam, superbement accroché à une falaise surplombant l’océan. Assis sur une natte, tandis qu’on nous apporte le diner, nous bavardons toute la soirée sous les étoiles. Originaire d’une île minuscule au Sud de l’archipel, il a parcouru de nombreux endroits du Pacifique au cours de sa longue vie ; dont la Nouvelle-Calédonie ; il est sorti de sa paisible retraite en se portant volontaire pour venir enseigner le français ici. Sa grande expérience lui permet d’avoir de la distance sur la vie dans ce village tellement reculé, et son témoignage m’est très précieux. C’est aussi un sacré farceur et ses récits calédoniens me font beaucoup rire. Enfin, il m’installe dans une case inoccupée où je dors sur le plancher de bambou.


  



Une très longue marche m’attend aujourd’hui, puisque je dois traverser tout l’île pour rejoindre Dillon’s Bay, sur la côte Ouest. Heureusement les ados du village veulent m’accompagner. Personne n’a l’heure ici, ni moi non plus d’ailleurs, et le départ se fait attendre. Enfin, après avoir remis certaines de mes affaires à chacun d’entre eux pour alléger mon fardeau, nous nous mettons en route. Confiant, je m’en remets donc à cette joyeuse équipe : Agés de 12 à 16 ans, mes « jungle boys » ne sont guère éduqués, mais ils connaissent parfaitement la forêt, leur immense terrain de jeu. Machette à la main, ils vont pieds nus tandis que moi, plus civilisé, j’ai chaussé mes sandales. En remontant le cours de la rivière en pirogue d’abord, en marchant dans l’eau ou dans des marécages inextricables ensuite, ou en se frayant un chemin dans l’épaisse jungle, j’avance péniblement mais avec bonheur dans leurs pas. Puis après avoir gravi un sentier escarpé, le rythme devient meilleur alors que nous évoluons sur les crêtes, où la forêt est moins dense. Parfois, la vue se dégage, sublime, laissant apparaître le relief irrégulier d’un vert absolu, et au loin, très loin, cette montagne qu’il nous faut franchir.






Bernard, le cadet, c’est l’as du lance-pierre : au premier jet, il atteint une roussette perchée sur une branche en pleine tête. Léon, lui, tue d’un seul coup de bâton ce serpent qui a le malheur de passer devant nous. Je suis amusé quand Bernard attrape un phasme de 25 cm ; nettement moins quand Georgie me montre une araignée grande comme la main. Mais Henri, l’ainé, a conscience de la distance qu’il reste encore à parcourir et convainc ses camarades de limiter les pauses. Soudain, les quatre chiens plongent dans les fourrés en aboyant, immédiatement suivis par la moitié du groupe. En bas, ils tuent un cochon sauvage simplement en lui jetant leurs lames, et remontent avec la bête. C’est donc l’heure du déjeuner : en un rien de temps, ils la débitent et la font cuire sur des broches. Il ne reste plus qu’à dévorer les côtelettes accompagnées de maïs grillé. Désormais chargé d’un gros jambon et d’un petit porcelet, nous attaquons la descente, interminable. Plus loin encore, nous sillonnons une forêt sèche tandis que la nuit tombe. Mes camarades commencent vraiment à fatiguer ; moi aussi d’ailleurs, mais je n’en dis rien, je montre plutôt l’exemple en prenant la tête du peloton. C’est à la lueur de la pleine lune que nous atteignons finalement le village d’Unpogkor ; à mon avis, il nous a fallu le tour de la pendule pour l’atteindre. Je me remercie chaleureusement mes valeureux petits gars, qui trouvent refuge chez un de leur grand-père, tandis que, éreinté, je dégotte un lit dans une modeste guest-house.







Le lendemain matin, je découvre Dillon’s Bay, un endroit enchanteur. Le village occupe une étroite vallée, traversée par une rivière et encadrée de remparts verdoyants, et qui se termine dans l’océan. Encore fourbu par la course de la veille, je flâne dans les jardins ou sur la plage de galets, où j’approfondi mes leçons devant la tombe du révérend Williams. Quelques années avant sa mort en 1839, les premiers européens à venir ici furent les marchands du précieux bois de santal. Ceux-ci firent preuve de cruauté envers les autochtones, qui réservèrent en conséquence un accueil pour le moins hostile au missionnaire, qui fut tué avant d’être mangé. Le même sort attendait ses successeurs, ce qui semble-t-il explique le retard du développement de l’île. Un siècle et demi plus tard, toujours très peu d’étrangers viennent jusqu’ici, mais les gens sont désormais tous chrétiens, et surtout extrêmement accueillants.



Je fais aussi la connaissance d’un homme affable, avec qui je partage la chambre. John est un citadin de Port-Vila, ma prochaine destination. Il est venu pour affaire : sa société a tout récemment installé des antennes relais sur l’île et il vient vendre des téléphones portables. Lui aussi est en quelques sortes un missionnaire : avec ses arguments bien rôdés, il apporte les premiers signes de modernité sur Erromango.

les enfants de Mama Yasur




Vendredi 10 janvier 2014 – 1182e jour



Ca y’est, c’est reparti. Une fois n’est pas coutume, c’est dans les airs et non sur les routes que je reprends le fil de mon épopée. Je m’envole donc pour le Vanuatu, un long chapelet de 80 îles volcaniques qui s’égrènent en mer de Corail, entre le tropique du Capricorne et l’équateur. Cet archipel mélanésien resta longtemps oublié du reste du monde, ne subissant une colonisation lente et désorganisée qu’à partir du 19e siècle. Fait unique, la France et la Grande Bretagne l’administre conjointement jusqu’à son indépendance, en 1980. Aujourd’hui, la jeune nation doit composer d’une part avec un monde globalisé en mutation, et d’autre part avec les 3/4 de ses 240 000 habitants qui vivent toujours de manière traditionnelle. Elément révélateur : on y dénombre seulement deux villes dignes de ce nom.



C’est d’ailleurs à Port-Vila, la capitale, que je débarque pour une courte escale. La saison des pluies a bel et bien commencé, un véritable déluge s’abattant dans la nuit. Je partage une modique chambre hors de prix avec une française de 50 ans fin bête, mais qu’importe, je m’en évade dès 5h du matin pour retourner à l’aéroport. A bord d’un petit coucou à hélice d’une vingtaine de place, je vois vite Tanna approcher : cette île du Sud est d’abord réputée pour son volcan très actif, mais aussi pour sa population conservant farouchement ses traditions ancestrales.


A proximité de l’aérodrome, sur la côte Ouest, je m’arrête d’abord dans une petite guest-house familiale du bord de mer, à deux pas de la bourgade qui fait office de capitale. De bon matin, c’est avec le fils du patron, un des rares francophones, que je pars en balade sur les pistes qui s’enfoncent dans une superbe forêt dense. Du fait du climat humide et du sol très fertile, la végétation est particulièrement luxuriante. La chaleur est accablante, mais heureusement, les mangues juteuses qui tombent littéralement du ciel permettent de se désaltérer. Nous traversons plusieurs villages de cases végétales enfouis dans la nature, avant de parvenir à cette pancarte : « le plus grand banian du monde ». Je suis d’abord sceptique, mais un peu plus loin dans un creux, force est de constater que l’arbre est réellement gigantesque : 80 m de haut pour plus de 150 de large, des branches énormes qui se tordent dans tous les sens et un réseau de racines aériennes d’une densité hallucinante. Il est même impossible de le toiser dans son ensemble.







Puis, tandis que mon jeune ami m’abandonne en chemin, je m’en vais inspecter la ville, Lenakel. Les habitations sont très dispersées, mais on observe quand même, dans la rue principale, quelques modestes échoppes. Il y a aussi un centre commercial, si j’ose dire, une série de bâtiments en béton de plein pied : une banque, une boutique de téléphonie, un loueur de cassettes vidéo, et un magasin aux rayons à moitié vides. Mais le centre névralgique, c’est évidemment le marché. Sous un grand arbre et quelques préaux, des femmes aux robes colorées et aux cheveux hirsutes proposent leurs marchandises dans un joyeux tintamarre. Tout au long de ma promenade, qu’ils viennent bavarder avec moi ou non, j’ai pu apprécier La grande amabilité et les sourires appuyés des autochtones.





Secoué par une bien mauvaise piste, à l’arrière d’un pick-up rempli d’autres passagers, de fruits et de légumes, je me rends ensuite sur la côte Est. Lorsque je saute du véhicule, un homme affable vient à ma rencontre, et après quelques minutes, il m’invite naturellement à séjourner chez lui. John, 45 ans, qui s’avère être l’honorable chef du village d’Imalé, me montre sa propriété : autour d’un gros manguier trône sa maison sur pilotis, aux murs de tôles rouillées et au toit de palmes tressées, qu’il habite avec sa femme et son fils ; dans l’autre coin, une hutte pour ses deux filles et une autre pour la cuisine. Les latrines sont dissimulées au milieu des pieds de manioc ; il n’y pas de salle de bains, juste l’unique robinet du foyer auprès duquel on se lave ; et un panneau solaire sommaire aussi, pour donner un peu de lumière. Il m’installe dans la petite case réservée aux invités, très pittoresque, et il me fait faire ensuite le tour de la communauté, me présentant fièrement aux uns et aux autres. Vêtus de shorts et t-shirts pour les hommes et de robes missions pour les femmes, les gens d’ici vivent très modestement. Ils se nourrissent presque exclusivement des produits de la terre et ne tirent qu’un maigre revenu des excédents, qui sert principalement à payer les frais de scolarité des enfants. Ca n’empêche pas le village d’être parfaitement tenu ; surtout, Imalé étant bâti le long d’une falaise, on y jouit d’un panorama somptueux. On surplombe un profond défilé avec d’un côté une étroite baie, et de l’autre l’illustre volcan Yasur, qui crache constamment un épais nuage de fumée et pire encore, qui tonne violemment à intervalles plus ou moins réguliers.




Dans la foulée, nous descendons le rempart et traversons un ruisseau brûlant pour atteindre le village de Namakara. Alors qu’en haut les gens sont chrétiens, on pratique ici une religion singulière, le culte de John Frum. Les explications du chef, un vieillard, même traduite par mon guide, restent nébuleuses : une prophétie semble indiquer que leur sauveur sera américain. Il parait même que pendant la 2e guerre mondiale, alors que les USA installèrent une base dans les parages, des indigènes bricolèrent des radios factices dans l’espoir de voir débarquer des navires leur apportant, à eux aussi, jeeps, fusils ou congélateurs. John, qui est aussi prêtre pour l’église évangéliste, considère ce dogme avec un certain dédain, alors nous continuons la balade jusqu’à un paysage lunaire, la plaine de cendre qui s’étend au pied de la montagne fumante. Le soir pourtant, il consent à me ramener à Namakara pour assister à la cérémonie hebdomadaire : les chants euphoriques des hommes et des femmes s’accordent harmonieusement à la musique de transe jouée par une bonne dizaine de guitares. Plus tard encore, il m’est difficile de trouver le sommeil : à chaque détonation, Mama Yasur fait trembler les murs de ma frêle demeure.



Le matin suivant, John et moi bavardons paisiblement, mais j’ai bien du mal à contenir mon excitation : en début d’après-midi, John Kevin, son fils de 18 ans, m’escorte vers le volcan. Nous quittons donc la luxuriance des jardins du village pour parcourir le désert de la plaine de cendre, puis nous contournons le majestueux Yasur, culminant à 360 m, au rythme de ses impressionnants grondements. Après avoir longuement suivi un sentier bordé de hauts pandanus et fougères arborescentes, nous atteignons enfin l’énorme cratère, peut-être 200 m de profondeur et plus large encore. Mama Yasur nous accueille avec une explosion assourdissante, immédiatement suivie d’une gigantesque colonne de fumée noire. En bas, c’est l’enfer : 3 ou 4 puits sans fond crachent sans discontinuer des lambeaux de roche en fusion. Puis à intervalles de 5 à 20 mn, des irruptions cataclysmiques font trembler le sol et jaillir un feu d‘artifice prodigieux des entrailles de la Terre, des gerbes de lave s’élevant bien au-delà de nos têtes. A chaque fois, même si à aucun moment les bombes ardentes ne retombent hors du cratère, je ne peux pas m’empêcher de reculer d’un pas. En déambulant parmi une vingtaine de touristes ébahis, je garde la chair de poule pendant des heures, hypnotisé par tant de puissance. Et alors qu’à la nuit tombée, le spectacle devient plus fantastique encore, nous laissons Mama Yasur à sa fureur. Tandis que les autres retournent à leur hôtel en 4x4, John Kevin et moi, à la lueur d’une lampe, redescendons au plus court, par le flanc escarpé couvert de cendres. J’avais déjà gravi quelques-uns des plus fameux volcans actifs de la planète, mais cette fois c’est la bonne : j’ai vu le feu de la Terre.




Le lendemain, John et moi parcourons encore une trentaine de kilomètres : en traversant à nouveau la rivière chaude et en grimpant sur cette grande colline couverte de jungle en face ; en crapahutant ensuite sur ce vaste plateau, où lui et les siens cultivent leurs champs ; jusqu’à atteindre le village de Port Résolution et sa superbe plage ; en revenant enfin par la piste interminable qui contourne le volcan.





Le surlendemain, la fatigue s’accumulant déjà, je ne veux pas bouger de la journée. Lila, si gentille mais aussi très discrète, continue d’être aux petits soins pour moi en variant toujours son menu. Poisson ou poulet, taro, igname ou manioc, fruits en tout genre, tous les produits du jardin passe dans mon assiette. Puis John et moi flânons un peu dans les environs : il m’emmène notamment à deux pas du village, jusqu’au futur emplacement d’une guest-house, et me demande conseil. Un français va bientôt construire de nombreux bungalows à l’intention des touristes ; l’investisseur voit grand, mais le site est parfait, avec la vue panoramique, la proximité du volcan et celle du village, qui fournira la main d’œuvre. Et il a déjà prévu de partager les bénéfices avec la communauté, de même que l’électricité fournie par le générateur. Je mets d’abord mon ami en garde sur les éventuelles filouteries de mon compatriote ; puis surtout sur les inévitables bouleversements que va entraîner l’arrivée d’occidentaux curieux, et sur les jalousies que provoquera l’afflux d’argent. Mais on ne peut pas empêcher ces gens de vouloir améliorer leur quotidien, alors je valide son idée d’ouvrir une guinguette et recense les bibelots artisanaux susceptibles d’intéresser les étrangers.



Avant de quitter Imalé, je tiens à  retourner une dernière fois au nakamal, un des piliers de la culture ni-Vanuatu. C’est là que les hommes se réunissent depuis toujours pour boire le kava, une mixture aux effets relaxants. Sous un abri de fortune, qui semble minuscule à côté des deux grands banians qui l’encadrent, j’assiste à la préparation. Deux jeunes hommes décortiquent la fameuse racine et la mâchent afin d’en faire une bouillie blanchâtre, que l’on passe ensuite avec de l’eau pour en extraire le jus. Puis on a l’obligeance de me servir en premier : ce soir, l’effet se fait nettement sentir, une sorte d’ivresse douce et apaisée. J’ai déjà bu cette boisson âcre en Nouvelle-Calédonie, mais pas dans ces circonstances parfaitement authentiques. L’esprit ralenti, j’observe à la lueur du feu mes camarades d’un soir, qui ne disent plus grand-chose, ou alors en chuchotant.



J’ai été enchanté autant qu’honoré que le chef du village en personne fasse preuve à mon égard d’une telle hospitalité, de tant de disponibilité et de gentillesse. Un gouffre culturel nous sépare mais nous avons su chacun montrer à l’autre de la curiosité, de l’humilité, et un grand respect. Avec John c’est certain, j’ai trouvé un sage.



De retour à l’aérodrome, j’apprends qu’Air Vanuatu a annulé mon vol. Après réflexion, je conclue que la moins mauvaise solution est d’attendre le prochain ; me voilà donc coincé 5 jours de plus sur Tanna. Contrarié, je m’en retourne donc dans ma petite pension familiale, dont je suis l’unique client. Je savais d’avance que ce pays donnerait du fil à retordre à mon organisation pointue. Mais ma route est encore très longue, alors j’accepte cet arrêt forcé et je prends le temps de ne rien faire ; tantôt sur ma terrasse noyée dans la végétation ; tantôt en me baladant jusqu’à Lenakel, « Black Man Town » ; au contact de la jeunesse locale ou encore en rêvassant devant l’océan. Tout va très bien donc, en attendant impatiemment la suite.