Hospitalité Naturelle




Lorsque je débarque enfin à la Réunion, après 19 mois d’aventures rocambolesques, et surtout six mois à arpenter l’Afrique de l’Est, je conclue la première moitié de mon grand voyage autour de la Terre. En bonne forme physique malgré tout, je ressens une légitime usure mentale. Heureusement, j’y suis accueilli avec une grande bienveillance, au sein d’un foyer aussi douillet que chaleureux, qui constitue pour moi un véritable havre de paix. Les premiers mois passés ici, dans ces conditions privilégiées, sont l’occasion pour moi de me remettre de mes émotions et de recharger tranquillement mes batteries, sans oublier, bien sûr, d’explorer la fascinante beauté sauvage de l’Ile Intense.





En effet, l’île la plus occidentale des Mascareignes, à quelques milles nautiques du Tropique du Capricorne, présente des caractéristiques physiques exceptionnelles. Emergeant de l’Océan Indien voilà « seulement » trois millions d’années, elle comporte à l’Ouest un massif volcanique éteint depuis douze millénaires. Les effondrements successifs et une érosion féroce y ont sculpté un relief extrêmement tourmenté ; celui-ci est composé de pics acérés culminant à 3000 mètres, et de trois cirques très encaissés, ceinturés de remparts abrupts, jusqu’à un kilomètre de haut. Au centre, des plaines bombées de faible altitude séparent ce massif de celui de la Fournaise, à l’Est. Vieux de 500 000 ans, il est l’un des volcans les plus actifs au monde et continue d’allonger la diagonale de l’île, soixante-dix kilomètres aujourd’hui, en déversant régulièrement ses coulées de laves brûlantes au Sud-Est. Ici, le seul repère horizontal est l’horizon lui-même, où se mêlent le ciel azur et l’océan d'un bleu plus profond.
Soumis aux alizées, le climat est de type tropical humide. Attirées par le relief, les pluies sont très abondantes en été, encore accentuées par le passage de cyclones dévastateurs entre janvier et mars. Les rivières, qui creusent partout de profondes gorges, deviennent alors de monstrueux torrents. En ce moment, c’est l’hiver austral, plus paisible : le temps est assez frais et sec. Mais ces généralités cachent de nombreux microclimats ; il pleut par exemple sept fois plus sur la côte Est que sur le littoral occidental.
Ces différences permettent à la flore d’afficher une diversité incroyable pour un si petit territoire. On y trouve notamment des forêts primaires préservées, très humides ou semi-sèches. Plus de mille plantes sont ici répertoriées. Par contre, la faune de la Réunion est plus modeste, du fait de sa relative jeunesse ainsi que de l’activité humaine. Le dodo, une espèce de poulet gros comme une autruche aujourd’hui disparu, n’est d’ailleurs plus que l’emblème de la bière locale.

Il est surprenant d’apprendre que l’île est encore inhabitée lorsque des portugais y débarquent en l’an 1500, et que les premiers habitants sont douze mutins bannis de Madagascar en 1646. Les autorités françaises, de retour des années plus tard, constatent qu’ils se sont parfaitement acclimatés : en 1665, les premiers colons débarquent sur l’île alors nommée Bourbon. Un demi-siècle plus tard, elle connaît un important essor économique grâce au café, cultivé par des esclaves de plus en plus nombreux, est-africains surtout.
Ensuite, afin de nourrir l’Ile de France, Maurice aujourd’hui, ainsi que les troupes engagées dans la guerre des Indes, on diversifie les cultures. Début XIXe, sous Napoléon, outre la culture d’épices et de vanille, la canne à sucre devient prépondérante, puisque son cycle de croissance lui évite de subir les cyclones. Les colons s’enrichissent, mais la révolte gronde et certains captifs s’enfuient dans les cirques impénétrables. Ils seront pourtant traqués jusqu’à l’abolition de l’esclavage le 20 décembre 1848. Quatre ans plus tard, un créole accède au poste de gouverneur.
On fait alors massivement appel à des engagés indiens, mais l’Europe tire désormais le sucre de la betterave, entraînant l’effondrement de l’économie locale. A la fin du XIXe, l’immigration se stabilise et les propriétaires commencent à louer leurs terres à des paysans indépendants. Après la seconde guerre mondiale, la misère est latente, mais le gouvernement consent enfin à reconstruire l’économie et à introduire le progrès social. L’instauration de la Sécurité Sociale et l’éradication du paludisme sont des avancées majeures. La population augmente alors rapidement.
Avec l’apport de nombreux fonctionnaires bien rémunérés, la modernité apparaît finalement dans les années 70. Le réseau routier se densifie, l’habitat s’améliore et le tourisme se développe. De nos jours, les prix des terrains s’envolent, surtout sur la côte où se concentre la population. Les denrées sont également coûteuses, puisque une bonne moitié est importée. La croissance est soutenue depuis une dizaine d’années, mais le chômage reste également très élevé, de l’ordre de 25%.

Certes, ses premiers enfants étaient déjà métis, mais aujourd’hui, la Réunion n’a jamais aussi bien porté son nom : le million d’habitants à des origines très variées : malgaches, africaines, indiennes, chinoises, ou européennes. Même si le communautarisme perdure, à travers les pratiques religieuses, chrétienne, hindou, ou musulmane notamment, ces racines diverses se mêlent allégrement, formant une culture créole fièrement revendiquée. On la retrouve entre autres dans la musique, comme le maloya, chanté par des générations d’esclaves, mais surtout à travers la langue créole, un patois que n’aurait pas renié ma chère grand-mère. Après quatorze pays francophones visités, c’est la première fois que je vois ma langue natale écrite différemment : « cé nou la fé ! », comme ils disent.



Le premier choc, en arrivant, est bien évidemment le relief radical face à moi ; le second, c’est l’excellente qualité des infrastructures. La route des Tamarins, construite en porte-à-faux dans la pente, n’est qu’une succession de ponts enjambant d’innombrables ravines. Elle aurait coûté la bagatelle d’un milliard d’euros. A Saint-Pierre, deuxième agglomération et capitale du Sud sauvage, je reste pantois devant la netteté des bâtiments et la propreté des aménagements. C’est là, devant le front de mer que je retrouve Benoît. Je connais ce garçon depuis le collège, mais nous ne nous sommes jamais fréquenté. Nous avons en fait un grand ami en commun, Rodolphe, mon ancien colocataire dans les Pyrénées. Il a lui aussi habité ici il y a quelques années et m’a chaudement recommandé. A nouveau, je suis donc généreusement accueilli par des gens que je ne connais pas, ou si peu.

Ben me conduit dans les hauts, un peu la campagne comparés au littoral urbanisé, où il habite une charmante petite maison en bois, récente et bien équipée, avec sa femme et sa fille. Sur le pas de la porte, Karine m’embrasse comme une vieille connaissance et la ravissante Naturelle me saute déjà dans les bras.


 
Acclimaté depuis longtemps à des chaleurs caniculaires, j’encaisse difficilement les températures glaciales à six cents mètres d’altitude, à peine vingt degrés : je tombe instantanément malade, signe d’un évident relâchement. Mal en point pendant une semaine, je ne sors plus mon stylo et ne fais plus le moindre exercice. Je me contente de bouquiner ou de contempler la vue plongeante depuis la terrasse. Ainsi, Je m’intègre en douceur au foyer, soigné par mes hôtes à qui je conte quantités d’anecdotes. Petit à petit, j’apprends à les connaître. Ben et moi avons beaucoup de points communs : même âge, même ville d’origine, même culture alternative ou interrogations existentielles. Il est surtout un homme de convictions s’efforçant de les mettre en application. Amoureux de la nature, il nourrit sa famille de produits biologiques et cultive avec soin son jardin étagé, où se trouvent quelques poules et une ruche ; il pousse même la logique jusqu’à pétrir son pain. Adepte de la médecine par les plantes et de méthodes parallèles d’épanouissement, ses réflexions l’éloignent de la pensée unique, ce qui nous vaut de passionnants débats philosophiques. Professionnellement, il a récemment lancé une agence immobilière que madame gère depuis la maison. Mais il préfère se consacrer à sa famille et grâce à son efficacité, il ne s’occupe qu’à mi-temps de l’aspect commercial. Pour Karine, la partie administrative ne semble pas être une charge de travail insurmontable ; elle a tout le temps de prendre soin de son bébé. Elle partage avec son homme le goût de pratiques non-conformistes : naturopathie ou alimentation bio entre autres. Elle s’est aussi découvert une sensibilité pour la lithothérapie, qui utilise l’énergie contenue dans certaines pierres, qu’elle exerce de temps en temps dans une proche boutique. Egalement sportive, c’est une femme épanouie et joyeuse.
Quant à la petite Naturelle, née trois jours seulement après mon grand départ, elle approche deux ans : le bébé est en train de devenir une petite fille. Elle marche à peine et ne parle pas encore, mais elle apprend très vite. Ses parents lui accordent toute leur attention tout en lui laissant beaucoup de liberté ; Naturelle est une enfant sage, rieuse, et particulièrement éveillée. Puisque j’adore les enfants, je deviens rapidement un tonton tantôt joueur, tantôt éducateur. Souvent, je l’emmène exercer son agilité naissante en bas du chemin qui se perd dans les champs de canne.

Je finis par quand même par aller mieux et avoir des fourmis dans les jambes. Mon décrassage s’effectue à vélo : en trois coups de pédale et vingt minutes, on peut se retrouver sur la côte, mais la remontée, deux bonnes heures en danseuse, est une forme de torture. Je préfère définitivement les balades à pied dans les environs. Parfois, Ben, m’emmène nager à la plage ou explorer une ravine ; en retour, je l’invite à quelques remarquables concerts. Pendant l’un d’eux, heureux hasard, je tombe sur Seb, un bon camarade de ma formation de menuisier. Il est toujours aussi drôle et comme nous ne nous sommes pas revus depuis des années, notre tournée des bars nocturne est à la hauteur de la coïncidence. Plus calmement, je rattrape le retard dans mes écrits, sur l’ordinateur du séjour qui est aussi ma chambre. Nous recevons parfois quelques sympathiques visiteurs, des zoreils (métropolitains) ou des yabs (créoles) ; l’occasion pour Ben de prouver ses talents de cuisinier en mitonnant les spécialités locales, le fameux rougail-saucisses ou le carry de zourites (pieuvres).



C’est alors que mes parents me rejoignent pour deux semaines. Après les embrassades à l’aéroport de Saint-Denis, je les ramène vers le Sud au volant d’une voiture de location, dans le bourg de Petite-Ile, où je nous ai déniché un logement agréable. Après le Gabon, c’est la seconde fois que mon papa et ma maman s’invitent sur ma route et la joie de les revoir reste la même. Ils sont en pleine forme et ça tombe bien : deux semaines passent très vite et comme je n’ai moi-même encore rien vu de l’île, je nous ai concocté un programme chargé. Jour après jour, sur des routes extrêmement sinueuses, nous parcourons presque deux mille kilomètres, à la découverte d’endroits plus fantastiques les uns que les autres.

L’ascension du Piton de la Fournaise restera forcément inoubliable. Après avoir traversé en voiture la Plaine des Sables, auquel un tapis de cendres grises confère un aspect lunaire, nous examinons, du haut de la falaise, le gigantesque enclos tapi de lave durcie, et face à nous, l’énorme cône brun. Telles de vaillantes fourmis, nous dévalons les six cents marches taillées dans le roc et entamons notre longue marche dans ce paysage désolé, à l’échelle démesurée. Nous évoluons d’abord sur un terrain de petites bosses lisses, puis beaucoup plus loin, enfin sur les flancs du monstre, nous devons nous appuyer sur des pierres noires acérées, perplexes devant ces anciennes rivières de magma pétrifiées. Plus haut encore, les pierres deviennent brillantes et très coupantes ; l’ascension se corse et ma mère commence à donner des signes de fatigue. Mais l’arrivée au sommet, à 2600 mètres au-dessus de la mer qui nous encercle, en valait la chandelle. Nous restons stupéfaits devant le spectacle époustouflant du cratère Dolomieu, un gouffre béant de trois cents mètres de profondeur. Même si la dernière éruption date de 2010, les inquiétantes fumeroles qui s’échappent du fond indique que le calme absolu des lieux reste précaire. Sur le retour, malgré son courage, ma mère est épuisée. D’un côté, je m’en veux de lui infliger un tel effort, mais d’un autre, je me réjouis de la voir dépasser ses limites ; je suis surtout très fier d’elle. Après plus de six heures de marche, je dois la soutenir pour remonter l’interminable escalier. Pourtant, comme mon père et moi, elle est ravie de la balade.








Quelques jours plus tard, nous partons explorer, via cinq cents virages et lacets, le cirque de Cilaos. La bourgade du même nom est perchée sur un plateau étriqué, au beau milieu d’un chaos minéral inouï. Des gorges insondables serpentent entre de gros pics pointus, et l’ensemble est entouré de hautes montagnes, très raides mais pourtant recouvertes d’un épais manteau vert. De là, Nous suivons un étroit sentier s’enfonçant dans une superbe végétation tropicale, jusqu’à atteindre l’une des dizaines de cascades des environ. Etant données les dimensions du canyon creusé dans la roche, on peut s’imaginer la puissance prodigieuse, pendant les déluges estivaux, de ce qui n’est encore qu’un simple ruisseau. Pour nous remettre, nous déjeunons tout au fond du cirque, à l’Ilet-à-Cordes, un village de bout du monde, devant un décor éblouissant.








Avant de nous quitter, nous accomplissons une dernière randonnée, cette fois dans l’extraordinaire forêt de Bébour. Sous la canopée de cette forêt primaire, extrêmement humide, nous circulons pendant des kilomètres sur une étonnante plateforme en bois, sans laquelle les lieux seraient impénétrables. La nature exubérante ne cesse de nous émerveiller, mais à la fin du chemin, nous découvrons une scène irréelle. Devant nous se déploie le Trou de Fer, plutôt étroit mais d’une profondeur abyssale. Une cascade vertigineuse dégringole au fond, et les nuages, qui cachent la vue par intermittence, ajoutent une touche de magie.








Entre temps, nous profitons des rares plages : à Grand Anse, un écrin de verdure, un bassin entouré de grosses pierres protégeant des vagues violentes s’est transformé en un véritable aquarium, dans lequel nous barbotons en épiant des poissons multicolores ; à l’Hermitage, devant les eaux cristallines du lagon, l’ombre des filaos est propice à une sieste sur le sable blanc. Nous arpentons aussi les rues animées, les parcs soignés et les marchés typiques de Saint-Pierre et Saint-Denis, qui conservent un certain charme colonial ; en faisant les boutiques, ma mère ne manque pas de me rhabiller des pieds à la tête. Nous allons jusqu’au Grand Brûlé, où le volcan gagne du terrain sur l’océan ; le sol fume encore par endroits, cinq ans après la dernière coulée, et la nouvelle route passe trente mètres au-dessus de la précédente, engloutie par le flot de roche en fusion. Nous nous émerveillons devant les fleurs exubérantes d’un jardin botanique luxuriant, ou bien dans la Vallée de Takamaka, plutôt un canyon colossal. A ce rythme effréné, cette heureuse parenthèse familiale se referme en un clin d’œil.








Mes amis, en me proposant de revenir loger chez eux, prouvent que l’affection que je leur porte est réciproque ; je réintègre donc mes quartiers avec plaisir. Cette fois sur le balcon à la vue imprenable de l’étage, où j’installe un bureau, je reprends consciencieusement mes travaux, que Karine vient régulièrement interrompre pour de joyeux bavardages brumeux. Quant à Ben, il ajoute encore une corde à son arc en louant un terrain agricole planté de mandariniers. Mais le verger est à l’abandon depuis des années, et il faut commencer par défricher ; je me propose évidemment de l’y aider. Armés d’une simple machette, jour après jour, nous dégageons une véritable jungle de lianes et de ronces entremêlées. La densité est telle qu’on ne distingue pas les arbres à moins d’un mètre ; mais des kilos de mandarines juteuses récompensent nos efforts. Naturelle, débordante d’enthousiasme, se lance désormais dans de longs monologues mystérieux ; elle sait aussi compter jusqu’à quatre, un deux quatre ; et elle parvient à faire de gracieux petits sauts de cabris. En outre, des randonnées plus belles les unes que les autres s’enchaînent, tandis que les soirées festives se succèdent dans la bonne humeur.




Parmi mes trois copains, confortablement installé et bien nourri, j’ai bien conscience d’être privilégié ; un peu trop même, car j’ai parfois tendance à oublier que je ne suis que de passage. Les semaines défilent et la mousson s’abat sur l’Asie. Bientôt, les pluies cesseront là-bas, m’indiquant le signal du départ. Or, il me reste encore à m’atteler à une tâche très excitante : l’élaboration, avec une précision chirurgicale, de mon prochain itinéraire.

L'africain















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Une nuit, à Dakar, dans le taxi déglingué qui nous emmenait faire la bringue, le chauffeur me chambrait : mon pote Eddy prit ma défense et répliqua que j'étais plus africain que lui, pourtant noir comme l'ébène. A l’époque, j'avais trouvé ça un poil excessif. Aujourd'hui, après avoir bouclé mon invraisemblable tournée du continent, je crois pouvoir affirmer que je le suis un peu, africain.
Voici déjà trois mois que j’ai stoppé ma course folle à la Réunion, située à la moitié de mon voyage initiatique autour de la planète. Cette immobilité, tant inhabituelle que salutaire, est l’occasion pour moi de jeter un œil en arrière et d’effectuer un bilan de mi-parcours, en assumant fièrement d'être moi-même le héros de cette extraordinaire odyssée.
Ex loco, accipio et invenio sapiens, tel est ma devise, disais-je vingt mois plus tôt. Partir, le moins que je puisse dire, c’est que c’est en bonne voie, après déjà 600 jours passés sur les routes de trente pays, et 50 000 km parcourus en taxi-brousse ou en bus, en pirogue ou en cargo, en mobylette ou en pousse-pousse, voire en avion, en dernier recours. Et encore, je ne comptabilise pas les milliers de kilomètres effectués à pied ou en transport urbain.
A propos de mon apprentissage, il est évident que l’université nomade est la meilleure école : quoi de mieux en effet que d’étudier la topographie régionale en grimpant au-dessus des nuages, ou quelque civilisation disparue en contemplant ses temples millénaires. Quant à ma quête de sagesse, elle progresse également, imperceptiblement ; il est encore trop tôt pour évaluer celle enfouie au fond de moi, tout va bien trop vite ; elle émerge néanmoins à travers l’autre, tous ces autres sages, chacun à leur manière, que je croise sur mon chemin.



J’entends parfois que le monde est petit : l’expression me fait désormais bien rire : je m’en aperçois un peu plus chaque jour, la Terre est gigantesque.
Sur le plan strictement géographique, j’ai franchi les Alpes et traversé les Balkans, le long de l’Adriatique et de la Mer Egée. Sur l’autre rive du Détroit du Bosphore, j’ai parcouru deux fois le Plateau d’Anatolie avant d’atterrir dans le désert jordanien. J’ai navigué sur la Mer Rouge, fait halte à la pointe du Sinaï et atteint le continent africain en passant sous le Canal de Suez. J’ai descendu la Vallée du Nil jusqu’à son delta, puis j’ai goûté une dernière fois la Méditerranée dans le Golfe de Tunis avant de marcher sur les dunes du Sahara jusqu’aux oasis du Chott el-Djérid ; l’infini Sahara que j’ai traversé du Nord au Sud en longeant l’Atlantique, après avoir franchi les monts de l’Atlas. J’ai vogué sur les fleuves Sénégal et Gambie, ainsi que sur l’océan vers l’archipel de Bijagos. J’ai escaladé le point culminant du Fouta Djalon, puis j’ai parcouru le Sahel plein Est jusqu’au delta intérieur du Niger, croisé plus au Sud la Volta Blanche et la Volta Noire. J’ai franchi le massif de l’Atakora avant d’atteindre les eaux du Golfe de Guinée. En Afrique centrale, j’ai crapahuté sur les flancs du Mont Cameroun et sur les hauteurs de l’Adamaoua ; j’ai couru sur les plages du Cap Lopez et me suis enfoncé dans la jungle équatoriale en remontant le cours de l’Ogooué. J’ai ensuite survolé le bassin du Congo jusqu’au Massif Ethiopien, loin à l’Est. Je me suis longuement faufilé dans la Vallée du Grand Rift, droit au Sud, en parcourant la savane, en observant le sommet enneigé du Mont Kenya, en me baignant dans le lac Victoria et en grimpant jusqu’aux glaciers du Kilimandjaro. J’ai navigué sur l’Océan Indien, via Zanzibar, vers les îles des Comores. J’ai franchi le Canal du Mozambique jusqu’au Cap d’Ambre, avant de gravir et de dévaler les Hautes Terres malgaches. Et puis finalement, j’ai accosté ici-même, sur cette île d’outre-mer, mon pays.
La géographie est logiquement ma matière de prédilection : lors de mes examens à Toamasina, entre autres exercices, j’imprime une photo satellite de l’Afrique. Je place correctement 52 états sur 54, oubliant bêtement le Swaziland et le Cap-Vert : c’est ma meilleure note.

Visiter la Terre, c’est aussi rencontrer les hommes qui la peuplent. Mes leçons m’éclairent d’abord sur l’Histoire : l’émergence et le déclin des civilisations, et la façon dont elles se sont influencées, assimilées ou affrontées. Ainsi, J’ai tenté d’imaginer la vie dans de puissantes villes-états du Moyen-Age en me perdant sur les canaux de Venise ou dans les escaliers de Dubrovnik. J’ai pu examiner les vestiges de la Grèce ou de l’Egypte antique, du haut du Parthénon ou de la Pyramide de Kheops. J’ai pu assimiler, sur le parvis de Sainte-Sophie, comment l’Empire Ottoman a succédé plus tard à l’Empire Romain d’Orient, Constantinople devenant Istanbul. J’ai suivi les traces de l’expansion musulmane, des mosquées d’Amman à celles de Bamako. J’ai pu appréhender les conséquences terribles de l’esclavagisme au fond des geôles sombres et humides, ou comment les européens et les arabes ont déporté et asservi la population d’un continent entier, pendant des siècles. J’ai marché sur les pas des premiers hommes et examiné le frêle squelette de Lucy, peut-être une arrière-grand-mère. Je me suis penché sur la plus longue dynastie connu, du Roi Salomon à l’empereur Haïlé Sélassié, des obélisques d’Aksoum aux châteaux de Gondar. J’ai aussi assimilé la richesse de la culture swahilie, envoûtant mélange d’influences arabes, indiennes et africaines, en son cœur, la médina de Zanzibar.
A la fois professeur et élève, même si je reste mauvais pour mémoriser les dates avec précision, je m’accorde de vifs encouragements, vu les efforts consentis pour appréhender l’évolution globale de mon espèce.

L’étude du passé me conduit naturellement à l’histoire contemporaine, à travers les aspects économiques, politiques ou sociaux. Les nations africaines sont encore jeunes et les modèles démocratiques reconnus que sont le Sénégal ou le Bénin restent des exceptions. La corruption généralisée, à tous les niveaux, reste un frein majeur au développement. Soit, les taux de croissance sont prometteurs, partout où la paix le permet, mais quand on part de si bas, c’est la moindre des choses.
Dans les centres-villes ou les ghettos des métropoles, au Caire, à Marrakech ou Cotonou, à Addis-Abeba ou Nairobi, qui sont toutes d’immenses chantiers de construction, j’ai pu relever que le futur est en marche. Mais dans les villages reculés, au fond de la brousse, de la forêt ou de la savane, on vit toujours au passé, de manière encore quasi primitive. Citadins ou ruraux, ils ont pourtant deux points communs : la plupart ont un portable et font face à une grande pauvreté, omniprésente. En simplifiant, si neuf français sur dix bénéficient d’un confort convenable, la proportion s’inverse en Afrique, la plupart survivant au jour le jour dans des conditions déplorables. Pendant ce temps, les néo-colonialistes de tous horizons s’enrichissent grassement, avec la complicité des pouvoirs en place.
Le monde est en perpétuelle mutation mais parfois, le rythme s’accélère. J’ai pu m’en rendre compte lors de la révolution tunisienne, dont les répercussions phénoménales ne sont toujours pas terminées. J’ai vécu les émeutes à Tozeur, où les balles ont sifflé au-dessus de ma tête ; j’ai ressenti la peur puis l’euphorie d’un peuple déterminé, au sein d’une famille bouleversée ; j’ai assisté à l’épilogue, le retour d’exil, dans l’aéroport en liesse, de celui qui sera élu président quelques mois plus tard ; une leçon que l’on n’oublie pas.

La culture des peuples, d’après moi, ne s’apprend pas dans les livres. Mon voyage a pris une nouvelle dimension à partir d’Ankara, lorsque j’ai décidé de goûter l’hospitalité indigène. En Afrique, l’accueil du voyageur atteint souvent des sommets inconcevables en Occident. Depuis la pétillante Gaya, la liste de mes hôtes, plus attachants les uns que les autres, n’a cessé de croître. Des garçons de mon âge ou plus jeunes, des filles bienveillantes ou mieux, passionnantes, des familles monoparentales ou très, très nombreuses ; de conditions diverses, institutrice ou policier, paysan ou pêcheur, greffière ou vendeur de rue ; ils sont, pour la plupart, devenus des amis précieux. J’ai récemment envoyé une soixantaine de mails pour prendre de leurs nouvelles. Pendant trois jours ou trois semaines, j’ai voulu les cerner. J’ai sondé leurs douleurs et leurs rêves, j’ai écouté leur parcours. Je les ai interrogés sur leurs conditions de travail, je me suis intéressé à leurs croyances, je les ai consultés sur les relations amoureuses, que j’ai parfois expérimentées moi-même.
Auprès d’eux, j’ai participé aux tâches quotidiennes, faisant les courses au marché de Moroni ou épluchant les légumes du couscous marocain. J’ai dormi à poings fermés sur le sol ou à trois dans le même lit ; sur les toits également, au-dessus de la médina de Fès ou face à la falaise de Bandiagara. J’ai appris à me laver dans les hammams brûlants ou avec un demi-seau d’eau glacé remonté du puits. J’ai dégusté des festins préparés en mon honneur ou partagé de maigres pitances ; j’ai avalé de la nourriture que j’aurais jadis jugé non-comestible, tête de mouton ou couenne de bœuf notamment. Au fait, ça sert à quoi déjà, une fourchette ?
J’ai dansé avec eux, sur les rythmes endiablés de la rumba congolaise ou sur les boucles afro-jazz d’un saxo hypnotique. J’ai joué avec leurs enfants, des tas de gamins rieurs, une bonne dizaine en même temps chez Mamou, à Ouagadougou.
Lors de longues discussions théologiques, durant lesquelles on a souvent gentiment tenté de me convertir, j’ai découvert, entre autres religions, la diversité de l’Islam, de Louxor à Nouakchott, à mille lieux de la caricature présentée par les médias occidentaux, au mieux laxistes, ou pire, complices.
Dans l'ensemble, l’aisance et la rapidité de mon intégration me valent les félicitations du jury.

Autre matière à fort coefficient, la langue française ; j’apprécie beaucoup sa richesse, la précision qu’elle autorise ; mais je maudis parfois sa complexité, ses exceptions innombrables. La rédaction de mes aventures me permet de prendre un recul essentiel, chaque jour d’abord, dans mon journal de bord, après chaque pays ensuite, dans ces pages numériques ; j’y passe un temps fou. Grâce à tous mes camarades francophones, de Genève à Lomé, j’ai noté qu’elle était une langue extrêmement vivante, que les gens s’approprient chacun à leur façon. Mes leçons de français académique touchent à leur fin. L'exercice suivant consistera à publier mes écrits quotidiens, nettement moins soignés mais plus concrets.
Même si je soupçonne ma mère d’y être pour beaucoup, des dizaines de lecteurs consultent ce blog chaque jour. Je ne suis pas vraiment convaincu par mes qualités de rédacteur, mais cette audience inattendue et les compliments régulièrement reçus sont très gratifiants.

Quant aux langues étrangères, elles sont évidemment capitales pour un voyageur au long cours. Néanmoins, j’estime que j’avance trop rapidement pour approfondir les dialectes locaux, je me contente donc de bafouiller le vocable de base. Cela a le mérite de m’accorder la sympathie des habitants, mais je dois recommencer après chaque frontière, voire après chaque région. Soit, quand je reste un moment dans une zone linguistique, arabe, wolof ou swahili, je parviens à prononcer quelques courtes phrases, mais je préfère concentrer mes efforts sur l’anglais, enseigné partout. D’ailleurs, s’il est vrai que les africains sont fréquemment sous-éduqués, ils sont nombreux à parler trois ou quatre langues.
Là encore, je progresse : je dialogue sans problème avec ceux dont ce n’est pas la langue maternelle, mais quand je croise des britanniques, ou pire, des américains, qui mangent les mots à toute allure, j’admets qu’il y a encore du travail. Indulgent, je m’accorde la moyenne, tout juste.

Depuis toujours, l’éducation physique est essentielle à mon équilibre ; et à mon avis la moindre des choses quand on a la chance d'avoir deux bras et deux jambes. De plus, je sais aussi que c’est indispensable à la réussite de mon entreprise. Outre des exercices journaliers, je m’impose aussi souvent que possible un petit footing matinal. Bien sûr, je préfère courir sur les plages immaculées de Nosy Be que dans les rues grises de Dakar. Mais qu’importe, je suis dans une forme olympique, capable d’encaisser dix heures à la suite sur le toit d’un camion kenyan. Surtout, je marche, chaque jour ou presque, pendant des heures, par monts et par vaux ; parfois du matin au soir, sans même m'en rendre compte.
C’est encore, à mon sens, le meilleur moyen de découvrir un coin de campagne ou une grande ville, et de loin ; 50 000 kilomètres plus loin.

Je m’initie également à certaines matières facultatives, juste pour le plaisir ; la biologie et la zoologie par exemple. Dans les parcs nationaux du monde entier, je m’extasie devant l’infinie biodiversité de notre planète, faune ou flore, dans des endroits d'une beauté à pleurer. Comme un gosse, j’admire tous les arbres, je contemple tous les animaux ; plus que certains universitaires n’en verront jamais.
En astronomie, je me contente de temps à autre de méditer les yeux au ciel, comme devant ces deux lacs du grand Rift ou j’ai longuement observé la course du soleil, se levant derrière l’un, se couchant dans l’autre ; c’est pourtant moi et ces lacs qui tournons. Durant cette nuit à la belle étoile aussi, au beau milieu du Sahel : elle fut la plus étincelante que je n’ai jamais vue. Le soir, de ce côté de l’Equateur, c’est désormais la Croix du Sud qui m’aide à m’orienter ; une boussole ne m’est plus d’aucune utilité. Une montre non plus d’ailleurs : sous ces latitudes, on sait d’instinct qu’il ne vaut mieux ne pas traîner sous le soleil lorsqu’il est au zénith.
Quant aux mathématiques, je me limite au calcul mental : additions à rallonge en faisant mes comptes, taux de change instantané quand je discute un tarif. Avec l’entraînement, je deviens très efficace. A ce propos, comme je reste le blanc en Afrique, les commerçants ne me font pas de cadeau. Mais j'aime l'art de la négociation, et vu mon budget serré, je ne cède rien. Il est rare que je ne paye pas le bon prix, le prix local. Ça vaut peut-être une école de commerce.
D'ailleurs, dans la catégorie « arnaques », je trouvais que je m'en sortais très bien, jusqu'à me retrouver coincé à Dar es Salaam. Là, je me suis fait dépouiller tour à tour par la belle, le vieux et le faux frère ; dure leçon, ma moyenne dégringole.

Sur un plan personnel, je suis aujourd’hui parfaitement adapté à la vie nomade. Mon sac est comme mon ombre, et sans maison, je me sens aisément partout chez moi. Je n’ai plus aucun repère, mais ne rien posséder ou si peu, léger comme une plume et libre comme l’air, c’est d’une certaine manière un sacré luxe. Autrement plus douloureux, je m’habitue mal à la pauvreté ambiante : un enfant qui fait la manche avant même de savoir marcher ; un vieux, une rareté, qui réclame à manger, et toutes ces mamans qui ont voulu me donner leur bébé. Je m’efforce simplement de l’accepter. Même si je n’ai souvent qu’un sourire à offrir, je mesure constamment à quel point je suis nanti ; quelle chance d’avoir été mis au monde par des parents si attentionnés, dans un pays si favorable. Fort de ce constat, c’est avec joie et sans réserve que je reçois l’admirable générosité des plus démunis.
Et dans ce tourbillon de paysages et de visages, il est hors de question de soigner ma nervosité : j’ai besoin de tout mon stress pour affronter énergiquement la route, et la rue. Il s’agit plutôt de le canaliser à bon escient. Néanmoins, ma patience, un autre point faible, a nettement progressé. Généralement, dans les transports africains, il est illusoire de demander l’heure d’arrivée : elle dépend trop de l’état des routes, du véhicule et du chauffeur, ainsi que du nombre d’arrêts, de contrôles et de pannes. On attend, c'est tout. Idem pour le départ : il m’arrive de poiroter de longues heures dans les gares routières sans même être sûr qu’un bus partira. Ce dont je suis sûr, c’est que si on veut voyager loin, mieux vaut se lever tôt.



Dans l’ensemble, je ne m’en sors plutôt bien. En effet, en toutes circonstances, j’affiche un large sourire et une belle assurance : cette combinaison est mon meilleur passeport. Soit, mes comptes sont dans le rouge et j’hypothèque allègrement mon avenir. Mais je vis mon plus beau rêve, et ça, c’est inestimable.
Déjà, la rentrée de septembre se rapproche à grand pas. Le verdict tombe, je passe haut la main en troisième année.