Tout droit en hiver





Samedi 28 juin 2014 – 1351e jour



Après Buenos Aires et la région de Misiones, j’entre à nouveau en Argentine ; pour de bon cette fois, puisque depuis le Nord, j’entame la traversée de ce territoire gigantesque jusqu’au Sud. Alors que je viens juste de franchir le tropique du Capricorne, je vais dépasser le 50e parallèle Sud près de 4000 km plus bas, en moins de deux semaines. Toujours pressé, sachant que mes économies s’amenuisent sérieusement, je ne m’octroie que trois courtes haltes pour descendre au coeur de l’hiver, mon premier depuis quatre ans. Ainsi, je passe la moitié de mon temps, jour et nuit, dans des bus luxueux de première classe presque vides, filant sur d’interminables routes désespérément droites.



La première étape m’emmène à 1200 km d’Asunción. Pendant ce trajet d’une trentaine d’heures qui me voit parcourir le Chaco argentin et la Pampa, où les champs et les pâturages s’étendent à perte de vue, je m’arrête dans des villes anonymes, pendant 10 mn ou pendant des heures. Je suis tellement familier de ces grosses gares routières emplies de vapeurs de gazole, où je scrute les allées et venues de centaines de voyageurs, que je m’y sens comme chez moi.



 Mais je suis quand même bien mieux dans un foyer chaleureux, parmi des gens bienveillants. A Cordoba, je loge quelques jours dans l’appartement de la charmante Natalia, une jeune uruguayenne de 26 ans professeure de chimie à l’université. Elle me présente d’abord une coréenne qu’elle héberge également, puis autour d’un bon repas et d’une bouteille de vin, elle m’explique qu’elle part bientôt à Marseille pour prolonger sa carrière de chercheuse. Et comme Ji Young vient apprendre l’espagnol, nos conversations se transforment immanquablement en classe trilingue ; je suis quand même moins attentif au coréen.

Quant à Cordoba, la seconde plus grande ville argentine, elle s’avère passionnante. Fondée dès 1573, elle regorge d’édifices historiques tout en étant une cité moderne et prospère, où la tradition universitaire ancestrale se perpétue encore aujourd’hui. Pas moins de 12% du million et demi d’habitants sont étudiants, ce qui lui vaut son dynamisme est son importante vie culturelle. Suivant un plan typiquement espagnol, le centre-ville forme un carré parfait autour de la Plaza San Martin, agrémentée de l’inévitable fontaine et de hauts palmiers. Dans le prolongement des arches du Cabildo, on ne peut pas rater la superbe cathédrale coiffée d’un dôme imposant, mêlant les styles Renaissance, Baroque et Mudéjar. En longeant l’une des nombreuses rues piétonnes, très commerçantes, je débouche ensuite sur le pâté de maisons qui abrite depuis quatre siècles le siège administratif des jésuites, encore eux. J’y visite la plus vieille église du pays, à la façade volontairement austère qui tranche avec son intérieur flamboyant réalisé par les guaranis, ainsi que la vénérable université, ouverte dès 1613 et qui comprend une admirable bibliothèque de livres anciens. Ce quadrillage de rues propres, de bâtiments classiques et de galeries couvertes est encadré par de larges boulevards : au pied d’une succession d’immeubles récents de 15 étages circulent une foule des gens chics. J’entre encore dans quelque immense centre commercial dernier cri ou dans d’excellents musées ; je m’éloigne aussi, vers des quartiers plus ordinaires ou sous les arbres d’un vaste parc.







En ce dimanche matin, alors que Ji Young a pris froid et que Natalia récupère de sa soirée de la veille, je sors de la cité pour explorer la campagne, dans les environs du patelin de Jesus Maria. Mon prétexte est la visite de deux estancias jésuites, des fermes bâties par les moines afin de subvenir à leur besoin, exploitées par des esclaves africains et des employés indigènes. Avant leur expulsion par la couronne espagnole, ces gens-là avaient élaboré une organisation complètement autonome, révolutionnaire dans bien des domaines. C’est donc dans ses vieux murs que je clos le chapitre, fort complet, de cette société dite utopique mais qui fut pourtant bien réelle pendant plus de 150 ans.







A part ça, en ville, il est impossible d’ignorer que la coupe du monde débute : des vendeurs de maillots de l’équipe nationale investissent chaque carrefour tandis que toutes les boutiques arborent des guirlandes bleu ciel et blanc. Et comme mes copines aiment le foot, nous regardons ensemble les matchs de nos équipes respectives. Comme l’Uruguay et la Corée du Sud commencent par une défaite et que l’équipe de France s’en sort brillamment, je chambre un peu en rappelant que ce n’est qu’un jeu. L’argentine aussi gagne sa première partie, comme le prouve le concert de klaxons alors que nous sortons boire un verre. Dans un bar cossu, nous passons une joyeuse soirée en trinquant avec une bonne dizaine des collègues de mon hôte. Ji Young partie depuis belle lurette, Natalia et moi rentrons dans la nuit froide, blottis l’un contre l’autre.





Et puis je reprends ma course de fond ; ou de fou. Si les bus à étage argentins sont si chères, c’est parce que, vu les distances, ils sont flambant neufs et fort confortables. Les fauteuils douillets s’inclinent largement, tandis qu’un steward vient régulièrement servir des plateaux-repas bourratifs. Et la plupart du temps, nous ne sommes guère plus de 10 passagers. Pendant ce trajet de 24 h pour plus de 1600 km au compteur, qui me voit quitter la Pampa pour la Patagonie, le paysage, toujours d’un plat absolu, change imperceptiblement. Les arbustes tordus se raréfient jusqu’à ce que domine la broussaille, tandis que les vaches laissent place aux moutons.

A Puerto Madryn, ville-champignon qui a poussé autour de sa mine et de son usine d’aluminium, je partage mon auberge avec une sympathique équipe de français. Mon espagnol s’améliore, lentement, mais ça fait quand même plaisir de comprendre tout ce qui se dit. Ensemble, nous partons autour de l’insondable Golfo Nuevo jusqu’à une plage particulière : c’est ici que viennent batifoler des dizaines de baleines franches australes, à moins de 20 m du rivage. Si l’eau et le vent n’étaient pas si glacés, j’irais bien me joindre aux jeux de ces gentils géants.

Mais c’est surtout la singulière péninsule Valdés que je vient découvrir. Ainsi, je franchis l’isthme étroit qui la rattache au continent pour débarquer dans son unique village, petit port de pêche adossé à une colline. Cette grande terre sauvage, froide et extrêmement sèche, est plantée d’une flore insignifiante, mais c’est sa faune très riche, marine surtout, qui lui vaut d’être un sanctuaire naturel unique. Et c’est avec la compagnie silencieuse d’une jeune chienne que je pars gambader dans la steppe : nous commençons par grimper le relief pour évoluer longuement dans la poussière, au milieu de buissons épineux rachitiques, quand soudain nous entendons un cri strident. C’est un guanaco, un cousin du lama, qui nous observe au loin. Nous essayons alors de nous approcher discrètement, mais l’animal est bien trop rapide. Nous montons ensuite jusqu’au sommet d’un cap escarpé, d’où le panorama est grandiose. Nous dominons cette baie gigantesque entourée de hautes falaises blanches qui s’effritent jusqu’à l’horizon, tandis qu’on aperçoit, minuscule, une baleine qui fait des cabrioles ; le son met cinq longues secondes à parvenir à mes oreilles. Et puis nous dévalons une profonde crevasse pour atteindre le littoral déchiqueté. Je reconnais un lion de mer qui fait la sieste, et qui finit par se réveiller lorsque nous sommes trop près. Ni moi ni mon chien ne sommes rassurés par le puissant grondement de cette bestiole de 300 kg, qui plonge se réfugier dans l’eau. Par contre, je peux approcher son bébé qui lui dort à poings fermés. Plus loin, ce sont des dizaines d’otaries qui prennent un bain de soleil. Le gros mâle barbu règne sur son harem en corrigeant ses jeunes rivaux si nécessaire. Et puis je dine ensuite avec un gentil couple de petits vieux, dans leur modeste baraque, devant le bon match des Bleus, avant d’aller me réfugier sous 10 kg de couvertures.








Le lendemain, je parcours encore la brousse pendant des heures : j’y aperçois furtivement un tatou puis je piste un troupeau de guanacos, comme le faisaient jadis les tribus Tehuelches. Je les perds dans une étrange zone de dunes, avant de descendre vers le littoral, sublime, et de rentrer en longeant la courbe interminable d’une plage battue par le vent polaire.





Et je reprends le chemin rectiligne du Sud, en encaissant 1600 km de plus à travers les steppes patagoniennes. Dans les bus aussi, je prends mes aises comme à la maison. Je m’installe le plus souvent à l’avant, 3 m au dessus du sol, derrière le pare-brise qui avale le bitume à n’en plus finir. Le jour, quand je ne scrute pas les paysages monotones, je me consacre à mes leçons ou à l’écriture, je précise mon futur itinéraire, ou je me distrais en regardant les films diffusés sur les écrans plats. Et la nuit, je dors tant bien que mal en multipliant les positions farfelues, étalé sur deux sièges et demi.

C’est paraît-il le premier jour de l’hiver quand je m’arrête à Rio Gallegos pour attendre ma correspondance. Dehors, sous le 52e parallèle, la nuit me glace le sang. Je ne suis plus qu’à une centaine de km du détroit de Magellan et de la Terre de Feu ; des noms mythiques mais je ne voyage pas pour la gloire, et d’ailleurs Ushuaia est encore à 10 h de route. Non, je suis descendu bien assez bas comme ça, je bifurque maintenant vers le Nord-Ouest. Après encore plusieurs heures de terres désolés, mes yeux brillent à la vue d’une première cime immaculée. C’est officiellement le début d’un nouvel épisode de montagnes, qui s’annonce épique puisque je compte remonter toute la Cordillère des Andes, qui s’étire sur pas moins de 7000 km.

El Calafate, énième bout du monde, est visiblement une bourgade très touristique, comme en témoignent ses coquets restaurants en bois massifs et ses fringants hôtels trois étoiles. Mais en cette saison, elle tourne au ralenti, comme mon auberge vide et en travaux. C’est que le soleil est vraiment paresseux dans le coin : Il fait la grasse matinée jusqu’à 9h30 pour se coucher dès 16h30. Je me dépêche donc d’aller profiter de ses rayons faiblards pour contempler l’austère lac Argentino. J’ai du mal à y croire, mais ce sont bien des flamands roses qui s’y trempent les pattes.

Si je suis venu jusqu’ici, c’est pour contempler le Perito Moreno, le plus fameux de la cinquantaine de glaciers qui émaillent la région, et l’un des très rares à encore avancer, gagnant 2 m par jour. Le car avance prudemment sur la route verglacée longeant le grand lac, enveloppé de montagnes noires saupoudrées de blanc, et soudain au détour d’un lacet, il apparaît, magistral. Cette rivière de glace, ce fleuve plutôt, aux éblouissants reflets bleutés, descend depuis l’horizon pour terminer par un front gigantesque de 5km de large pour 70 m de hauteur. Nous stoppons un peu plus loin sur un grand parking et, comme tout le monde, je me précipite sur le réseau de passerelles zébrant l’avancée rocheuse qu’il lui fait face, au plus près. Pendant quelques heures inoubliables, je cours dans tous les sens, fasciné par ces effroyables glaçons effilés qui s’enchevêtre lentement avec une force colossale. Et comme pour prouver sa puissance aux tout petits hommes, il précipite parfois d’énormes blocs dans les eaux laiteuses dans un bruit de tonnerre.





Mon programme se complique ensuite : en stop, j’espérais pouvoir remonter la piste qui côtoie la cordillère côté argentin, et continuer sur son équivalente chilienne après avoir franchi un col et la frontière. L’information se confirme, ces deux routes sont fermées à cause de la neige : me voilà dans un cul-de-sac géant, au fin-fond du continent. Les doutes m’envahissent ; soit c’est grâce à mon rythme effréné que j’ai pu voir tant de choses depuis tout ce temps, mais ces derniers jours je crois que j’ai dépassé les bornes, c’est le cas de le dire. J’en viens presque à voyager machinalement, comme si monter dans un bus et avaler les kilomètres était une fin en soi. Ca fait un moment que je refuse de l’admettre mais aujourd’hui je dois me rendre à l’évidence : je commence à être usé par ces années sur toutes les routes de ma Terre. Je suis devenu un peu moins enthousiaste, un peu moins intrépide ; peut-être le début de la sagesse. Je souffre aussi d’un mal de dos persistant et mes comptes sont au plus bas : je vais donc devoir me ménager, et aussi emprunter de quoi financer la fin de l’histoire.

Pour me sortir de cette impasse, alors que je me résignai à effectuer un détour scandaleux en bus, j’apprends qu’un avion s’envole dès le lendemain, loin au Nord, pour un tarif similaire. La différence, c’est qu’au lieu de trois jours, le trajet ne dure que trois heures. Alors je n’hésite pas longtemps : tant pis pour le mont Fitz Roy, tant pis pour l’archipel des Chonos, et tant pis pour toutes ses régions australes tellement sauvages. Il faudra revenir.




Ainsi, j’atterris à Bariloche, surnommée la petite suisse andine pour son lac immense, sa station de sports d’hiver, son caractère bourgeois et même ses chocolats. D’ailleurs, autour de la place principale qui fait face à un décor somptueux, je suis très surpris de découvrir des édifices arborant fièrement une architecture très alpine, rez-de-chaussée en pierre taillée et étages en bois vernis. Quelques dix degrés de latitude plus au Nord, au pied des Andes, il fait encore frisquet mais les températures sont nettement plus supportables. Pour moi, c’est presque le printemps. Même si je fais ici un arrêt technique, je ne me prive pas d’une magnifique balade en compagnie de deux toulousains. Sous un grand ciel bleu, nous grimpons d’abord sur les hauteurs pour jouir d’un panorama éblouissant : le lac Nahuel Huapi étale ses contours très découpés dans de profondes vallées, formés d’escarpements couverts de forêts sombres et de cimes enneigées. Tout au bout d’une presqu’île ensuite, nous nous enfonçons une forêt féérique plantée de pins et de cèdres immenses.


























Aussi, dans cette auberge conviviale, je partage mes aventures avec deux autres compatriotes, des voyageurs au long cours qui travaillent ici en attendant de repartir. Ces gars-là, qui en ont vu d’autres pourtant, sont impressionnés par mon parcours, et je m’inspire de leur excellent état d’esprit pour appuyer ma remise en question. Peut-être que l’hiver m’empêche de me lever le matin avec mon grand sourire habituel. C’est vrai, je goûte la liberté ultime, et c’est un grand privilège. Je vais donc m’en délecter encore quelques mois, en ralentissant légèrement la cadence. La suite s’annonce palpitante.