A Gaziantep comme à la maison

Un dimanche aux alentours de midi, je rencontre mon nouvel hôte, Deniz, chez lui, dans le centre de Gaziantep. Il fait immédiatement preuve d'une extrème gentillesse et d'une grande hospitalité. Son appartement est vaste et confortable, et comme nous sommes en période de vacances, ses deux colocataires sont absents : je m'installe donc dans la chambre de l'un d'entre eux. Dans l'après-midi, Deniz, 27 ans, ingénieur dans l'industrie agro-alimentaire, s'avère également être un excellent guide touristique. Nous visitons d'abord le musée archéologique, qui rassemble des pièces de première importance, extraites du site de Zeugma, antique cité située sur l'Euphrate. Celle-ci fut engloutie en 2000 par les eaux de retenue d'un immense barrage, les intérêts économiques prévalant une fois de plus sur l'héritage historique. Les archéologues ont néanmoins déplacé de magnifiques demeures romaines, ornées de vastes et fastueuses mosaïques, ainsi que d'élégantes scultures. Puis nous explorons la citadelle, théâtre de la bataille, forcément héroïque, des résistants turques contre les forces françaises, en 1920 ; l'ancienne cité d'Antep y gagnera ses galons de "gazi" (la victorieuse). La ville est également la capitale gastronomique de la Turquie ; mon ami ne manque pas l'occasion de me le démontrer en m'invitant dans le meilleur restaurant de la ville. Le repas, aussi savoureux que copieux, se conclue par les immanquables baklavas. Nous allons enfin digérer ce festin dans la cour intérieure d'une auguste demeure du quartier arménien, en buvant le thé et en fumant le narguilé. Malgré mon insistance appuyée, il me sera impossible de dépenser la moindre Lira de la journée...

Ce lundi, Deniz, qui se rend pour 24 heures a une cérémonie de mariage, me prie de rester un jour de plus afin que nous puissions mieux faire connaissance ; il ne croit pas si bien dire... Puisqu'il m'est impossible de refouler tant d'amabilités, je passe la journée suivante seul, à paresser, dans un appartement qui n'est pas le mien. J'y reçois même des invités puisque Deniz ira jusqu'a demander à des amis de me rendre visite de peur que je ne m'ennuie ! A son retour, mardi soir, je lui prépare un diner et lui offre quelques cadeaux, puisque, anticipant quelque difficulté, je souhaite ralier la Syrie dès le lendemain matin. Et en effet, cent kilomètres plus au Sud, les douaniers sont débordés : les musulmans fêtent le Baïram (l'Aïd en arabe) et les turques allant visiter leur famille en Syrie sont nombreux. Après de longues heures dans les files d'attente, je finis dans le bureau du directeur de l'office syrien : il est compréhensif et passe un coup de fil à sa hiérarchie afin de m'obtenir l'indispensable sésame. Je patiente encore deux heures, puis le couperet tombe : le visa m'est refusé ; je pourrai peut-être l'obtenir au consulat d'Antep. Je m'en retourne donc, penaud, vers mon précieux ami. Et puisque toutes les administrations sont fermées jusqu'à la fin de la semaine, il me faut patienter jusqu'au lundi suivant. Deniz en est ravi et je ne suis pas mécontent non plus : après un premier mois d'aventures express, un peu de répit devrait me permettre de recharger les batteries.
Je fini la semaine tranquillement, déjà comme chez moi : Je passe mes journées entre grasse matinée, ménage, courses, exercices physiques et lecons, tandis que, le soir, mon nouvel ami me fait découvrir différentes facettes de sa ville. Au fil des narguilés, je découvre un garcon attachant, humble, curieux et cultivé ; aussi, parfois, mélancolique et tourmenté.

Arrive alors le samedi, jour de fête. Nous dinons dans une pizzeria où nous rejoignent certains de ses meilleurs amis : le facétieux Behram, l'espiègle Halil, et, surtout, la ravissante Dogu (prononcez Do-ou). J'ai bien du mal à dissimuler mon intérêt, quı semble réciproque. Son nom, comme par hasard, signifie Est. Elle a 27 ans, enseigne l'expression dramatique à de jeunes enfants, et étudie parallèlement la philosophie. Elle est très curieuse de mon périple et des motivations qui m'ammènent jusqu'ici. Dans un bar, elle m'apprend le jeu du Tavla, tandis que Behram et Halil ne cessent de faire les pitres. Puis plus tard, chez Deniz, nos amis, qui ont bien compris notre petit jeu, se débrouillent pour nous laisser seuls un long moment. Je remarque, tatoué sur son avant-bras, une inscription en grec ancien ; coïncidence troublante, puisque j'ai voulu moi-même me faire inscrire la devise de mon voyage, en latin, au même endroit. En fin de soirée, mes trois complices expliquent à Dogu qu'elle a trop bu pour conduire, ce que, évidemment, j'approuve. Enfin, à la suite d'une longue conversation sur les rêves, advient l'inévitable, que la pudeur m'interdit de raconter...












Nous passons le dimanche après-midi tous les cinq, dans un parc ensoleillé, autour d'un savoureux petit-déjeuner. Ma belle et moi flirtons comme des gamins. Durant les quelques jours qui suivent, elle boulverse son emploi du temps chargé pour passer chaque nuit auprès de moi. Les jours sont comptés ; l'urgence renforce l'intensité de notre liaison. Le lundi, j'apprends, via le consulat syrien puis l'ambassade francaise d'Ankara, que je n'obtiendrai pas de visa. Mais je suis trop prêt de la frontière, et trop têtu, pour ne pas retenter ma chance. Ce mercredi, sceptique mais déterminé, je repars vers le poste-frontière de Kilis. Cette fois, les formalités sont plus rapides, mais la conclusion identique. Je m'en retourne donc, encore, vers Antep, avec un sentiment mitigé : soit, il va me falloir corriger ma route, et je vais rater La Syrie, Palmyre et Damas ; le Liban et Beyrouth. Mais je vais aussi pouvoir prolonger, pour quelques jours encore, la belle idylle. Mes journées, que je passe seul, sont paisibles, mes soirées, en compagnie de mes amis, joyeuses, et mes nuits passionnées ; presque une vie normale.

Enfin, après un séjour de deux semaines à Antep, j'ai des fourmis dans les jambes. Ce samedi soir, je repars vers Ankara enfin de prendre un avion pour Amman, en Jordanie. Sur le pas de sa porte, je salue longuement Deniz. il veut me faire promettre de revenir le voir, mais je préfère le supplier de me rendre visite, un jour, en France, afin que je puisse relever le défi de lui retourner son incroyable hospitalité. Puis Dogu m'accompagne a la gare routière. Durant le trajet, elle me fait comprendre son désir de me voir rester ; maladroitement, je tente de lui expliquer qu'elle mérite un homme stable, qui pourra l'aimer pour longtemps. Enfin, sur le quai, les mots sont rares et nos regards se fuient ; la dernière étreinte est tremblante. Dans le bus, à travers les vitres fumées, je m'efforce de sourire à ma belle, dont je ne distingue que la charmante silhouette ; puis elle disparait dans l'obscurité. Ainsi s'achève mon doux rêve d'Orient.

Magique Cappadoce

Située au coeur du plateau anatolien, la Cappadoce est une curiosité géologique : une intense activité volcanique, datant de plusieurs millions d'années, a engendré une superposition de strates plus ou moins denses : au fil du temps, l'eau et le vent ont sculté dans le tuf des canyons et des vallées au relief invraisembable. Les montagnes, fripées par l'érosion, sont teintées de rose, de rouge, de jaune, tandis que les fameuses cheminées de fée pointent fièrement vers le ciel en défiant les principes élémentaires de l'équilibre. Depuis des temps immémoriaux, les hommes se sont établis dans ces paysages mystiques, creusant dans la roche friable de véritables cités. Certaines, souterraines, sont même édifiées en négatif sur plusieurs niveaux. La religion chrétienne y connu un essor considérable dès le IIIe siècle de notre ère.









Lorsque j'arrive à Göreme, ancestrale cité troglodyte devenue centre touristique, je tiens une bonne crève. Je m'établie dans une auberge dont je suis le seul client, et dont le vaste dortoir est creusé dans la roche. Je me soigne par la marche, en explorant pendant trois jours, du matin au soir, les plus fameuses vallées. Le caractère magique de la région est accentué par la faible affluence hivernale, puisque je me ballade parfois pendant des heures sans croiser le moindre pélerin. De plus, la végétation a revêtu ses habits d'automne, ajoutant de nouvelles couleurs à un tableau déjà très bariolé.
Je visite d'abord le musée à ciel ouvert, concentration de plusieurs églises et habitats rupestres. Ainsi protégés des outrages du temps et des vandales, on y admire de magnifiques fresques aux couleurs vives, témoignages de l'art byzantin des XIe et XIIe siècles. Puis je me perd dans ce décor d'une autre planète, évitant soigneusement les chemins, coupant a travers champs, vergers et gorges. Je gravis alors le mont Atkepe : l'ascension est superbe est la vue, au sommet, somptueuse. Puis je redescends, haletant, vers le village de Cavusin, franchissant les extraordinaires Vallées Rouge et Rose. Au fil de la journée, la lumière changeante joue avec les formes et les couleurs, donnant des airs surnaturels à ces paysages. Je découvre également le village d'Uchisar, surmonté d'un imposant rocher creusé comme du gruyère. Je reste un long moment a son sommet, d'où le panorama est époustouflant : J'y examine, sous un autre angle, les endroits précédemment explorés, si différents les uns des autres, et à l'arrière-plan, le majestueux volcan Erciyes et ses neiges éternelles. J'explore enfin, alors que le jour décline, la Vallée de l'Amour et ses indécentes cheminées de fée.

J'ai bien conscience que le lecteur relèvera ici une kyrielle de superlatifs, que je m'efforce cependant d'utiliser sans emphase. Je suis pourtant loin du compte, tant il me semble que ce lieu ne peut être décrit avec des mots. J'invite le curieux à effectuer une rapide recherche afin de dénicher quelques photos supplémentaires, même si, elles non plus, ne suffiront pas pour exprimer la magie de la Cappadoce.

Une petite femme et un grand homme

Depuis mon passage en Grèce, désireux de rencontrer des locaux plus à même de m'expliquer leur pays et afin de réduire mes dépenses, j'envoie, à chaque destination présente sur ma feuille de route, plusieurs demandes d'hébergement via le site internet couchsurfing.com. Belle initiative du réseau qui n'a rien de virtuel, puisqu'elle permet aux voyageurs d'établir un contact avec d'accueillantes personnes du monde entier, mettant à disposition un canapé ou un lit. A Ankara, j'ai rendez-vous avec une jeune turque prénommée Gaya, la première à avoir répondu favorablement à ma requête.

Je la retrouve donc à l'heure et à l'endroit prevu, dans le centre de la capitale administrative de la Turquie. Gaya, 24 ans, étudie avec légèreté la littérature française. Elle vit dans un vaste et confortable appartement, en compagnie de sa mère et de ses deux frères : Kerem, 18 ans, et Deniz, 12 ans. Le papa, qui travaille a Istanbul, n'est que rarement présent. Ils m'accueillent comme un prince et me font vite me sentir comme l'un d'entre eux. Etant sur la route depuis plus d'un mois et ayant pris un méchant coup de froid, la chaleur d'un foyer m'est fort réconfortante. Cette étonnante hospitalité me permet, d'un point de vue général, de rehausser mon appréciation de l'espèce humaine, et, plus particulièrement, les chances de réussite de mon entreprise.Malgré nos différences culturelles, Gaya et moi nous trouvons de nombreux points communs : la soif de liberté est universelle. Je découvre une personne curieuse, attentionnée, futée, rigolote. Elle est aussi charmante, ce qui n'enlève rien à ses multiples qualités... Cependant, en tant qu'ambassadeur de la courtoisie française, je garde respectueusement mes distances. Et tandis qu'elle oublie ses cours pour me servir de guide, une belle complicité s'installe.

Après l'hystérique Istanbul, Ankara ressemble plus à une humble ville de province qu'à une capitale. Résolument moderne, elle subit un développement accéléré après que Mustafa Kemal Atatürk, le père de la nation, la désigne capitale du nouvel état en 1923. Elle passe ainsi, en quelques décennies, d'une bourgade de 30 000 habitants à une métropole de près de 4 millions d'âmes. J'en profite pour étudier l'incroyable destin de cet homme auquel les turques vouent un véritable culte. A la fin de la Première Guerre Mondiale, l'Empire Ottoman, allié des allemands, est envahi par les Alliés. Atatürk, militaire à la carrière exemplaire, refuse de voir son pays démembré par le Traité de Sèvres. Il se révolte donc contre le pouvoir du Sultan en créant un second pouvoir politique, puis organise la résistance contre les occupants. Sous son commandement, les forces turques vont se défaire des armées françaises, anglaises, arméniennes et grecques. Puis tel un dictateur démocrate, il impose, avec ténacite et autorité, la République, ainsi que de multiples réformes radicales ; il inscrit la laïcité dans la Constitution, donne le droit de vote aux femmes, remplace l'alphabet arabe par l'alphabet latin, et mène d'une main de fer une révolution sociale. Si on voulait faire un raccourci simpliste avec l'histoire de France, on pourrait le comparer en même temps à de Gaulle, Napoléon, Ferry et Robespierre... Néanmoins, je n'oublie pas que l'histoire est toujours écrite par les vainqueurs, et qu'elle comporte des parties plus sombres et facilement occultées, tel les questions arméniennes et kurdes.

Amusante anecdote : tandis que Gaya se ballade avec des fleurs que son petit frère doit remettre à la statue d'Atatürk, en l'honneur de l'anniversaire de sa mort, j'achète, pour remercier l'affable maman, une boîte des fameux baklavas, délicieux feuilletés à la pistache. En Turquie, si un couple se promène avec ces deux éléments, cela signifie immanquablement que le jeune homme va demander la main de la demoiselle à son père. Et dans les rues animées d'ankara, on ne manque pas de nous le faire remarquer...
Apres seulement deux jours passés auprès de l'attachante Gaya, nos adieux sont touchants. Dans le bus qui voit nos chemins se séparer, les yeux humides, elle m'embrasse chaleureusement. Dorénavant, j'ai une amie a Ankara.

Au-delà du Bosphore, l'Asie


En provenance d'Athènes, après un interminable trajet nocturne dans un confortable bus, le long de la Mer Egée, j'atteins Istanbul à l'aube. Ici, l'échelle est démesurée. De larges autoroutes se croisent et se rejoignent, passant au-dessus et en dessous les unes des autres, tandis que de multiples bretelles dispersent un trafic déjà dense en tous sens. Au loin, j'aperçois un complexe de livraison : comme des jouets dans un garage d'enfant, les camions sont alignés par dizaines dans de petits hangars aux enseignes bariolées, alignés sur quatre étages pendant des centaines de mètres. Puis on arrive à l'énorme gare routière : au milieu de la cohue, j'ai besoin de longues minutes pour retrouver mon souffle et mes esprits. Je fini par dénicher la navette qui dessert le centre-ville, et, puisque je n'ai pas de plan et que je comprend encore assez mal le turc, je descend du mini-bus au hasard, sur une large avenue. La circulation des véhicules et des piétons est hystérique. Après une exploration épique de la jungle urbaine durant quelques heures, je parviens, soulagé, à trouver le quartier de Sultanameth, le coeur de la vieille ville, ainsi que mon auberge. Je partage mon dortoir avec un canadien, des néo-zélandais, des anglais, un brésilien, un espagnol, des français ; il y a même un turc...

La mégapole, entre 15 et 20 millions d'habitants répartis sur 400km2, est une cité vieille de presque 3000 ans. Ancienne Byzance des Grecs, elle fut conquise par Alexandre le Grand, puis devint Constantinople, capitale de l'Empire Romain d'Orient ; elle ne devient Istanbul qu'au XXe siècle, lors de la chute de l'Empire Ottoman. Elle est un carrefour des civilisations, tant sur le plan culturel que géographique. A cheval sur deux continents, elle est bordée par la Mer Noire et la Mer de Marmara. Depuis toujours, c'est l'Orient contre l'Occident.C'est aujourd'hui une formidable combinaison de modernité et de traditions, un fantastique enchevêtrement de ruelles entrecoupées de gros boulevards, où s'activent des marchands de toutes sortes et des passants de tous horizons. Les jolies maisons traditionnelles, avec encorbellement de bois, disparaissent sous le béton de l'urbanisation sauvage, en même temps que la pauvreté du present dévore la richesse du passé.
Pendant trois jours, j'arpente ses rues frénétiques, à la recherche de monuments rescapés, et tentant de m'adapter a cette atmosphère enivrante.














Je visite Sainte-Sophie, ancienne église monumentale bâtie au VIe siècle, devenue mosquée, puis musée. Ses pierres et ses mosaïques racontent la riche histoire de la Turquie. En face, la sublime mosquée bleue dégage une profonde sérénité, tandis que les palais, Topkapi et Dolmabahce, que j'admire à distance, dévoile le faste disparu des sultans. Le fameux Grand Bazar est hallucinant : intégralement couvert, il renferme des centaines d'échoppes en tout genre dans un incroyable dédale de ruelles voutées et illuminées ; la foule s'entasse dans ses rues, qui sont chacune dédiées à une activité : épices, fruits, tapis, bijoux, vêtements... Tout ce qui ce vend ce trouve ici.

Je ne manque pas de traverser le détroit du Bosphore à bord d'un de ces bateaux, les "vapur", que les Stambouliotes utilisent quotidiennement. Quand je débarque sur l'autre rive, je marche en Asie. Après une longue ballade le long des quais, je reviens, en dix minutes, en Europe. Du matin au soir, j'arpente de nombreux quartiers aux atmosphères variées. Parfois, de sommaires cabanes de bois et de tôles s'agglutinent au pied d'immenses grattes-ciel futuristes ; ailleurs, ce sont des faubourgs résidentiels calmes aux rues si abruptes qu'on croirait que les immeubles, propres et colorés, penchent. Plus loin encore, un magnifique parc débouche sur une interminable rue commerçante aux facades Art Nouveau ; nous sommes dimanche mais elle est pourtant noire de monde. Puis j'atteins l'antique Tour de Galata, qui domine une très ancienne partie de la ville. Je franchis enfin l'estuaire de la Corne d'Or, le long duquel se massent de nombreux pêcheurs.

Lorsque je quitte, à bord d'un bus, l'envoutante Istanbul, je franchis à nouveau le détroit du Bosphore, cette fois sur un long pont suspendu. Derrière moi, l'Europe. Si mes plans improbables se déroulent comme je l'espère, je n'y reviendrai pas de si tôt...

Athènes ; sous le bitume, le marbre




C'est à Iaonnina, charmante petite ville de montagne au nord-ouest de la Grèce, que je passe ma première nuit à la belle étoile. Je campe juste devant un immense lac ; le site est superbe. La matinée est fraîche et humide, pourtant je passe une bonne et longue nuit, interrompue au matin par l'enthousiasme de jeunes rameurs.



Puis j'entreprends de ralier Delphes, au sud-est du pays, en stop. Mais je constate que les grecques sont peu enclins à embarquer les autostoppeurs. Je passe une heure dans l'expectative avant qu'un jeune hirsute ne m'emmène cinq kilomètres plus loin. Encore une heure plus tard, mon pouce et ma patience commencent à faiblir quand Nikos pile devant moi : quarante-cinq ans, la carrure imposante et les cheveux longs, il évolue dans le milieu gothique. ses activités sont multiples : réalisateur de documentaires, producteur d'une chaîne internet, photographe, poète... Il me confie même avoir présenter un show télévisé. Et en effet, lors de nos fréquents arrêts, on le reconnait une fois sur deux : mon chauffeur est une célébrité ! Nikos se révèle charismatique, cultivé, drôle et bavard ; la discussion va bon train. Je saisi donc l'opportunité qu'il m'offre et décide d'aller, si bien conduit, directement a Athènes.

Ici, chaque pierre a une histoire. Même dans les installations flambant neuves du métro, des vestiges du glorieux passé de la ville sont soigneusement préservés. Entre les nombreux sites antiques à découvrir et le retard pris dans mes leçons, je décide d'une halte de trois jours. Délesté de mon sac, je ne marche plus, je vole : c'est au pas de course que je sillone les rues. Au sommet du mont Lycabette, qui domine l'agglomération, je découvre l'immensité de la capitale grecque, où s'entassent plus de quatre millions de personnes. Une infinie mosaïque d'immeubles de quatre ou cinq étages, s'étend à perte de vue et à trois-cent soixante degrés. Elle n'est stoppée que par de hautes montagnes au nord, ainsi que par les Mers de Crète et Egée. Dans le centre, quelques édifices néo-classiques, tel le Parlement ou le Zappeion, embellissent la grisaille ambiante. Heureusement, quelques parcs luxuriants ainsi que de nombreuses rues piétonnes débordantes de verdure permettent au promeneur de respirer.

Quant aux sites antiques, quı font la fierté des Athéniens, ils ne sont souvent plus que des champs de pierres. Bâtis voilà plus de deux millénaires, ils n'ont, pour la plupart, pas résisté aux multiples assaults des envahisseurs ainsi qu'aux tremblements de terre. Pourtant, les monuments qui subsistent ou ceux qui ont été restaurés sont grandioses, tel l'emblématique Parthénon, le Temple de Zeus ou le Théâtre de Dionysos. En les admirant, j'éprouve une profonde admiration pour cette civilisation qui a inventé la democratie, la philosophie et bâti de tels édifices de marbre. A la même époque, en Gaule, entre deux batailles de villages, on taillait des menhirs...

L'Albanie, "le Rwanda de l'Europe"

Cette expression est assez représentative de la misère omniprésente en Albanie. C'est Ilir, ouvrier d'environ trente-cinq ans, qui me la confie. Il est le premier albanais avec qui j'ai une discussion constructive. Il était temps, puisque nous échangeons au poste frontière de Hani i Hotit. Nous attendons là, pendant plus de trois heures, que les douaniers grecques daignent ouvrir les barrières ; nous sommes des milliers. Il tentent ainsi de contenir le flot d'immigrés attirés par un niveau de vie plus décent. Ilir, qui va travailler en Grèce, m'explique que, quelques années plus tôt, l'attente pouvait durer plusieurs jours. Puis il baisse le ton et dénonce le gouvernement corrompu, qui combine avec une mafia omnipotente. En effet, le pays possède diverses richesses naturelles, tel le pétrole, le gaz ou les métaux, mais seuls quelques nantis en profitent.

La veille, en quittant Podgorica, je franchi la frontière en étant passager d'un vieil homme à la mine patibulaire et aux dents pourries. il pilote une Mercedes aussi ancienne que lui et dans un état équivalent à sa dentition. La zone frontalière est totalement déserte, malgré un panorama féerique, entre lacs et montagnes. La route défoncée s'interrompt parfois brutalement pour n'être plus qu'un champ de graviers et de pierres.
Puis la vie réapparait, on croise de minables charrettes tirées par un cheval, doublées dans un nuage de poussière par de rutilants 4x4. Au bord de la route, de misérables cabanons alternent avec de somptueuses villas.

Enfin, j'atteins Tirana dans un minibus bondé jusqu'au coffre. Dans la capitale, le contraste s'accentue. Je découvre des bidonvilles désolants, où jouent dans les détritus des enfants crasseux ; tandis que trois rues plus loin, c'est l'opulence : des hommes en costard italien ripaillent en compagnie de filles de magazines.
Ici, les gens, influencés par l'état d'esprit dominant du chacun pour soi, ainsi que peu habitués à voir des touristes, ne font rien pour me mettre à l'aise. Des quatre heures du matin, j'attrape un bus et rejoint la Grèce au cours d'un trajet épique de plus de douze heures, pour seulement quelques 350 kilomètres.

L'Adriatique, citadelles et côte sauvage

Heureux de trouver un climat plus clément, je séjourne trois jours à l'auberge de jeunesse de Zadar. Entre ballades et rêveries, je passe de longues heures sur les quais, face à l'ile de Ugljan. La ville, qui compte plus de 70 000 habitants, est une importante destination de villégiature pour de nombreux croates et européens. Ancienne colonie romaine, elle passa ensuite sous diverses dominations : byzantine, vénitienne, autrichienne... Mais l'ancienne forteresse, bâtie sur une presqu'ile, a conservé peu de traces de son histoire tourmentée, puisqu'elle subit de nombreux bombardements lors de la Seconde Guerre Mondiale. Il y subsiste tout de même quelques vestiges romains ainsi qu'une église byzantine du IXe siècle.

Puis, via un bus de nuit, je traverse la Dalmatie et me rends directement à Dubrovnik. J'ai décidé, après moult hésitations, de faire l'impasse sur Split, dont je n'aperçois que les lumières, et sur Mostar, en Bosnie-Herzégovine. D'ailleurs, je passe seulement vingt minutes dans ce pays, via le port enclavé de Neum.

J'explore Dubrovnik sous la pluie. La citadelle est comme posée sur l'eau ; ses remparts sont impressionnants. La ville fut, pendant plus de quatre siècles, la capitale de l'Etat de Raguse, concurrent direct de Venise. Son indépendance prit fin avec l'arrivée des troupes françaises au début du XIXe siècle.
Aujourd'hui, la ville est superbe et semble comme neuve, puisque l'Unesco a financé sa reconstruction suite au bombardements des armées serbes et monténégrines, en 1991 et 1992. A l'auberge, la réceptionniste me raconte qu'à l'époque, les habitants furent privés d'eau et d'électricité pendant trois mois, et que, chaque jour, les bombes pleuvaient. Je reste silencieux lorsqu'elle me demande si je peux l'imaginer...

Le soir, je rencontre Aurélie et Philippe, jeune couple francais parcourant l'Europe en train : la finalité de leur périple est de rencontrer le Père Noel en Laponie, pour les fêtes de fin d'année. Nous passons une belle soirée en compagnie d'autres francophones et, le lendemain, nous nous rendons ensemble, en bus, à Kotor. Lorsque que l'on atteint le Monténégro, le soleil brille à nouveau. La route, de plus en plus sinueuse, file entre des montagnes vertigineuses et la côte ciselée. Puis nous parvenons enfin à la baie de Kotor, terminus et summum du voyage.

En quête d'un hôtel, on est accosté par un vieux bonhomme joufflu et affable ; il ne connait qu'un mot d'anglais : room ! Il nous fait entrer chez lui : la chambre, remplie par trois lits, est un peu sommaire, c'est donc parfait. Il m'écrit le prix sur un papier, 20, que je corrige aussitôt : 15. Son rire retentissant marque son accord. Malgré la barrière de la langue, nous restons un long moment avec lui : on écrit, on mime, on montre des photos. Hugo s'avère très accueillant. Pourtant, quand on évoque Dubrovnik, il nous raconte qu'il s'est battu là-bas. Et je comprend que cette homme si gentil était parmi ceux qui ont tant terrifié la jolie réceptionniste d'hier...

La cité de Kotor, classée au Patrimoine Mondial, est peu étendue, mais plein de charme et très vivante. Mais le plus surprenant, ce sont surtout ses incroyables remparts, qui grimpent au dessus de la ville sur une montagne très escarpée. La récompense, pour avoir escaladé quelques centaines de marches, est une vue fantastique sur la baie.




Le lendemain, je quitte mes premiers compagnons de route : ils prennent la direction de la Hongrie, au nord, tandis que je file vers l'est. Ivan, plombier de 37 ans, m'embarque. Il aime son pays et sa beauté sauvage. J'évoque une fois de plus les récentes guerres d'indépendance ; lui non plus n'y comprend pas grand chose, il a des amis dant tous les états voisins. Enfin, le soir, il me dépose dans le centre de la modeste capitale du Montenegro, Podgorica. Dès demain, je compte rejoindre l'Albanie.