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Salut à tous,


A ceux qui s'inquiètent, à ceux qui s'impatientent et aux autres, sachez que tout va très bien. Je suis actuellement à Rio de Janeiro, pas moins, exactement à l'endroit où j'avais rêvé de conclure mon voyage il y a plus de 4 ans.
Aussi, je tiens à m'excuser puisque vous êtes encore des dizaines à passer ici chaque jour, alors que je n'ai pas donné de nouvelles depuis des lustres. Mon épopée touchant à sa fin, je préfère profiter au maximum des derniers moments sans avoir à affronter le syndrome de la page blanche. Je rentre en Europe dans les prochains jours et je ne mettrai pas longtemps à regagner ma Sologne. Néanmoins, je ne manquerai pas de vous raconter la suite et la fin de mes péripéties une fois rentré à la maison. Alors rendez-vous dans un mois environ.
 


béatitude en milieu hostile



Dimanche 24 août 2014 – 1408e jour






Il y a bien longtemps que je rêvai d’arpenter l’Altiplano, gigantesque plateau à mi-chemin du ciel et de la terre et brûlé par le soleil du Capricorne. Alors que je m’apprête à le sillonner pendant des semaines, j’ouvre avec gourmandise un nouveau chapitre, le coeur des cultures andines millénaires.






J’en ai franchi des frontières, des dizaines et des dizaines, souvent rocambolesques, mais des comme ça, jamais. Depuis le désert d’Atacama, au Nord Chili, et pour rejoindre le Sud de la Bolivie, mon jeune camarade basque et moi-même avons choisi d’investir dans une expédition de trois jours en 4x4 pour traverser le Sud Lipez, une région volcanique ou il ne pleut jamais, située entre 4 et 5000 m d’altitude. Nous avons bien fait.

Au volant, nous avons Joy, aimable quechua de 50 ans et, privilège de l’âge, je prends la place du co-pilote. Derrière, Juan prends celle du clown, sans parvenir à dérider sa voisine, une française solitaire, alors qu’au fond se serrent trois petits gars hi-tech de Hong-Kong. A peine franchi le ridicule cabanon des douaniers, nous entrons sur une autre planète, où la nature a encore inventé des couleurs qui n’existent pas. Du matin au soir, sous un bleu intense et une lumière aveuglante, le puissant véhicule trace deux sillons dans d’infinies étendues de sables blonds ou bruns, d’où jaillissent d’augustes volcans teintés de rouge et d’orangé, de cuivre et d’argent. Régulièrement, nous nous arrêtons en des lieux plus surnaturels les uns que les autres, comme cette étincelante lagune blanche, car gelée, ou cette autre vert turquoise, couronnée d’une végétation d’une résistance extrême. Puis on file à travers le désert de Dali, aux dunes parsemées de gros rochers biscornus, effectivement surréaliste. Nous observons encore des sources chaudes ou de puissants geysers, jusqu'à atteindre un grand lac rouge cerné de roches noires, beau à pleurer.

Nous rejoignons alors la caravane de dizaines de voyageurs dans un refuge spartiate. Le froid et l’altitude font de sérieux dégâts et au petit matin, nombreux sont ceux à être encore assommés, mais moi je pette la forme. Ainsi, nous reprenons la route dans cette hallucinante symphonie de couleurs chaudes et je n’en perds pas une miette. Perplexes, nous nous arrêtons au milieu de quelques étrangetés rocheuses, devant une série de petits lacs peuplés de flamands roses, ou au pied de l’énorme cône fumant de l’Ollagüe. Puis nous prenons nos quartiers en bordure du fameux Salar d’Uyuni, plus grand lac sale du monde, dans une curieuse auberge construite en briques de sel.

Le lendemain, nous patrouillons encore longuement sur l’épaisse croute de sel de l’aveuglant Salar, dont le plat absolu est parfois percé par quelque mystérieux îlot planté de cactus géants. Ce glorieux pèlerinage s’achève dans une pauvre bourgade poussiéreuse, sans intérêt, alors Juan et moi sautons dans un bus qui part à l’instant. C’est d’ailleurs le dernier que nous prenons ensemble, puisqu’il fonce rejoindre son frère au Pérou. Ce grand gaillard fut non seulement un excellent camarade, mais aussi un très bon prof d’espagnol. Grace à lui j’ai clairement passé un cap, et j’arrive désormais à échanger dans les situations courantes.














Terre d’exception, l’Altiplano est aussi le berceau de nombreuses civilisations oubliées. Et aujourd’hui, leur héritage culturel continue d’évoluer à travers leurs descendants directs, sachant que des dix millions de boliviens, deux tiers sont indigènes. Après les derniers mois passés dans des nations largement occidentalisées, je suis très curieux de connaitre une nouvelle facette de l’Humanité. Je ne suis pas déçu, mon arrivée à Potosi est un choc, à tous les niveaux. Déjà, située à 4200 m, cette ville est la plus haute du monde ; dans la journée la casquette est obligatoire, et le soir le bonnet est indispensable. Si elle existe en un lieu si hostile, c’est pour une seule raison : le Cerro Rico. Les espagnols la fondèrent au pied de cette grosse montagne rouge qui recelait tant d’argent qu’elle fit presque à elle seule la fortune de l’Empire. En forçant les autochtones à se tuer à la tâche, il exploitèrent le plus gros filon de l’Histoire pendant deux siècles. On dit même qu’à l’époque, les splendeurs de Potosi égalaient celles de Londres.

Pourtant, la Bolivie demeure extrêmement pauvre et en voyant ces banlieues, un empilement de vilains immeubles de parpaings rouges, je m’aperçois vite que je suis de retour dans le Tiers-Monde. Dans le centre-ville aussi la misère est omniprésente, mais au-delà de ce triste constat, l’ensemble est fascinant. Autour de nombreuses églises s’alignent d’antiques demeures coloniales qui tombent en décrépitude, s’inclinant jusqu’à se toucher dans certaines ruelles, avec leur portes massives et leurs balcons de bois façon moucharabieh, qui menacent de s’effondrer sur les trottoirs. Les trottoirs justement débordent de vie, puisque devant de modestes boutiques il y a encore un tas de stands, jus de fruits frais, beignets ou cornets de glace, sans compter de petites grands-mères assises par terre qui proposent des pâtisseries ou des feuilles de coca. Même les petites places sont envahies de marchés ; on dirait que tout le monde a quelque chose à vendre. Bien sur la jeunesse est habillée à l’américaine mais c’est surtout l’habit de ces dames qui est hautement folklorique, avec leur jupe à froufrous et leur large chapeau qui laisse échapper deux longues couettes noires. Et la tenue n’est pas complète si elles ne portent pas un gros ballot ou un bébé sur le dos, emballé dans cet inimitable tissu aux rayures éclatantes.

En général, je suis plus à l’aise dans les modes de vie simples et je m’adapte à celui-ci en un clin d’oeil, surtout que les prix sont ridicules. Terminés les supermarchés, finis les dortoirs : pour 1 ou 2 euros, de souriantes cantinières me servent des repas complets, à base de riz et de patates, et pour moins de 3, je dors dans des chambres rustiques soit, mais pour moi seul. Aussi, allégé de mon ordinateur encombrant, j’ai plus de temps à consacrer au voyage : pour écrire et pour étudier, encore et toujours, et surtout pour quadriller soigneusement cet endroit si pittoresque ou j’apprends tellement.

Le patrimoine architectural est très ancien et même s’il est souvent dans un état de délabrement avancé, il recèle bien des trésors. Comme ces superbes églises baroques, réalisées par les autochtones eux-mêmes, aux façades de pierres richement sculptées, aux intérieurs exubérants et autels couverts d’or. A l’heure de la messe les gens s’y pressent avec ferveur, même s’ils n’ont jamais oublié les croyances de leurs ancêtres.

J’y fais aussi deux visites lourdes de sens. L’immense Palais de la Monnaie d’abord, qui est une véritable usine du Moyen-Age, avec ses vieilles presses en bois actionnées jadis par des esclaves ou des chevaux. Ce sont des quantités astronomiques de lingots qui sortirent d’ici pour traverser les océans. En contrepartie, je me joins à un groupe organisé pour voir les mines de mes propres yeux, sachant que 6000 mineurs rongent encore le Cerro Rico de l’intérieur. Cette montagne est un vrai gruyère et il vaut mieux que le guide connaisse son chemin pour nous emmener dans d’interminables galeries à l’atmosphère fétide, à la lumière faiblarde des loupiotes. Les conditions dans lesquelles travaillent ces pauvres types, à la main et à la dynamite, sans jamais voir la lumière du jour, sont abominables. Pire, ils savent très bien qu’ils mourront prématurément de silicose.















Pourtant, le plaisir de la découverte est total et déjà, j’adore ce pays. Plus au Nord, je m’intéresse à une autre ville, moyenne en taille mais importante dans l’histoire de la nation : depuis que Bolivar y a signé la déclaration d’indépendance, elle est restée capitale officielle. Apres Potosi l’ouvrière, Sucre la bourgeoise ; ses faubourgs ne sont guère plus reluisants, mais son centre historique a gardé beaucoup d’élégance.

Bâtie un peu plus bas, elle est dotée d’un climat plus clément, et comme je n’avais pas vu d’arbre depuis longtemps, je flâne d’abord dans un très joli parc. Puis je circule au milieu de magnifiques palais et de belles demeures à patio, parfaitement entretenus et tous d’une blancheur éclatante. Voilà un superbe écrin pour ses habitants métis, sobrement vêtus à l’occidentale, qui déambulent devant des vitrines contemporaines ; on croise tout de même quelques indigènes pur souche venus des quartiers pauvres pour s’occuper du commerce de rue. Quant à l’immanquable Plaza de Armas, c’est un véritable bijou d’architecture baroque. Des jardins ombragés par de hauts palmiers sont encadrés d’augustes bâtiments classiques, tous blancs eux-aussi, comme l’est l’impressionnante cathédrale et ces grands clochers.

Là encore, je me régale de ses églises et musées même si, d’ordinaire paisible, la cité est en effervescence à l’approche de la fête nationale. A Potosi déjà, j’avais assisté à plusieurs défilés, mais dans la capitale, le phénomène prend de l’ampleur. Ils sont mignons tous ces enfants qui paradent en costume et en musique, mais l’exercice est impose à tous les écoliers jusqu’aux étudiants, et tout ce monde complique drôlement mes allers et venues. Amusé tout de même, je reviens dans la soirée sur la place illuminée. Apres les fonctionnaires, c’est le tour des policiers suivis par les militaires, dont les fanfares s’adonnent un concours de décibels.












Puisque c’est ainsi, j’achète des vivres et je m’échappe de cette agitation pour aller à la rencontre des Jalq’a, une communauté rurale enclavée dans les montagnes alentour. Et comme j’y pars en autonomie, en jonglant avec des transports aléatoires, mon expérience de baroudeur m’est bien utile ; tout comme mes jambes.

Je commence par voyager debout dans un car plein à craquer, roulant sur une mauvaise piste qui grimpe sec avant de basculer dans une pente vertigineuse. C’est à ce point spectaculaire que je rate mon arrêt pour débarquer à Potolo, le moins petit des villages des environs. Les Jalq’a sont réputés pour tisser de très belles étoffes, que j’admire dans un modeste musée, même si je ne comprends rien à ce que me raconte la dame en quechua. Par contre, j’accepte volontiers un bol de soupe de maïs. Dehors, autour de fermes simplistes en adobe peuplées de tous les animaux de la basse-cour, les paysans s’affairent dans les champs. Là, un homme s’échine à bécher dans la caillasse ; ici, une vieille impassible prend racine devant sa cabane. Comme ces gens sont plutôt  timides et qu’en plus ils ne parlent pas plus espagnol que moi, je file vers le village suivant dans un antique minibus. Je pensais devoir camper mais à Chaunaca, on m’installe poliment dans un gite douillet accroché à la pente. Bien sûr, je grimpe sur un sommet pour mesurer l’ampleur du panorama ; ou je descends jusqu’au ruisseau pour examiner la végétation ; puis je conclue en pique-niquant à la fraiche, à la lueur de milliards d’étoiles.

Il n’y a pas de route ou je vais ensuite, alors il faut marcher. Je m’y emploie toute la matinée sur un chemin somptueux, en remontant une profonde vallée barrée par une chaine impressionnante de montagnes verticales. Tout au bout, je me hisse jusqu’au clou du spectacle, l’hypnotique cratère de Maragua. Si cet endroit est si spécial, c’est qu’il fut creusé par une météorite, qui s’écrasa sur le massif avec une force colossale. Au centre, une zone chaotique teintée de rouge, de violet, de noir, est complètement encerclée d’étonnants plateaux arrondis qui se relèvent doucement vers l’extérieur, comme autant de pétales qui dessineraient une fleur de 10 km de diamètre. Et il y a bien une poignée de gens qui vit ici, de la même manière depuis toujours.

Je jette mon sac dans un gite et fonce explorer cet incroyable amphithéâtre naturel, en adoptant la technique de la spirale. Je traverse des champs très secs en cette saison, puis des canyons ocre aux courbes douces ou d’autres de roche grise aux angles droits. J’observe aussi quelques hameaux très isoles, construits en terre crue et en pierre, et je salue le tout dernier paysan, qui soigne des pousses d’eucalyptus protégées par des cylindres de cailloux, tandis que madame va chercher de l’eau dans une citerne. Et pour être monté au sommet du pétale le plus haut, je suis récompensé par une vue époustouflante. Derrière, de hautes montagnes rayées de cultures en terrasse se succèdent à l’infini, et devant le cratère s’ouvre sur la cordillère. De là, on distingue Sucre entre deux pics, à la fois si proche et si lointaine.

Enfin, en repartant dans une remorque remplie de femmes et d’enfants, le chauffeur stoppe tout en haut du col. J’ai la chance qu’une fête champêtre se déroule a cote de la chapelle, et il y a foule. Sur la scène se relayent des musiciens en costumes traditionnels, tandis qu’autour des stands proposent des plats typiques de chaque communauté.

















Apres cette parenthèse emplie d’air pur, je suis prêt pour m’enfermer une nuit entière dans un très bon bus, et me mêler à la cohue de la Paz. Là encore, le site choisi pour édifier cette métropole vibrante de 2 millions et demi d’habitants est des plus singuliers. De misérables banlieues tentaculaires s’étendent toujours plus sur les steppes désolées de l’Altiplano, à 4000 m de haut. Puis des falaises dégringolent jusqu’au centre, niché dans un immense canyon. A l’horizon, les arêtes enneigées de l’Illimani culminent à 6400 m. J’y déniche une chambre minuscule dans les ruelles du vieux quartier colonial, populaire et très authentique. Au pied de demeures fatiguées, une bonne moitié des rues sont encombrées de marchés divers. A celui des sorcières, de vieilles femmes vendent grigris et autres potions magiques, tandis que des foetus de lamas séchés, offrande a la Pachamama, pendent aux étals. Plus bas, la rivière coule désormais sous le bitume de l’avenue principale. Des petits comiques déguisés en zèbre y font la circulation dans les nuages noirs des taxis et des bus américains des années 50. Une rangée d’immeubles miteux fait face à l’imposante église San Francisco, qui trône sur une vaste esplanade. Il s’y mêle une foule bigarrée d’hommes en costume-cravate, de petites femmes rondes coiffées d’un chapeau melon, et de quelques touristes a l’air un peu perdu. Beaucoup de gens prennent le soleil en grignotant sur la Plaza Murillo, qui expose le triumvirat du pouvoir, les distingués palais présidentiel, congrès et cathédrale. Elle se
prolonge dans une avenue piétonne bondée jusqu’à une belle ruelle d’époque et ses vénérables demeures bien rénovées. Aussi, je prends de la hauteur en grimpant sur une colline aménagée en parc, en empruntant le labyrinthe des escaliers crasseux de quartiers pauvres. Puis via une improbable passerelle qui zigzague au-dessus de la mêlée, je rejoins le quartier des affaires, presque moderne, installé tout en bas, là où il fait le moins froid. Jalonné d’une vingtaine de buildings pas bien hauts et plutôt moches, c’est le secteur d’une population privilégiée, plus métissée donc, qui s’engouffrent dans des grands magasins du 20e siècle.

Je reste sage pendant mon séjour ici : sociable quand j’échange des conseils avec d’autres voyageurs dans les volutes de fumée, studieux quand je travaille dans ma chambre. A proximité, je m’offre une sortie scolaire vers les ruines de Tiwanaku, un peuple expert en astronomie et en agronomie qui connut son âge d’or entre le 8e et le 12e siècle. Ce sont les vestiges du centre politique et religieux qui gisent ici et à côté d’une colline, jadis une pyramide, s’étend l’admirable temple de Kalasasaya, vaste plateforme carrée délimitée par des murs de pierres d’une rectitude parfaite. Au centre trônent la magistrale porte du soleil, sculptée de divinités, ainsi qu’un énorme monolithe représentant une personnalité de très haut rang, dont le regard continuer d’hypnotiser.











Et puis je retourne à ma solitude pour une plongée vertigineuse dans la nature, en empruntant l’un des nombreux chemins précolombiens qui subsistent encore. Celui-ci relie les hauteurs froides de l’Altiplano à la chaleur étouffante du bassin amazonien, dévalant le flanc Est du plateau pour un dénivelé négatif démentiel de 3500 m.

C’est donc en haute altitude que débute ma randonnée, à 4800 m, au départ d’un col qui perce d’énormes montagnes gelées et qui s’abîme dans un gouffre monumental. Plus bas, dans un vaste bassin, le froid est moins piquant et la végétation s’épaissit. Sur le chemin inca pavé de grosses pierres, une véritable autoroute pour piétons, je m’enfonce dans les brumes de vallées verdoyantes, croisant une poignée de villages très isolés. Le 2e jour, mes genoux endoloris ne m’empêchent pas de cheminer gaiement sur les flancs d’une nouvelle vallée, à l’échelle démesurée et coiffée de sommets blanchis. Il faut des heures pour contourner des ravines profondes, jusque dans les creux où chantent des cascades enfouies sous une merveilleuse forêt luxuriante. Puis après une autre nuit à la belle étoile, je conclue rapidement ma promenade de 50 km sous une violente averse. La pluie ne m’avait pas manquée, j’atteints el Chaino complètement trempé. Evidement il fait très bon à seulement 1300 m de haut, mais j’espérais une météo plus clémente pour me reposer dans le coin. Je profite donc  d’un camion qui remonte vers la Paz pour filer vers des horizons nettement plus élevés. Quant à l’Amazonie toute proche, qui couvre une large partie du pays, elle m’appelle mais je feins de ne pas l’entendre. Je me la réserve pour plus tard ; je n’en ai pas encore fini avec les Andes.











Ainsi, je retourne à la rigueur de l’Altiplano pour me poser sur les rives du mythique lac Titicaca. Avec ces 8000 km2, cette mer 4 km au-dessus de la mer est si étendue qu’elle en modifie le climat ; d’ailleurs ses rives hospitalières sont habitées depuis la nuit des temps.

Copacabana est déjà ma dernière étape bolivienne. Ce modeste centre de villégiature est peu séduisant mais il vaut surtout par son cadre exceptionnel. Il déploie ses rues poussiéreuses autour d’une crique enroulée de crêtes douces, qui s’évanouissent dans les eaux du lac infini d’un étincelant bleu cobalt. A l’horizon, sur l’autre rive dont on distingue à peine le relief, c’est le Pérou qui m’attend. Mais j’ai besoin de repos et surtout je dois écrire ; l’endroit est idéal pour freiner un temps ma chevauchée. L’écriture, c’est mon baromètre, l’un des très rares repères auquel je puisse m’accrocher pendant que le Monde défile autour de moi. Pourtant l’exercice est toujours aussi laborieux, surtout que je dois m’enfermer des journées entières dans des cybercafés obscurs, pas aidé de surcroit par des maux de ventre aigus. Trop souvent, je me permets des sorties récréatives, pour flâner sur la plage, visiter la cathédrale disproportionnée, ou soigner mes courbatures en escaladant les collines alentour.

Mon estomac va mieux quand je parviens enfin à publier toutes ces pages, alors avant de reprendre la route, je vais voguer jusqu’à l’Ile du Soleil. Genèse de la mythologie inca, ce gros caillou idyllique est la parfaite introduction à cette glorieuse civilisation, que je vais bientôt étudier de près. J’y découvre d’intrigants vestiges avant de parcourir le chemin sacré qui longe la crête, ébloui par le panorama fantastique. Tout autour de l’île, des promontoires rocheux forment de ravissantes petites criques, et au-delà des îlots mystérieux s’éparpillent dans le grand bleu ; en arrière-plan brillent les centaines de sommets blancs de la Cordillère Royale qui gouverne toute la région.












C’est donc en ce lieu magique que je fais mes adieux à la Bolivie. J’ai été enchanté au plus haut point par ce merveilleux pays, d’autant plus que depuis un bon moment j’ai trouvé la bonne carburation. Finalement adapté à l’hiver, j’avance à un rythme soutenu, tout en maîtrise. Je voyage désormais sans plans précis, mais je sais que je suis désormais à moins de 100 jours de boucler la boucle. Ayant atteints une certaine plénitude, je vais faire en sorte de maintenir le cap pour déguster toutes les merveilles qu’il me reste encore à découvrir.


zigzags dans le grand corridor


 
 
Lundi 28 juillet 2014 - 1382e jour




Ma remise en question, imposée par la rigueur de la Patagonie, aura été très bénéfique. J'ai fini par admettre que ce continent était bel est bien gigantesque, et que je n'aurai ni assez de force ni assez d'argent pour en faire le tour complet. L'épilogue de mon épopée se rapproche et je compte bien profiter au maximum des derniers mois.

Alors dans la douleur, je me résigne à effacer de mes plans tous les pays du Nord, ceux baignés par la Mer des Caraïbes. Comme prévu, je vais remonter le long de la Cordillère et sillonner l'Altiplano, mais au bout du Pérou, je prévois maintenant de plonger au coeur de l'Amazonie, vers l'Est, et de conclure par le Brésil. Conséquence importante de ce raccourci considérable, je vais pouvoir ralentir légèrement la cadence, rétrograder en 5e pour ne plus rouler à 200 à l'heure mais plutôt à 150.

Aussi, il faut bien se rendre à l'évidence, ma trésorerie sera insuffisante. Je fini donc par accepter l'idée d'emprunter à quelques âmes charitables de quoi financer cet ultime partie. Moi qui donne des piécettes aux mendiants des 5 continents, c'est à mon tour de quémander ; belle leçon d'humilité.

Grandement soulagé par ces résolutions, j'y vois plus clair désormais. Je retrouve l'enthousiasme indispensable pour continuer ma route, et d'ailleurs celle que je m'apprête à tracer au Chili promet d'être terriblement excitante.




Malgré la présence d'une minorité indigène, les mapuches, l'origine et la culture des 17 millions de chiliens sont très largement européennes. Rien de très exotique donc, ce qui ne m'empêche pas de faire quelques heureuses rencontres.

Depuis la fin de la dictature de Pinochet il y a 24 ans, la démocratie se consolide et l'économie, disons libérale modérée, est florissante. Il subsiste encore de grandes disparités, mais le pays que je traverse se modernise rapidement, tout comme les mentalités.

Avant tout, c'est sa topographie qui s'avère extraordinaire : j'ai face à moi un couloir gigantesque de plus de 4000 km de long pour moins de 200 de large en moyenne. Le Pacifique à l'Ouest et la Cordillère des Andes à l'Est encadrent d'autres lignes, une chaîne côtière et des vallées fertiles. C'est un grand bonheur de m'y engouffrer en tapant les bords, un coup à gauche, à la mer, un coup à droite, à la montagne.

Sur le plan pratique, j’y passe 30 jours éblouissants, en effectuant le plus souvent des trajets raisonnables dans des bus récents. Et pour réduire la facture, encore assez salée, je dors dans les dortoirs d’auberges tantôt douillettes, tantôt rustiques, où je croise des voyageurs du monde entier ; et je continue de faire mes courses dans des supermarchés modernes afin de préparer mes repas. Quant à mes progrès en espagnol, trop lents à mon goût, ils ne sont pas facilités par les chiliens, par ailleurs très aimables, qui parlent à toute vitesse en mangeant certaines lettres.




Au Sud donc, je commence par explorer la Granda Isla de Chiloé, la première et la plus vaste des milliers d’îles qui s’égrènent jusqu’au Cap Horn. J’étais impatient de retrouver le Pacifique, mais à bord du ferry, je me demande si ce n’est pas plutôt la Mer du Nord tant le froid est piquant et le brouillard épais. Puis émergent les collines de Chiloé, où l’on reste à l’écart de la modernisation qui agite le reste du pays. Ici, la pêche demeure l’activité principale et la mythologie est tenace, peuplée de fées dansantes, de vilains gobelins ou de puissants sorciers.

Il paraît qu’il pleut tout le temps par ici, et en effet c’est sous une bonne averse que je découvre le petit port animé d’Ancud, assez quelconque depuis qu’il fut reconstruit voilà 50 ans après un violent séisme. Au bout des quais, les humbles chalutiers en bois semblent flotter dans le néant tant le ciel est bas, si bas qu’il touche la surface de l’eau. Je m’attends presque à voir surgir du brouillard le bateau fantôme en flamme qui emporte les morts.


A Castro, capitale de 40 000 habitants, j’ai droit à quelques éclaircies et je m’efforce de me faufiler entre les gouttes. Plantée en hauteur face à une superbe baie constellée d’îlots, cette cité s’avère très pittoresque. Au bord du rivage s’alignent des dizaines de palafitos, des maisonnettes sur pilotis, et dans les quartiers en paliers, les vieilles bicoques se parent de jolis bardages bariolées. Sur la place centrale, impossible de manquer l’église, couverte de tôles protectrices peintes en jaune vif et mauve. A l’intérieur par contre, je comprends mieux pourquoi elle est classée par l’Unesco, comme un quinzaine d’autres alentour. Bâtie aux 17e siècle, intégralement en bois d’essences nobles locales, c’est un véritable chef d’oeuvre de menuiserie qu’ont réalisé les Huilliches, le peuple natif, sous la direction des jésuites.




Ces illustres églises en bois sont le parfait prétexte pour battre la campagne, dessinée par de verdoyantes collines baignées par l’océan. Par monts et par vaux, je me rends dans donc dans de minuscules villages afin d’admirer leur belles chapelles ; celle de Rilan, posté tout au bout d’une presqu’île, à la coquette façade blanche et toit bleu, ou encore celle de Nercon, fraîchement rénovée, qui arbore avec élégance les teintes naturelles du bois.










Direction la montagne ensuite, et la splendide région des lacs, que je rejoins après une journée entière de route et d’attente. Je m’arrête à Pucon, charmante station agrémentée d’une architecture originale, tout de bois et de pierre, et où le cône parfait du volcan Villarrica se reflète dans les eaux claires de son lac. En été ses rives sont envahies de vacanciers mais en cette saison, je suis bien seul pour flâner sur la plage. Cependant c’est bien ce volcan immaculé et son panache de fumée qui m’attire, et c’est sous un grand ciel bleu que je m’empresse de crapahuter sur ces flancs. Je suis un peu frustré d’y croiser tous ces skieurs, mais je me rattraperai bientôt. En attendant, montersur les pistes damées est facile, mais ça se corse drôlement quand je dépasse le dernier tire-fesse. J’avance alors péniblement avec de la neige jusqu’aux genoux, tandis que la pente s’accentue. Je finis par capituler, ravi malgré tout devant le panorama sublime des vallées boisées surmontées par les hauts sommets des Andes.








La pluie est de retour le jour suivant et ça tombe bien car l’équipe de France joue son quart de finale contre l’Allemagne ; contre le poêle, je regarde les bleus se faire piteusement éliminer. Le lendemain par contre, je saute à la première heure dans un car qui m’emmène vers le parc national de Huerquehue. Il est déjà trop tard quand le chauffeur décide de mettre les chaînes, et comme il s’enlise sur le bas-côté, j’abandonne le véhicule et ses occupants pour finir à pied. Plus haut, je m’engage dans une superbe forêt de conifères, de majestueux hêtres et d’immenses araucarias dont certains, millénaires, dépassent les 40 m. Là encore, j’évolue dans la neige fraîche, les pieds encore trempés, et le sentier est invisible ; pourtant la sensation d’être seul au monde dans ce territoire vierge est un grand bonheur. Alorsque je casse la croûte devant un magnifique tableau en noir et blanc, je suis rejoins par un sympathique couple de français avec qui je poursuis la balade. Nous contemplons quelque cascade cachée et toujours plus haut, enfouie dans une forêt merveilleuse recouverte d’encore plus de neige, nous atteignons une petite vallée encaissée ponctuée de deux lacs à moitié gelés. Enchantés, nous y déambulons un moment, au hasard. Sur le retour, je suis quand même impatient de me caler au coin du feu.













Il fait déjà meilleur 800 km plus au Nord, au centre du pays où j’ai prévu plusieurs étapes.  Dans une banlieue de Santiago, la capitale,  je recherche longuement l’adresse de mon contact parmi de vilaines barres d’immeubles. Dans  une de ces modiques maisons mitoyennes, j’ai la joie de rencontrer trois amis pour le prix d’un. Ces gars-là, qui me reçoivent royalement, se connaissent depuis l’enfance ; aujourd’hui trentenaires, ils ont tous une très bonne situation. Felipe, d’origine palestinienne, m’explique qu’il va bientôt quitter son poste d’ingénieur informatique pour partir plusieurs mois en Europe. Hernan, ingénieur lui aussi, s’est permis d’interrompre sa carrière pour reprendre des études pointues. Et Pablo, qui n’a pas vraiment la tête de l’emploi avec ses cheveux longs, est pourtant dentiste. Ils ont chacun pas mal voyagé et, emballés par mon périple, ils me posent en anglais moult questions très pertinentes devant un bon diner.

Pendant les journées qui suivent, je pars explorer le centre de cette vibrante métropole de 6 millions d’âmes. La vaste place centrale, malheureusement en travaux, est entourée comme il se doit de fiers bâtiments coloniaux, comme la poste ou la cathédrale. De là partent plusieurs allées piétonnes pavées et arborées, où s’alignent d’innombrables boutiques, et encore plus à l’intérieur du dédale des galeries commerciales. En circulant au milieu d'une foule compacte, employés de bureaux, vieillards, cireurs de chaussure, clochards ou amoureux, je passe en revue le Congrès, la Moneda et le palais présidentiel dûment gardé. Plus loin, l’immense Plaza de la Ciudadania est coupée par une large avenue au trafic dense. Elle est encadrée de grands bâtiments néo-classiques et de tours contemporaines, et dans le prolongement se dressent d’énormes montagnes toutes proches. Je traverse la zone universitaire peuplée de centaines d’étudiants en uniforme, les ruelles sinueuses du très bourgeois quartier Paris-Londres et ses hôtels particuliers classieux, d’autres faubourgs plus populaires, ici de style art-déco, ou là avec un air de village, des églises trônant devant de petites places ombragées. Puis je retrouve mon cher Felipe dans les rues de Bellavista, où les terrasses de bars branchés débordent sur les trottoirs. Bien sûr, j’arpente le marché central et sa belle structure métallique, mais devenu très touristique je préfère déjeuner au vrai marché, plus authentique, situé plus loin au milieu des grossistes et des entrepôts. Je visite aussi une poignée de musées captivants, comme je ne manque pas de grimper au sommet du Parque Metropolitano, un îlot de nature au dessus du nuage de pollution. D’ici, on domine toute l’agglomération, bordée à l’Ouest par le mur colossal de la Cordillère.








Cette grande ville s’avère vraiment séduisante, assez jolie, très vivante et bien organisée, mais c’est encore plus plaisant de rentrer chaque soir dans un foyer chaleureux. A la maison, je partage le petit-déjeuner avec Pablo, qui annule ses premières consultations avant de se rendre à son cabinet en vélo. Durant une après-midi de repos, Hernan interrompt ses révisions pour regarder avec moi la demi-finale du Brésil, qui prend chez lui la raclée du siècle. Et puis je conseille minutieusement Felipe, qui prépare son voyage dans l’urgence. Avec mes excellents amis, les soirées se déroulent toujours dans la bonne humeur, que leurs petites amies respectives soient présentent ou pas. De passionnants débats alternent avec des éclats de rires,  autour d’un bon vin ou d’une herbe de première qualité, pour se finir le plus souvent devant la Playstation. J’ai l’impression de les connaître depuis des lustres.




Je quitte maintenant la capitale pour me diriger vers la côte. En arrivant a Valparaiso, premier port et seconde agglomération du pays, je remarque instantanément que cette cité historique possède un charme fou. Ses vieux quartiers ont la particularité de s’étendre sur 44 collines escarpées, qui forment un immense amphithéâtre autour de la large baie. En bas, sur l’étroite bande plate, la ville continue de se moderniser autour des installations impressionnantes de son port, où mouillent d'humbles chalutiers à côté de porte-conteneurs géants. On y trouve aussi le Congrès National, un gros cube de béton, ainsi que la grand place, entourée de plusieurs bâtiments officiels de facture classique, ou encore le marché et ses abords vraiment misérables.

Mais surtout, pendant des heures chaque jour, je me fais les mollets dans ces incroyables montagnes russes. Sur ce plan tout chiffonné, des maisons de toutes les époques sont accrochées aux pentes. Pour la plupart, les murs en terre crue sont habillés de zinc, dont les couleurs pastel se marient joliment avec celles des menuiseries usées : Il y en a de toutes les tailles et dans tout les états, mais elles arborent toutes des teintes joyeuses qui tranchent avec le ciel gris. Chaque virage offre un nouveau point de vue sur cette invraisemblable mosaïque de bric et de broc, toutes ces bosses multicolores qui dégringolent jusqu’au Pacifique. Sans relâche, je circule à mi-hauteur sur des rues tortueuses, ou je plonge dans les creux, forcément plus pauvres, avant de remonter par des escaliers traitres ou l’un des nombreux funiculaires brinquebalants. De ces milliers de drôles de baraques, il n’y en a pas une pareille : des bancales ou des plus mignonnes, des toutes petites comme suspendues dans le vide, ou des immeubles en bois de plusieurs étages qui tiennent on ne sait trop comment. Et comme si il n’y avait pas assez de couleurs, les murs de certains quartiers sont ornés de multiples fresques, un  vrai musée à ciel ouvert.








Soudain, un soir, un gros bruit sourd retentit, faisant vibrer les vitres de toute la ville. Ce n’est qu’un léger tremblement de terre : rien de plus normal et pas de quoi s’inquiéter paraît-il.





A la même latitude, je retourne ensuite vers l’Est et les montagnes. Et comme le chemin des cimes est incertain, je fais halte à Los Andes, la bien nommée. Comme ce gros bourg vieillot reste à l’écart des circuits touristiques, je peine à trouver les informations dont j’ai besoin. La neige bloquant l’accès du col, je dois y séjourner plus longtemps que prévu, en trouvant refuge dans une ancienne maison bourgeoise sentant fort le renfermé, où les meubles et les bibelots sont autant d’antiquités qui n’ont pas bougé depuis des décennies.

Finalement, dans un bus qui gravit une côte vertigineuse, via des dizaines de lacets serrés et un tunnel, j’atteints le hameau de Puente del Inca, juste de l’autre côté de la frontière, en Argentine. Si j’ai lourdement insisté pour venir jusqu’ici, c’est pour deux bonnes raisons. La première, c’est que je tenais à saluer le plus haut sommet du continent, l’Aconcagua. Et après avoir remonté la chaussée, il apparaît enfin, magistral, dans l’enfilade d’une vallée extrêmement profonde, culminant à presque 7000 m. Je m’enfonce dans cet environnement colossal pour aboutir au bout du sentier un peu trop vite à mon goût. Je continue donc droit vers le géant, inaccessible, au milieu d’imposantes montagnes. Sur l’une d’elles, je repère une voie qui m’a l’air jouable, mais après un bel effort, la pente s’accentue et le terrain entre glace et graviers devient périlleux.  Je ne suis plus très loin du sommet mais je renonce pourtant ; à croire que je deviens raisonnable.



Comme à l’aller, j’ai encore toutes les peines du monde à m’extirper de cet endroit : je poireaute d’abord deux longues heures dans un froid glacial avant qu’un véhicule ne veuille bien me ramener vers la frontière. Je perds encore du temps à la douane, qu’on est pas censé franchir à pied,puis je marche encore un bon moment du côté chilien pour enfin découvrir la seconde raison de ma venue, Portillo, station de sport d’hiver mondialement réputée. D’accord, la journée me coûte chère, entre le forfait et la location d’une planche, mais je ne pouvais pas manquer de rider la Cordillère. Et en effet, le site, niché dans une petite vallée agrémentée d’un lac qui reflète les pics acérés, est fabuleux. Première descente, première bosse et première gamelle ; Je n’ai pas pratiqué depuis 5 ans, mais les sensations reviennent vite, et j’enchaine avec bonheur les descentes, non-stop, sur tout le domaine. Et c’est suspendu sur un téléphérique que je rencontre un type charmant qui me propose de me redescendre à Los Andes.




Ainsi, la journée avait mal commencé mais elle se termine délicieusement. Dans la voiture, Marcelo ne met pas longtemps à m’inviter dans sa belle villa. J’y suis accueilli avec tous les égards par sa campagne, Marcela, qui nous sert à boire et nous prépare un vrai festin, avant de m’installer dans une chambre très confortable. Sidéré par tant de gentillesse, je suis ravi qu’ils me proposent de rester un jour de plus parmi eux. Marcela parle parfaitement anglais, mais avec Marcelo, nous jonglons maladroitement d’une langue à l’autre ; qu’importe, nous nous comprenons au-delà des mots. Avec ces deux-là, je découvre l’autre face de Los Andes, celle actuel et volontaire d’un pays qui change. Ils possèdent plusieurs affaires florissantes, centre de yoga et restaurant, et d’ailleurs Marcelo, un doux dingue qui dégage beaucoup d’énergie positive, est fier de me montrer la maison qu’il est en train de transformer en pizzeria ; pour un peu, je resterais ici pour l’aider. C’est très stimulant de voir des gens aussi enthousiastes et motivés, et je passe d’excellents moments en leur compagnie : après avoir longuement bavardé et rit, nous faisons un peu d’exercice en gravissant une colline, nous allons contrôler le chantier de leur future demeure, et plus tard nous dinons dans leur restaurant japonais de savoureux sushis, arrosés de champagne s’il vous plaît.




Et puis je reprends la route du Nord, pendant laquelle je vois le paysage toujours vallonné devenir nettement plus sec. A hauteur du 30e parallèle Sud, je stoppe encore au bord de la mer, à la Serena. A force de s’étendre, cette cité a englobé les communes alentour pour former une agglomération assez importante. Son centre-ville est très mignon, avec son patrimoine colonial bien préservé, propre et très animé à cette heure où les employés et les écoliers sortent déjeuner.  En me dirigeant vers l’océan, je traverse de vastes zones résidentielles luxueuses jusqu’à me heurter aux palissades de chantiers derrière lesquelles on construit de hautes tours.

Le lendemain donc, je saute dans un car qui me dépose loin de cette agitation, dans un petit village de pêcheurs qui fait face à une baie immense. D’ailleurs quelques uns vendent de beaux poissons sur le port, surveillés par une multitude de goélands. Puis j’entreprends de gravir cette grande colline, derrière. J’évolue dans une végétation singulière, très sèche mais pourtant riche de nombreuses espèces de buissons et de gros cactus ; de minuscules oiseaux-mouches viennent butiner leurs fleurs. De là-haut bien sûr, je jouis d'une vue superbe sur le littoral déchiqueté et le grand Pacifique, puis je prolonge ma balade en flânant longuement sur la plage.

A proximité, je m’enfonce ensuite dans la mystique vallée d’Elqui. Les pentes arides contrastent brutalement avec le fond verdoyant, puisque la rivière apprivoisée permet de cultiver des vignes. Plus loin, on louvoie dans des gorges encore plus belles et plus radicales jusqu’à un village fréquenté par quelques  hippies. Mais peu m’importe le reiki ou la méditation, je préfère aller gambader dans la nature. Je remonte donc le cours d’un torrent à sec qui a creusé un petit canyon, puis escalade la roche jusqu’à dominer toute la vallée. Juste derrière, les hautes Andes, monumentales, s’illuminent.

Plus tard, dans le dortoir frigorifique, je fais la connaissance d’un jeune basque qui nous réchauffe à l’aide d’une bouteille de vin. Juan est un garçon enjoué et malin qui voyage en attendant sa rentrée universitaire. Comme il m’amuse beaucoup et que nous allons dans la même direction, nous décidons naturellement de faire équipe ; lui bénéficie de mon expérience tandis que je gagne un parfait interprète et professeur d’espagnol. De retour à la Serena, nous patientons de longues heures dans un café avant d’embarquer dans notre bus de nuit. Je repasse enfin au Nord du tropique du Capricorne pendant mon sommeil, puis nous nous réveillons à Calama, cité minière triste et poussiéreuse, où nous attendons de boucler ce long trajet. C’est là, dans une cantine, que mon ordinateur pourtant posé juste à côté de moi se volatilise. En effet, 15 minutes plus tôt, un type a fait diversion en s’excusant auprès de mon camarade pour l’avoir bousculé ; un coup de maître. La colère s’atténuant, j’en conclue que c’est peut-être un mal pour un bien ; il y avait un moment que je trouvais que je passais trop de temps devant mon écran, comme ça c'est réglé.




C’est donc plus léger que je débarque avec mon acolyte à San Pedro, perchée à 2500 m d’altitude au coeur du fameux désert d’Atacama, le plus aride de la planète. Le soir même, comme pour mieux oublier mes soucis, on nous apprend que se prépare une fête clandestine au beau milieu de nulle part. Après un trajet épique sur une mauvaise piste, à neuf entassés dans une petite citadine, je constate que les locaux ont bien fait les choses : une grosse sono dirigée par un DJ, des jeux de lumières, un bar et surtout des feux dans des bidons, sachant que la température est loin sous le zéro. Malgré ça la centaine de fêtards ripaillent dignement jusque tard dans la nuit, constellée de milliards d’étoiles.

Quant à cette petite bourgade, bâtie sur les rives d'un ruisseau qui engendre un oasis, elle est très pittoresque avec ces vieilles masures en adobe blanchi à la chaux et ces ruelles poussiéreuses, mais elle est quand même extrêmement touristique. Juan et moi nous en échappons en gravissant un escarpement où gisent les ruines d’une forteresse, que le peuple Atacama érigea jadis pour résister aux Incas. De là-haut, le panorama est éblouissant : en contrebas s’étend une zone garnie de crêtes hérissées ainsi que la courbe des végétaux jaunis qui longent la rivière, et au-delà du désert l’horizon est  barré par une succession de volcans, dont le majestueux Licancabur qui culmine à 6000 m.


Après cet échauffement, j’emmène mon jeune ami, qui est aussi un grand sportif, pour une longue marche vers la Valle de la Luna. De bon matin, nous commençons par nous engager dans un drôle de canyon aux étonnantes formations rocheuses, avant de grimper dans un décor très accidenté de pics et de ravins, l’érosion étant grandement facilitée par la roche très friable. Nous n’atteindrons pas l’objectif par ici, alors nous franchissons une dune de sable pour basculer dans un bassin plat très étendu. Nous l’arpentons longuement, sous un soleil de plomb, tandis qu’une croûte de sel craque sous nos pas, tout en longeant ce petit massif torturé que j’espère pouvoir franchir. J’avais dit plus tôt qu’on ne pouvait pas se perdre dans un désert, mais ces lignes de crêtes arrondies sont un sacré labyrinthe. Plus tard, nous surplombons l’immense vallée du haut d’une falaise à pic ; impossible de descendre par là, nous rebroussons chemin. Des heures plus tard, alors que nous avons décidé de rentrer, j’insiste pour faire une dernière tentative vers cette possible ouverture. Elle se réduit jusqu’à devenir une gorge étroite et profonde, ornée de cailloux biscornus et tapissé de cristaux de sel en forme de coraux. C’est hallucinant et Juan est ravi lorsqu’il faut se faufiler dans un tunnel étriqué. Enfin, après des dizaines de kilomètres, nous débouchons enfin dans la Valle de la Luna, qui semble presque fade après tout ces lieux extraordinaires. Les bus et leurs touristes peuvent bien parader devant nous, nous préférons marcher jusqu’à la fin du jour, en visant le Licancabur. De l’autre côté nous attendent l’Altiplano et la Bolivie, la suite du voyage.