lundi 26 novembre 2012 - 773e jour


        Hier, un peu à contrecœur, j’ai réservé une randonnée organisée pour visiter certains des villages des huit minorités ethniques qui peuplent la région, dont les mieux représentés sont les H’mong et les Dao. J’aurai voulu y aller seul, mais n’ayant plus qu’une journée ici, je mise sur l’efficacité, sachant aussi que les autorités voient d’un mauvais œil les promeneurs solitaires vue la proximité de la frontière. C’est donc une équipe internationale d’une dizaine de personnes conduite par un guide qui débute la promenade. Au convoi s’ajoutent trois ou quatre femmes joliment vêtues de leurs habits traditionnels et coiffées de leur drôle de chapeau. En plus d’être très souriantes, elles parlent un anglais étonnement bon, bien meilleur en tout cas que la plupart des vietnamiens. Le paysage caractéristique des rizières en terrasse perd un peu de son attrait puisque la récolte a eu déjà eu lieu ; de toute manière, plongé dans la brume, on ne voit pas plus loin que le bout de son nez. En marchant, je bavarde avec un suisse, grand voyageur lui aussi, et un brésilien un peu perdu. Surtout, je m’amuse avec ces toutes petites dames espiègles, qui confirment la théorie qui veut que les gens les plus simples soient aussi les plus accessibles. Petit à petit, les nuages se lèvent, ou plutôt c’est nous qui passons en dessous en glissant dans une large vallée creusée par une rivière. On découvre alors le majestueux paysage, très pittoresque, que les paysans ont largement modifié en sculptant les pentes. Après avoir franchis un mince pont suspendu, nous atteignons un premier village composé d’humbles maisonnettes de bois. De toute évidence, ces gens vivent dans une grande précarité, même si l’afflux récent de visiteurs améliore le quotidien. Dans les inévitables boutiques de souvenirs, on propose toutes sortes d’objets d’artisanat ; à côté, le guide nous montre les techniques de tissage ou de teinture à l’indigo. La promenade se poursuit et un peu plus loin, nous stoppons dans un autre village, un peu plus gros et largement bétonné. Nous déjeunons dans une grande cantine où se côtoient toutes les nationalités, nous visitons ensuite une école toute neuve avant de retourner à Sa Pa en car. Bien entendu, le côté authentique est largement altéré, mais ce fut quand même une jolie balade. En fin d’après-midi, je tombe sur le bandit rencontré l’avant-veille dans le bus, attablé à une terrasse. Il me paye un thé ainsi qu’une bouffée de tabac dans une de ces longues pipes à eau, puis dans l’arrière-cour, nous concluons une toute petite affaire. Le soir j’erre donc paisiblement dans la rue, la tête dans les nuages, au sens propre comme au figuré. Il fait frisquet, je ne m’attarde pas.
 




 

dimanche 25 novembre 2012 - 772e jour


A 4h du matin, alors que je dors à poings fermés, le bus fait escale à Lao Cai, poste-frontière avec la Chine. Comme la plupart des passagers descendent là, j’en profite pour m’étaler sur les cinq banquettes du fond. A l’aube, nous arrivons à bon port, mais je n’ai pas fini ma nuit : je préfère rester dans le véhicule jusqu’à ce qu’on me demande d’en sortir, ce qui est le cas deux heures plus tard. Je suis le premier rabatteur qui accepte mon tarif, 100 000 dong la nuit (4 euros), jusqu’à une pension familiale convenable. Un peu plus tard, je sors découvrir Sa Pa, une jolie petite bourgade perdue au cœur du massif Hoang Lien à 1700 m d’altitude. Toute la matinée, les nuages vont et viennent ; plongeant d’abord la ville dans un épais brouillard, ils se dissipent en un instant, laissant apparaître les montagnes verdoyantes tout autour. Comme ailleurs dans le pays, tout semble neuf : des immeubles étroits de quelques étages, d’un style néoclassique bigarré, entourent la grand place ou le lac, tous deux agrémentés de parcs. Seule l’église construite par les colons français apporte une touche vaguement ancienne, mais l’ensemble n’en est pas moins plein de charme ; et de mystère aussi, lorsque les nuages reviennent voiler le tableau. Dans la rue, de nombreuses femmes arborent de curieux costumes traditionnels : en effet, l’un des intérêts de la région est d’être habité par plusieurs ethnies conservant encore leurs traditions. Mais je compte partir à leur rencontre demain ; aujourd’hui, je m’occupe de la montagne. Dans l’après-midi, cherchant un accès au contrefort qui domine le coin, je tombe sur l’entrée d’une espèce de parc de loisirs ; je me laisse tenter. La municipalité a modestement aménagé une montagne avec des divers jardins soignés, des fontaines, et bien sûr des centaines de marches. Bel effort, mais ce gros piton rocheux, au-dessus, continue de me narguer. En sortant des chemins pavés, je fais le tour du parc jusqu’à trouver une sortie. Me voilà enfin seul, sans encadrement surtout, à crapahuter dans la nature. Et même si l’endroit est dompté par l’homme, je me réjouis de la balade. J’emprunte un sentier traversant un agréable sous-bois, mais au-dessus, je dois me frayer un chemin dans la broussaille. Après deux bonnes heures, je m’assoie fièrement sur le caillou que je visais toute la journée, contemplant longuement le panorama grand angle. D’un côté, le relief sombre grimpe puis disparait dans le brouillard ; de l’autre, une longue vallée serpente à n’en plus finir ; juste en bas, la ville semble minuscule et au loin s’étend une mer de nuage. Plus tard, je dine tranquillement dans un petit restaurant proposant de délicieux plats locaux.


 

samedi 24 novembre 2012 - 771e jour

La route qui m’attend aujourd’hui promet d’être aussi longue qu’incertaine : au programme, bateau, bus et train, jusqu’à Sa Pa, environ 400 km vers les montagnes du Nord. C’est aussi la dernière fois avant très longtemps que je me dirige dans cette direction, puisqu’après ça, je file vers le Sud pendant quelques milliers de kilomètres. Et cette fois-ci, pas question de me faire rouler, en recoupant les informations, j’ai bien l’intention de voyager local. Ainsi, de bon matin, je prends un minibus qui traverse les superbes paysages de Cat Ba pendant une heure. Au Nord de l’île, moi et les autres passagers, exclusivement des vietnamiens, embarquons sur une petite vedette rapide qui accoste à Haï Phong 45 minutes plus tard ; le temps de me faire comprendre et d’avaler un café et me voilà reparti dans un bus très convenable, au trois quart vide, vers Hanoï. Le trajet sur une large autoroute se déroule sans encombre jusqu’à une grosse station de bus en périphérie de la capitale. Comme d’habitude, j’ai bien du mal à trouver quelqu’un qui bafouille trois mots d’anglais, mais je parviens quand même à monter dans le bus urbain adéquat. De retour dans le centre de Hanoï, je marche jusqu’à la gare, mais on m’annonce que les trains de nuit sont complets pour ce soir. J’évalue calmement la situation devant un hamburger, puis je décide de me rendre à la station de bus opposée, en banlieue Ouest. Via quelques kilomètres à pied et un nouveau bus, bondé celui-là et pris dans les embouteillages, j’y arrive en fin d’après-midi. Dans la cohue, je finis par dénicher un grand car qui roulera toute la nuit, un peu cher mais doté d’un confort inédit. On se déchausse pour marcher sur l’allée matelassée, et de part et d’autre, les passagers s’allongent sur de belles couchettes douillettes, auxquelles s’ajoutent oreiller et couverture. Le seul problème, c’est que les vietnamiens sont plutôt petits, et l’espace pour mes 173 centimètres s’avère restreint. Mais j’en ai vu d’autres et rouler ainsi, pour moi, ça reste du luxe. N’ayant pas envie de dormir dès 18h, je m’installe sur les marches près du chauffeur, qui conduit dramatiquement lentement. A côté, je discute avec un jeune homme sapé à l’américaine et parlant correctement anglais. Je lui explique que son pays est magnifique, mais je regrette qu’il soit difficile d’avoir une conversation avec ses habitants qui ne tourne pas autour de l’argent. Malgré cela, le filou ne déroge pas à la règle en me proposant un hôtel, un bar, et de l’herbe ; le tout, évidement, à des tarifs démesurés. Il va même plus loin en voulant m’offrir à manger si je fais« l’ouvreuse » devant son établissement. Devant son sérieux, j’hésite entre consternation et fou-rire, après quoi je l’envoie balader, je retourne à ma place et me plonge dans mes leçons.
 
 

vendredi 23 novembre 2012 - 770e jour

Ce matin, j’avais prévu de me rendre en bus au Nord de l’île pour me balader, mais je constate que je suis bien fatigué ; préférant me ménager, j’abandonne mes projets et décide de ne rien faire du tout. Je traîne longuement au lit puis je me dégourdis les jambes en faisant le tour du bourg. Vers midi, je m’installe sur ma terrasse préférée. La connexion est bonne, je reste donc là toute l’après-midi, lisant la presse, répondant à quelques mails, et rédigeant mes aventures. En fin d’après-midi, je vais à la pêche aux renseignements concernant mon trajet de demain, qui me verra traverser tout le Nord du pays jusqu’aux montagnes jouxtant la frontière chinoise. Comme toujours au Viêt Nam, les informations sont difficiles à obtenir, et souvent contradictoires. Les nombreuses agences de voyage proposant des tarifs prohibitifs, je ferai donc comme d’habitude, à ma sauce, en avançant pas à pas.

jeudi 22 novembre 2012 - 769e jour

Je m’extirpe de ma tente dès les premières lueurs de l’aube. Comme je suis le premier debout, je profite de la quiétude pour m’assoir sur la plage, au pied d’une haute falaise, en contemplant la majesté du lieu. Plus tard, alors que tout ce petit monde s’agite, notre jonque revient nous chercher. Hier soir, les hollandaises nous ont quittés, et ce matin c’est un compatriote qui nous rejoint en barque. Lui est content de parler français ; moi, pas spécialement. Le garçon n’est pas une flèche et je préfère examiner ces stupéfiants piliers de pierre et ces drôles de plantes qui poussent dans les failles. Le programme de ce matin nous amène sur la grande île de Cat Ba où nous allons explorer le parc national. En vélo d’abord, nous longeons un bras de mer qui s’enfonce dans les terres, puis nous traversons une vaste plaine encadrée par un relief très accidenté. La présence d’eau douce permet à la végétation de prendre des accents tropicaux. A pied ensuite, nous débutons l’ascension d’un des plus hauts sommets du coin, 260 m, de la rigolade en ce qui me concerne. Pourtant, la pente est raide est le taux d’humidité très élevé : certains se liquéfient. Comme j’ai le temps, j’observe attentivement cette singulière forêt luxuriante. Et au sommet, on jouit d’un panorama irréel : d’un côté s’étend l’île et ses nombreux pics verdoyants ; de l’autre, c’est la baie, ponctuée d’innombrables gros cailloux qui, au loin, s’estompent progressivement dans la brume. Pour nous remettre, nous déjeunons fort bien dans une case végétale, au pied de la montagne. De retour sur le bateau, il ne nous faut pas longtemps pour nous jeter à l’eau depuis le pont. L’organisation est très correcte, mais j’ai l’impression de manquer un peu de liberté, alors je nage seul jusqu’à un gros piton. Mais la roche est trop acérée, impossible de l’escalader. Tant pis, à quelques brasses de là, je m’arrête sur une minuscule plage de sable blanc. En milieu d’après-midi enfin, nous voguons une dernière fois dans ce paysage extraordinaire jusqu’au port. Je salue mes camarades et retourne à pied jusqu’au bourg. J’y retrouve mes petites habitudes : même hôtel, même restaurant. Devant mes nems et mon bol de riz, je rêvasse en repensant à ses deux si belles journées.



 

mercredi 21 novembre 2012 - 768e jour

Dès 7h, le manager avec qui je me suis arrangé hier vient me chercher en moto pour m’emmener à son agence. En grignotant mes biscuits, j’y fais la connaissance de Josh et Emma, un sympathique couple d’australiens. Nous attendons un moment deux hollandaises en retard, et nous embarquons finalement sur une modique coquille de noix. Elle manœuvre lentement dans la baie de Ha Long, parmi quelques-unes des 2000 îles karstiques émergeantes de l’eau, qui dessinent ce paysage si particulier, célèbre dans le monde entier. Nous passons un improbable village flottant et ses petites cabanes en bois, puis nous rejoignons la belle jonque bleue d’environ 30 pieds, malheureusement sans les fameuses voiles, qui va nous trimbaler pendant deux jours. A bord, outre l’équipage très souriant, nous saluons Nicky, australienne elle aussi. La troupe au complet, le capitaine évolue autour de ces singuliers pitons rocheux, qui deviennent de plus en plus nombreux. Il y en a de toutes les tailles, minuscules ou gigantesques, et de toutes les formes, cônes ou colonnes ; mais ils mesurent généralement autour de 100 m de haut, et leurs parois grises s’élèvent verticalement jusqu’au sommet arrondi, coiffé de curieux arbustes et herbacés. Le spectacle est sublime, il fait beau temps, et pour couronner le tout, je vois surgir hors de l’eau rien de moins qu’une raie manta. En fin de matinée, nous partons faire un tour en kayak sur une mer d’huile. L’un des marins nous guide dans ce labyrinthe de pierre jusqu’à une grotte étroite. En ressortant à l’autre bout, nous débouchons sur un incroyable lac intérieur, complétement fermé par des montagnes verdoyantes. Ensuite, après une baignade rafraîchissante autour du bateau, on nous sert un véritable festin, à base de poisson, coquillages et crustacés. Plus tard, j’interromps ma sieste au soleil par quelques brasses supplémentaires, puis le bateau lève l’ancre. Le panorama, toujours fabuleux, défile tout doucement, jusqu’à une autre baie, très vaste celle-là, où ceux qui le souhaite peuvent retourner pagayer. L’exercice m’enchante, surtout dans un endroit pareil, alors je ne me fais pas prier. En fin de journée, Nicky et moi sommes débarqués sur une plage paradisiaque au fond d’une charmante petite crique, tandis que les autres dorment à bord. De ravissants bungalows sont alignés contre la falaise, occupés par une bande de jeunes occidentaux fêtards. Quant à moi, pour économiser quelques dollars, je plante ma tente sur le sable. Je dine avec ma camarade qui termine un beau voyage de six mois, et fatigué par cette magnifique journée, je m’endors sagement de bonne heure.
 



 

mardi 20 novembre 2012 - 767e jour


Aujourd’hui, je reprends la route : direction la mythique baie de Ha Long, passage obligé pour tout globe-trotter qui se respecte. Bizarrement, Thong, qui quitte l’appartement quelques minutes avant moi, fait peu de cas de mon départ et me salue à peine. Je ne me formalise pas et, suivant ses indications, je marche une bonne demi-heure jusqu’à la gare routière du quartier. Mais contrairement à ce qu’il m’a dit, les cars qui se dirigent vers la côte, à l’Est, partent de l’autre côté de l’agglomération. Il me faut donc une heure en bus urbain pour intégralement traverser Hanoï, et après une courte attente, je grimpe dans un grand bus très confortable presque vide. Deux ou trois heures plus tard, j’atteins Hai Phong, un important port de commerce à l’embouchure du fleuve Rouge. A l’embarcadère, je monte juste à temps sur un vieux caboteur rouillé ; plutôt que sur les bancs en bois, je préfère m’assoir sur le pont, à la proue du bateau, le nez au vent. A ma droite défilent les interminables installations portuaires, où de hautes grues déchargent les containers d’énormes cargos, et à ma gauche, la mangrove. Et puis vient la pleine mer, la mer de Chine méridionale, et plus précisément le golfe du Tonkin. Il faut quelques heures encore pour parvenir jusqu’à la grande île de Cat Ba et à la ville du même nom. Bâtie autour d’une vaste crique, ce n’est en fait qu’un petit bourg principalement dédié au tourisme. Une vingtaine d’hôtels sont adossés à la paroi rocheuse, face aux quais : rien d’extraordinaire, mais c’est certainement préférable à Ha Long city, plus au Nord, et à ses hordes de touristes. Mes quinze kilos sur le dos, je marche encore plus d’une heure sur des pentes marquées, à la recherche d’un bungalow sur une des plages à proximité. Mais celles-ci sont en travaux, alors je reviens vers le bourg m’installer dans un de ces établissements quelconques. Délesté de mon fardeau, je marche encore quelques kilomètres jusqu’à un petit port, de l’autre côté, afin de déterminer mon excursion des deux prochains jours. Dans une agence dont j’ai lu du bien, le jeune responsable, contrairement à la plupart de ses compatriotes, parle parfaitement anglais, mais il est tout aussi dur en affaire que les autres. Enfin tranquille, je reviens à temps pour contempler le coucher du soleil, assis au bout du quai. Enfin, comme je n’ai mangé qu’un pauvre sandwich à midi, je me venge en dévorant un savoureux poisson grillé dans un bon restaurant.


 

lundi 19 novembre 2012 - 766e jour

Ce lundi, Thong retourne au bureau et récupère son vélo : dommage, je m’étais habitué. Je dois donc me déplacer en xê ôm, ces mototaxis qui attendent les clients à chaque carrefour, et durement négocier. Je passe la matinée à flâner dans le centre, puis je me rends à l’agence qui m’a vendu la lettre « d’invitation », indispensable pour obtenir le visa, afin de régler mon dû. J’y rencontre Christian, le patron. Français installé ici depuis dix ans, il m’invite gentiment à boire une bière dans un de ces établissements populaires et bruyants, très prisés des habitants. L’heure du déjeuner approchant, il m’emmène ensuite à une gargote pour manger un bol de mi xào, les fameuses nouilles sautées. Je lui raconte mon grand voyage tandis qu’il m’apprend beaucoup sur la vie locale, la libéralisation économique récente et la transformation rapide de Hanoï. Dans l’après-midi, je visite longuement le superbe musée des Beaux-Arts, retraçant l’évolution artistique de la région sur plus de mille ans. Malheureusement, le musée ethnologique est fermé, mais étant situé en banlieue, l’aller-retour est l’occasion de découvrir une autre partie de l’agglomération à l’arrière d’une nouvelle moto. Quant à l'opéra, bâti par les colons français sur le modèle de l’Opéra Garnier, je n’admire que son architecture extérieure, rebuté par le prix des places. Je me rabats donc vers le théâtre des marionnettes, fidèle à une très ancienne coutume, les poupées évoluant sur l’eau. Accompagnés de musique et de chants traditionnels, les artistes résument la riche histoire du pays en soulignant sa diversité ethnique. Plein de poésie et de drôlerie, le spectacle est un régal. Plus tard, comme les colocataires de Thong sont absents, je l’invite à diner. Devant notre bol, assis sur le trottoir, il me dispense un cours de vietnamien. Même s’il s’écrit avec l’alphabet latin, ça reste pour moi du chinois. Surtout, la prononciation est extrêmement délicate : il me faut cinq bonnes minutes pour sortir correctement une voyelle nasale précise. Mais assez discuté, j’ai une revanche à prendre. Comme la veille, nous enchaînons les parties de foot, mais cette fois, je sors victorieux.





 

dimanche 18 novembre 2012 - 765e jour

Comme hier, au réveil, je descends acheter du pain. Ce matin, la petite vieille m’invite avec des signes à entrer dans son salon cossu, juste derrière la boutique. Tandis qu’elle sert le thé, son mari, universitaire à la retraite, est heureux de recevoir un étranger et d’exercer son anglais un peu rouillé ; charmant. Peu après, à nouveau juché sur le vélo de Thong, je fonce jusqu’au centre-ville que je préfère explorer à pied. Sur les jardins bordant le lac de l’Epée Restituée, au cœur de la cité, des anciens se dégourdissent en s’adonnant au yoga, les plus jeunes font un footing, d’autres bavardent sur les bancs. Au milieu, via un pont de bois, je me rends sur cet îlot où trône le Temple de la Montagne de Jade. Puis afin de m’imprégner de l’ambiance, je me pose un temps en terrasse en dégustant un délicieux café, l’une des spécialités du pays. Plus à l’Est, je franchis un pont métallique qui enjambe les eaux boueuses de l’immense fleuve Rouge. Fréquemment inondées, ses berges sont inaccessibles. Je reviens donc vers la ville, et après avoir dégusté quelques nems, je m’enfonce dans le quartier des 36 guildes. Ses rues animées et largement arborées sont chacune spécialisées par activité : textile, quincaillerie, chaussures, confiserie… Là encore, il est rare d’observer un bâtiment ancien ; les étroites façades, de facture classique ou moderne, sont toutes récentes. Il en résulte une ville agréable, mais manquant de caractère. Il faut s’engouffrer dans de longs couloirs obscurs pour apercevoir l’envers du décor : autour de cours minuscules, la densité de population est clairement très élevée et les conditions de vie nettement moins reluisantes. En remontant méthodiquement rues après rues vers le Nord, je débouche sur un vaste marché couvert où l’on vend de tout, puis je retrouve un secteur plus banal et plus chic, toujours agrémenté de jolis parcs et dominé par d’imposants centres commerciaux flambant neufs. Je redescends ensuite un grand boulevard longé par de belles villas coloniales peintes en jaune, les plus grandes servant à l’administration. Je ne sais pas à quel point les hauts responsables du Parti suivent les préceptes marxistes, mais ils roulent dans de grosses berlines allemandes. De nuit, après un détour involontaire, me voilà de retour chez Thong. Dans la soirée, il me propose d’aller dans une de ces salles de jeux vidéo. Nous avons parfois du mal à nous comprendre, mais le football est un langage universel, et manette à la main, mon ami s’exprime fort bien. Après plusieurs parties serrées, je finis par accepter la défaite.










 

samedi 17 novembre 2012 - 764e jour


Puisque Thong ne travaille pas ce samedi, il me prête gentiment son beau VTT. Dans cette lointaine banlieue en plein essor, de larges avenues impeccables sont cadrées par de grands bâtiments contemporains, occupés par des bureaux ou des grands restaurants, des karaokés ou des salons de massages. Certaines tours de verre dépassent allégrement les 100 mètres, et d’autres encore sortent de terre. Mais derrière ces façades clinquantes, comme chez mon ami, se cachent un réseau de ruelles sombres et étroites abritant des échoppes bien plus modestes, ainsi que les immeubles d’habitation, entassés les uns contre les autres. Sur un grand boulevard au trafic dense, même si les règles ne sautent pas aux yeux, les gens sont très disciplinés. La plupart des carrefours n’ont pas de feu, mais le flot de deux roues se croise sans heurt, chacun ralentissant suffisamment pour éviter les autres. Surtout, ils roulent tous très lentement. Avec mon vélo, une vraie bombe, je dépasse tout le monde à toute vitesse. Et comme ça m’amuse beaucoup, je prolonge copieusement la balade. Une fois calmé, j’entreprends de sillonner le Hanoï historique, à commencer par la cité impériale de Thang Long, siège de plusieurs dynasties s’étalant sur huit siècles. Mais rare sont les vietnamiens à parler anglais, et ils ne sont pas spécialement désireux d’orienter les visiteurs. Enfin dans l’enceinte, je juge l’ensemble décevant. Au fil du temps, les bâtiments ont été largement modifiés, la plupart n’étant plus que de simples bâtiments coloniaux de 100 ans tout au plus, fermés qui plus est. On apprend néanmoins la forte influence du puissant voisin chinois, qui envahit régulièrement le territoire au cours de l’Histoire. Un peu partout sur le site, les archéologues sont à l’œuvre, il faudra repasser. Par contre, le Temple de la Littérature, parfaitement préservé, est un bel exemple de la culture antique du pays. Dès le 11e siècle, le pouvoir fonde cette école élitiste sur les préceptes du grand Confucius. Les cours intérieures successives présentent des jardins raffinés, agrémentés de superbes bonzaïs. Et les édifices de bois rouges surmontés de dragons sculptés sont particulièrement raffinés. Plus loin, le grand mausolée cubique de Hô Chi Minh, le père de la nation, est sévèrement gardé. L’esplanade étant interdite aux vélos, je me réjouis de faire courir un peu les policiers. Dans le musée tout proche, le culte de la personnalité est poussé à son paroxysme. Autour d’une statue de cinq mètres, différentes salles aux aménagements originaux, très réussis, exposent les victoires de l’oncle Hô, qui combattit successivement les japonais, les français et les américains. A côté, les visiteurs se pressent autour de la fameuse pagode au pilier unique, lieu de culte symbolisant une fleur de lotus. Enfin, ma promenade se conclue au coucher du soleil sur les rives de l’immense lac Hô Tay, dominé par la superbe pagode verticale Tran Quoc. Une fois rentré à l’appartement, ses trois occupants me questionnent un peu pendant le diner, puis ils se tournent vite vers leurs ordinateurs. Puisque c’est comme ça, allongé par terre, j’en fais autant.






 

vendredi 16 novembre 2012 - 763e jour


Après un léger décrassage dans les toilettes luxueuses de l’aéroport, je me dirige tranquillement vers l’embarquement. Dans les airs, je révise ma géographie. Sous ces latitudes, des déserts s’étendent sur tous les continents. Mais du fait de l’influence de l’Himalaya et de la mousson, l’Indochine est extrêmement luxuriante. A l’approche du Nord Viêt Nam, je constate l’exubérance de la nature et l’omniprésence de l’eau. Au milieu des champs bien délimités, les cours d’eau sont domptées par l’homme. Ils ne présentent pas de contours courbes, mais inondent des parcelles aux contours géométriques. Au sol, les formalités douanières sont rapides, puis je retire une liasse de billets : en dong, je deviens millionnaire. J’entre donc dans le 34e pays de mon épopée, dont je ne connais que quelques clichés. Peuplé par plus de 90 millions de vietnamiens, cette nation « communiste » largement ouverte au capitalisme bénéficie d’un boom économique depuis plus de dix ans. J’en ai aussi terminé avec le froid : ici, il fait près de 30 degrés, accompagnés d’un fort taux d’humidité. Dans le bus qui m’emmène dans le centre, je remarque la qualité des infrastructures et le caractère récent et banal des bâtiments, dont de nombreux gratte-ciels. Sac au dos, je parcours un moment les larges avenues propres et arborées avant de me poser en hauteur à une terrasse, afin d’observer le ballet de la rue, largement dominé par les motos et les scooters. Il y a bien quelques personnes âgées coiffées du traditionnel chapeau pointu, mais la plupart de gens sont vêtus à l’occidentale ; En fin d’après-midi, j’entreprends de rejoindre à pied le quartier de mon nouvel hôte, en périphérie. Mais ma carte se limite au centre-ville, et après plus d’une heure, je capitule : j’aborde un chauffeur de mototaxi et appelle Thong (à droite sur la photo), qui lui indique l’adresse. Ce jeune homme de 25 ans partage un studio avec deux camarades dans une grande résidence. L’équipement est sommaire : un simple réchaud fait office de cuisine et dans la minuscule salle de bains, le pommeau de douche ne fonctionne plus. Qu’importe, vue la température, l’eau froide n’est plus un problème, je vais pouvoir retrouver une hygiène convenable. Durant les présentations, nos premiers échanges en anglais sont laborieux ; il va falloir m’adapter à un nouvel accent. Et puis on sert le diner à même le sol, porc, riz et légumes. Je dois désormais composer avec des baguettes ; pas évident, mais ça va venir. Ensuite, avec Thong, nous sortons boire un verre ; il s’avère être un gentil garçon, très doux, qui travaille dans l’informatique. Plus tard enfin, nous nous allongeons tous les quatre par terre, une simple natte délimitant le couchage.



 

jeudi 15 novembre 2012 - 762e jour


Comme j’ai veillé tard hier soir, je ne me réveille que vers 9h. Comme Tejendra s’est absenté pour les fêtes, je suis seul à la maison. Je plie soigneusement mon sac, sans me presser puisque mon vol n’est qu’à 12h20, mais le trajet en bus et les embouteillages sur la rocade me retardent. A chaque fois que je prends l’avion, c’est la même histoire : j’ai toujours l’impression qu’on peut arriver comme une fleur cinq minutes avant le départ. La pression monte, je double d’abord une longue file de passagers prévoyants à l’entrée, une autre au check-in, puis encore une aux douanes. J’arrive à l’embarquement deux minutes en avance. C’était juste, je fais finir par en rater un. Pour me rendre à Hanoï, j’ai une longue correspondance à Kuala Lumpur, Malaisie. Moi qui me vante d’être un routard, je vais donc prendre trois fois l’avion en trois jours. Mais il y a longtemps déjà que j’ai abandonné mes principes naïfs du départ, comme de ne jamais faire demi-tour par exemple. La fin justifie les moyens. Mes deux jours dans le ciel et dans trois aéroports me permettent aussi de dresser un premier bilan. Mon itinéraire « Indien – Pacifique », long de six mois, peut se décomposer en trois parties. En survolant le delta du Gange, plus grand encore que celui du Nil ou du Niger, je revois défiler ces deux derniers mois à parcourir le sous-continent indien du Sud équatorial au Nord glacial : l’aventure fut extraordinaire en tout point, et je l’ai parfaitement gérée. Dès demain, je repars de zéro en m’engageant dans le second tiers du périple, qui me verra parcourir les trésors de l’ensemble de la péninsule indochinoise. Au tout début de l’an 2013, je plongerai dans la frénésie de Bangkok, où je démarrerai symboliquement la dernière partie. Mais d’ici là, je débarque dans le terminal futuriste de Kuala Lumpur. Je dois passer la nuit ici, mais même si aucun visa n’est nécessaire, je ne veux pas sortir dans les rues pour si peu de temps. Je reviendrai explorer cette cité comme il se doit dans trois mois environ. Pour l’instant, je refuse de sortir de la zone internationale. Je rôde donc au milieu des boutiques duty free et des restaurants de grandes franchises, je dine dans un fast-food, et je m’installe dans un confortable canapé pour la nuit.

 

mercredi 14 novembre 2012 - 761e jour

Réveillé dès 5h30, il me faut un bon moment pour rejoindre l’aéroport, à pied et en bus. Ne pas prendre de taxi pour économiser un euro, alors que j’en dépense 150 aujourd’hui, ça peut sembler ridicule. Soit, mais 1 euro x 1000 jours, au final, c’est une somme. Surtout, je tiens à ne pas tomber dans la facilité, et continuer à expérimenter la vie des gens. Et les transports en commun, c’est une très bonne manière de comprendre l’organisation autochtone. D’ailleurs, dans le hall des vols domestiques, celle-ci est calamiteuse. Finalement, les passagers sont invités à embarquer avec deux heures de retard, pour un vol d’une heure seulement. Mais ça en valait la peine : nous côtoyons la magistrale chaîne himalayenne de près, en observant par le hublot des dizaines de pics : 6000, 7000, et même 8000 m de haut. Et puis après un trop court moment, un massif encore plus haut se détache. Derrière une barre rocheuse titanesque dépasse une pyramide colossale, le toit du monde, culminant à 8848m au-dessus de la mer ; 9 km, l’altitude de croisière des avions de lignes : pour un peu, il émergerait dans l’espace. Inconnu des népalais à l’époque car bien trop haut et bien trop loin dans les montagnes, il fut baptisé Everest par le premier scientifique, un anglais, qui l’identifia de loin au milieu du 19e siècle. Pourtant, de l’autre côté, les tibétains le connaissent depuis toujours. Son nom véritable est donc Qomolangma, la déesse des vents. Pour ceux qui, comme moi, serait intéressé par son ascension, il faut savoir que, outre les risques non-négligeables d’y rester pour toujours, elle nécessite deux mois d’acclimatation et d’escalade, dont les derniers jours dans des conditions inhumaines. Et puisqu’il faut tout monter à dos d’homme, nourriture, équipement, bouteilles d’oxygène, les postulants doivent s’acquitter d’une somme rondelette, la même dont j’ai besoin pour faire le tour du monde dans son intégralité. Cette vision est donc la merveilleuse conclusion de mes aventures népalaises. De retour à 11h chez Max qui dort encore, devinant ses difficultés financières, je lui propose de l’inviter à déjeuner. D’ailleurs, dans une échoppe de quartier, il me fait des aveux touchants. Ni lui ni sa femme n’ont voulu ce mariage : pourtant, il doit l’accepter et prend conscience de la nécessité de faire des concessions. Sa femme mérite mieux, il va changer, pour elle, et pour lui-même. Dès son retour, la semaine prochaine, il va s’investir pour trouver un emploi ou mieux, lancer sa propre affaire. Evidemment, je l’encourage de mon mieux : nous sommes tous le pilote de notre propre vie. Nous avons enfin une discussion spirituelle, et je l’appelle désormais de son véritable nom, Tejendra. Plus tard, je travaille longuement sur internet. Mes soucis logistiques se démêlent, j’obtiens la fameuse lettre nécessaire au visa vietnamien au dernier moment. Demain, je décolle vers de nouveaux horizons.

 

mardi 13 novembre 2012 - 760e jour


Aujourd’hui, c’est le début de Depawali (ou Divali), la Fête des Lumières, probablement la plus illustre de l’hindouisme. Déjà, hier soir, je fumai sur le balcon en regardant Dunche s’illuminer de guirlandes, avant qu’une coupure de courant ne la plonge dans l’obscurité. Lors du long et fastidieux retour sur Kathmandu, dans chaque village, des femmes de 7 à 77ans en costume rouge font barrage en dansant et en chantant afin d’obtenir quelque présent ; un bien joli péage. Quant à la capitale, que nous atteignons en milieu d’après-midi, elle est en effervescence. Dans cette avenue noire de monde, on vend des colliers de fleurs par milliers pour les offrandes et la décoration. Dans la cohue, je négocie un taxi et retrouve ce bon Max comme je l’avais quitté, affalé sur son lit, en train de regarder des vidéos sur le web. Je me demande même s’il a bougé ; en tout cas pas pour réserver mon « mountain flight » comme il me l’avait assuré. Alors que chacun attend de rejoindre son foyer pour festoyer en famille, à l’heure de la débauche, nous filons à l’agence de voyage où mon ami a travaillé dans le passé. Mieux vaut tard que jamais, grâce à lui, j’obtiens un bon prix, 145 euros tout de même, pour survoler les montagnes jusqu’à l’Everest. Sachant que je tenais beaucoup à le voir, mes chers parents ont tenu à me l’offrir ; Noël en avance ou Depawali, peu m’importe, c’est un cadeau inoubliable. Avec Max, nous nous baladons dans le vieux centre pour profiter de l’ambiance bon enfant. Outre les lumières, les gens ont dessiné devant leur porte, sur le sol, des motifs géométriques avec des poudres colorées ; ces dessins devant leur apporter la prospérité. Dans les rues, de petits orchestres se forment ; quelques passants entrent dans la ronde pour danser un instant. Quant aux enfants, souvent déguisés, ils vont quémander une pièce ou une sucrerie dans les commerces en chantant des chansons. Puis nous dinons dans un petit restaurant avec un bélarusse, qui avait visité mon hôte, comme moi aujourd’hui, voilà deux ans. La soirée s’achève pourtant de bon heure, et nous rentrons à la maison, elle aussi agrémentée, comme il se doit, de centaines de lampes multicolores.


lundi 12 novembre 2012 - 759e jour


Au réveil, je mets longtemps à émerger, tant mes courbatures me font mal. Sans laisser dépasser un orteil de la couverture, je procède à de longs étirements en observant le Tibet par la fenêtre. Je me traine ensuite sur la terrasse où j’étudie un moment ; je constate que les proches sommets sont dans les nuages et les montagnes verdoyantes, derrière, sont saupoudrées de neiges. J’ai eu de la chance hier, les gens qui sont là-haut ce matin ne voient rien du tout. A nouveau, j’emprunte une chambre équipée d’eau chaude, puis, après déjeuner, je pars pour un léger décrassage dans le village. Evidemment, hors de la route, les chemins sont des escaliers ; une torture pour mes pauvres jambes. Les gens d’ici vivent quand même dans des conditions précaires : déjà, je frissonne quand je les vois se laver dehors, à l’eau glaciale, mais de plus, rien sur les toits ne ressemble à une cheminée. Je crois qu’ils n’ont plus le droit d’utiliser du bois de chauffage, ils en ont trop coupé ; l’hiver doit être bien rude. Puisque le petit musée est fermé, je continue à descendre dans les champs à étage. De la même manière depuis des siècles, les paysans labourent la terre avec une charrue à bœufs. Les parcelles sont minuscules et pour passer de l’une à l’autre, il faut grimper des talus de 2 m. Là encore, il faut être robuste. Je ferais mieux de remonter, mais c’est maintenant le ravin, là-bas, qui m’appelle. Je veux juste voir le cours d’eau en contrebas. Quand j’y arrive, je ne me pas m’empêcher de pousser encore jusqu’à ce gros rocher singulier, qui se détache de la paroi. Le seul moyen pour l’atteindre n’est rien d’autre que de l’escalade, à la verticale pendant quelques mètres ; le moindre faux-pas est interdit. Avec moult précautions, j’atteins en rampant le bout de la corniche, puis je m’y assoie, pétrifié par le vide. Me voilà suspendu au beau milieu de cette vallée gigantesque, aussi large que profonde ; la sensation est étourdissante. Je prends le temps d’examiner les détails, les courbes des champs, les hameaux, la lignes des crêtes et la rivière, peut-être 1000 m sous mes pieds. Je regarde aussi cette grande cascade, là-bas, minuscule vue d’ici. Après un long moment de béatitude, je m’extirpe de mon incroyable promontoire, autant ému qu’effrayé. La remontée de plus d’une heure m’est très pénible, quoiqu’atténuée quand je rattrape un vieux, le visage buriné, qui grimpe difficilement un gros fagot sur son dos. De retour dans le bourg, je réserve mon bus pour demain, puis je passe au cyber-café pour publier mon journal ; taper avec des gants, on a vu plus commode. C’en est assez, je rejoins l’hôtel pour ne plus en bouger.
 



dimanche 11 novembre 2012 - 758e jour





Au lit dès 19h, j’ouvre plusieurs fois les yeux au milieu de la nuit pour constater qu’il fait encore noir. Alors dès 6h, je suis le premier debout. Ayant un peu la nausée, je me force à manger une banane, qui se trouve être givrée. En bas, dans la cuisine, la patronne, en habits d’antan, fait chauffer mon thé tandis que ses deux garçons, sapés à l’américaine, allument le poêle. Dès que les premiers rayons du soleil percent, je sors dans un froid polaire pour finaliser mon objectif, ce petit temple blanc, un peu plus haut. Le souffle court, parmi les pierres et la glace, je franchis péniblement la barre des 4000 ; et dans un décor minéral, j’atteins enfin mon sommet, 4130 m, symbolisé par ce modeste sanctuaire, sa petite statue de Bouddha et ses drapeaux de prières. Le soleil commence à chauffer, j’enlève quelques épaisseurs, et je m’assoie contre le mur pour un moment d’éternité. Comme hier, avec l’idée d’une sorte d’accomplissement en plus, j’ai le privilège de contempler la chaîne de l’Himalaya, le toit du monde. Empli de sérénité, je l’examine minutieusement. Les glaciers du Lantang Lirung brillent 3km au-dessus de ma tête. A gauche, en arrière-plan, la longue barre des pics tibétains s’effacent derrière l’impressionnant massif de Ganesh Himal, qui dépasse aussi les 7000 en plusieurs points. Encore plus à l’ouest, c’est le lointain Manaslu qui culmine à plus de 8000 m. Et puis au bout, ce sont les Annapurnas, que je voyais déjà voilà deux semaines, depuis Lumbini. Devant cette scène ahurissante, je me souviens de mon insignifiance, tant dans l’espace que dans le temps. D’accord, mais moi, j’ai des jambes. Et bien, qu’elles soient engourdis, j’ai du chemin ; un chemin extraordinaire, 12 km de descente. Alors je dévale la pente sous en grand ciel bleu, le sourire aux oreilles, pendant des heures et des heures. Ayant peu d’efforts à fournir, j’apprécie d’autant plus l’incroyable diversité de la nature ; et tant pis si je ne vois ni panda rouge ni léopard blanc. A midi environ, Je termine mes provisions sur cette plateforme qui surplombe la vallée, et je retrouve le petit bonhomme d’hier, qui s’occupe de ses poules et de sa ganja. Madame rentre des champs et s’attèle à la cuisine, pendant que le fiston rêvasse. Et je continue comme ça jusqu’à la rivière, les cuisses et le mollets en feu. A la fin, la petite descente qui m’avait parue si brève à l’aller, elle monte aujourd’hui et me semble interminable. Je rejoins finalement l’hôtel dans l’après-midi après 16h de marche et 25 km pliés en deux jours, et plus de 4000m de dénivelé. Deux jours, c’est peu, mais ma randonnée était déjà un petit exploit, et surtout un grand bonheur.

 

samedi 10 novembre 2012 - 757e jour


Avec un petit-déjeuner copieux dans le ventre, je suis paré dès 7h30. Plein d’enthousiasme, je me lance à l’assaut des 12 km mais surtout 2000 m de dénivelé positif qui m’attendent ; une paille. Le trajet s’effectue normalement en deux jours, mais je suis bon marcheur, et si c’est trop facile, ça n’est pas drôle. Je ne croyais pas si bien dire : la seule descente de la journée, et encore, faible, m’emmène hors du village jusqu’à la rivière qui vient à s’engouffrer entre deux énormes falaises ; après ça, même plus le moindre faux plat, de la grimpette, rien que de la grimpette. Une fois le pont suspendu franchi, on entre dans le dur : des escaliers en béton très raides zigzaguent sur la roche. Puis un sentier s’enfonce dans une belle forêt épaisse, due à l’humidité dans le trou. Je ne reconnais aucun arbre, mais c’est ravissant. Plus haut, parmi une multitude d’arbustes et de fins bambous, la pente est toujours aussi abrupte, tout comme dans ce bois plus sec aux multiples essences, dont de jolis sapins et des feuillus à fleurs roses. Pendant ce temps, escaladant des escaliers en lacets de pierres ou de racines, handicapé par ma toux, j’ai du mal à suivre le rythme, mon cœur bat la chamade. Je suis obligé de souvent m’arrêter pour reprendre mon souffle et recouvrer un pouls acceptable. Il est déjà près de midi quand j’atteins un premier gite, à 3000 m. Le pauvre homme aimerait me vendre quelque chose, mais je me satisfais de ce que j’ai. D’ici, le panorama s’ouvre : des successions de grosses montagnes verdoyantes s’empilent de chaque côté d’une immense vallée. Après manger, je trouve enfin la bonne cadence, lente et régulière, et je traverse sans m’arrêter des sous-bois d’aspect changeant ainsi qu’un hameau de deux ou trois hôtels. Et ça grimpe toujours, désormais sur le flanc d’un versant couvert de buissons rouges. De là, je distingue les champs microscopiques de cette grande ferme croisée ce matin. Et puis j’arrive sur la crête, d’où je vois mon sentier serpenter sur plusieurs monts ; l’horizon est désormais barré par d’énormes sommets rocheux. La flore se raréfie, comme l’oxygène, et un bel éventail de conifères défilent sous mes yeux. Plus haut encore, c’est une magnifique pinède de grands sapins droits comme des i, au moins trente mètres de haut, qui me font de l’ombre. Je commence sérieusement à fatiguer quand je stoppe à une autre auberge ; j’effectue de longs étirements en visant ce point brillant là-haut, le toit qui va m’abriter pour la nuit. Il n’y a maintenant guère plus que des herbes jaunies et des mousses autour du chemin garni de cailloux, escarpé, encore, et encore. Je parviens finalement à ce grand refuge de pierre dans les temps, vers 15h30. Ca me permet de profiter de la fin du jour en buvant le thé, en contemplant cet hallucinant spectacle : une ligne brisée de plus de 200 km de pics couverts de neige éternelle s’offrent à moi et plein Nord, sur ma droite, le Langtang Lirung, désormais bien plus près, scintille. Je suis frigorifié, mais je n’en rate pas une miette. A l’intérieur, la vingtaine de randonneurs, guides et porteurs se serrent contre le poêle, vital à 3900 m d’altitude. J’entre dans le cercle le temps d’avaler une omelette, puis je vais me cacher sous deux lourdes couvertures. Etant donné les jours entre les battants de la fenêtre, cette nuit, il va geler dans la chambre.