Les couleurs de l'Ile Rouge















NB : Les photos ne sont pas les miennes.


Quand je débarque à Madagascar, j'atteins déjà le trentième pays de mon formidable périple. Voilà cinq longs mois que je trace une ligne brisée sur la carte de l'Afrique de l'Est, à travers ses massifs, autour de ses lacs ou sur l'océan. Cette fois, la Réunion, mon prochain objectif, où je compte reprendre mon souffle, n'est plus très loin. Je choisi donc de parcourir tranquillement la moitié Nord de la Grande Ile, en restant le plus souvent seul, et jamais trop loin des sentiers battus ; un peu comme en vacances, si j'ose dire. Sur certains aspects, elle n'est déjà plus vraiment africaine ; sur d'autres, elle l'est encore terriblement.





D'ailleurs, les paysages de Madagascar sont un condensé de ceux du continent, tout en offrant un caractère des plus singuliers. S'étirant sur plus de mille cinq cents kilomètres entre l'équateur et le tropique du Capricorne, elle est coupée du Nord au Sud par une large chaîne montagneuse. Ces massifs, culminant à moins de trois mille mètres, dessinent les hauts plateaux qui occupent la majeure partie du territoire. Ces dimensions et ces reliefs entraînent une grande variété de climats soumis à l'influence de la mousson : équatorial à l'extrême Nord ou quasi désertique à la pointe Sud. Du fait de ces conditions, mais aussi de l'isolement de la Grande Ile au cours des temps géologiques, la vie s'est développée ici de manière unique. Dans une extraordinaire mosaïque de milieux naturels, et malgré une régression rapide, la flore et la faune affichent un taux d'endémisme supérieur à quatre vingt pour cent.

Curieusement, on sait que les premiers ancêtres du peuple malgache sont originaires de l'archipel indonésien, arrivés de si loin en canoës à balancier il y a plus de deux millénaires. Certains s'installent au bord de la mer et vivent de la pêche, d'autres pratiquent l'agriculture dans les terres. Mille ans plus tard, de longues vagues d'immigrés, du Moyen-Orient, d'Afrique, d'Asie puis d'Europe provoquent un important brassage ethnique. Outre l'assimilation de différentes origines culturelles, cela implique des caractéristiques physiques particulièrement métissées, puisque les malgaches peuvent avoir les yeux plus ou moins bridés ; les cheveux frisés ou raides ; la peau claire, sombre ou cuivrée. Entre le 17e et le 18e siècle, les ethnies s'affirment et des royaumes émergents s'affrontent. Au début du 19e siècle, les Merinas, du centre du pays, assoient leur hégémonie et soumettent l'ensemble du pays à l'autorité d'Antananarivo. En 1885, la France s'attribue Madagascar lors de la conférence de Berlin. Après de brèves négociations, elle conquiert le Royaume presque sans combattre ; au premier coup de canon, la reine Ranavalona III fait hisser le drapeau blanc sur son palais. Le gouverneur, le général Gallieni, combat la rébellion et colonise, instaurant une administration, un système éducatif, et la planification de l'économie. Les affaires deviennent vite florissantes, mais la résistance ne faiblit pas, elle s'intensifie même jusqu'à l'insurrection de 1947, réprimée dans le sang. En un demi-siècle, les militaires français ont tué au moins cent mille malgaches, probablement beaucoup plus. Depuis l'indépendance, l'apprentissage de la république est douloureux. Les présidents se succèdent : le premier protège les intérêts des français, l'un de ses successeurs est assassiné après une semaine en poste, un autre encore impose un régime socialiste. Pendant des décennies, le patrimoine colonial se dégrade, tant au niveau des infrastructures que du tissu économique. Dans les années 90, l'instabilité politique et la corruption ne permettent pas au libéralisme nouvellement prôné de tenir ses promesses de croissance à long terme. Le peuple se lasse de voir la classe dirigeante s'enrichir encore alors que le niveau de vie ne cesse de se dégrader. En 2009, à la suite de violentes émeutes, le maire de la capitale, un ancien DJ de trente-six ans, contraint le président cupide à la démission grâce au soutien de l'armée. Il s'empare du pouvoir pour une période transitoire à l'issue encore aujourd'hui incertaine. On attend encore les élections prévues en 2010 ; plusieurs groupes d'influence s'opposent, la situation s'enlise.

Pendant ce temps, l'immense majorité des malgaches continue de s'enfoncer dans la misère. Beaucoup vivent encore de pêche ou d'agriculture vivrière, sans eau ni électricité, dans de petits bungalows végétaux ou de modestes maisons de terre. Et alors que la richesse du sous-sol est exploitée par des sociétés étrangères, l'économie parallèle fait vivre un bon tiers de la population. Largement ruraux et sous-éduqués en général, les gens perpétuent des traditions séculaires, tandis que les religions exercent une forte influence. La moitié de la population est chrétienne, catholique ou protestante, mais la religion traditionnelle, basée sur les liens avec les morts, est encore très répandue. Localement, des minorités de musulmans et d'hindous sont également présentes. Mais c'est surtout socialement que les problèmes sont les plus graves : la présence de l'Etat, et donc son autorité, déclinent, les grèves et les manifestations se multiplient, les équipements se détériorent, et l'appauvrissement général empire.

Je n'ai finalement que des contacts superficiels avec les malgaches, qui montrent souvent de la retenue ; à cause d'un certain complexe vis-à-vis des blancs et de la dureté de leur vie, me semble-t-il. Mais cela ne les empêche pourtant pas de faire preuve d'une grande gentillesse et d'une belle joie de vivre.


 





Je débute mes explorations par Antsiranana, également nommée Diego Suarez, grande ville à l'extrême Nord de Madagascar, baignée par l'une des plus grandes baies du monde. Mon premier contact, un chauffeur de taxi débonnaire pilotant une rutilante 4L jaune poussin, me met instantanément à l'aise. Pour quelques jours, le temps de m'acclimater et de travailler mes leçons, je prends mes quartiers à deux pas de l'ancien centre colonial, aux allures de ville fantôme. Du fait du manque d'entretien et de violents cyclones, les vieilles bâtisses à colonnade sont dans un état de délabrement avancé. Au bout d'un grand boulevard, seuls subsistent de l'hôtel de la Marine, autrefois luxueux, les murs de pierres moisis et les hautes voûtes. Plus loin, une place ronde surplombe le port et la baie gigantesque, fermée par de lointains escarpements. Les locaux et les rares touristes viennent y prendre l'air alors que le ciel se colore de pourpre et d'indigo. Pour quelqu'un venant des Comores musulmanes, impossible de ne pas remarquer la légèreté de la tenue des filles. Visiblement, la notion de décence est ici bien différente. Moins réjouissant, plusieurs hommes blancs d'âge mûr déambulent de bars en restaurants, une jeunette sexy accrochée au bras. Je préfère dîner sur le trottoir, installé contre une gargote bancale. Sous une faible lumière jaunâtre, la cuisinière fait frire toutes sortes de savoureux beignets garnis de viande ou de légumes. J'en dévore une dizaine pour moins d'un euro.
Outre une intéressante balade historique, je ne manque pas de parcourir le centre actuel, où  je reconnais une ambiance très africaine. Au milieu d'un joyeux vacarme et dans un alignement de bâtiments gris, les rues sont encombrées de vieux tacots et de charrettes surchargées. Les trottoirs sous arcades sont tout autant bondés : j'y croise des hommes en plein effort, des femmes en boubous vifs portant leur courses sur la tête, et quelques enfants pouilleux réclamant la pièce. Plus loin, le marché exhibe un invraisemblable bric-à-brac, puis, dans un pauvre quartier résidentiel, les habitations ne sont que de simples cabanes.
Etant donné la chaleur, je choisi de me rafraîchir une journée à la plage, à une vingtaine de kilomètres. Il y un moment que je n'ai pas voyagé en taxi-brousse ; je suis servi. J'attends d'abord une heure que l'antiquité, une Peugeot 403 bâchée, se remplisse de ses vingt-cinq passagers, entassés à l'arrière sur des banquettes en bois. Le véhicule se traîne une heure de plus sur une route cabossée pour se rendre à Ramena, un ravissant village de pêcheurs aux huttes de feuilles tressées. Dans l'eau aigue-marine, je nage entre les pirogues, je goûte un mérou très frais, puis je flâne longuement sur le sable ivoire en me préparant à aller étudier de plus près les extravagances de la nature.



Encore à bord d'une 403, mais à l'avant cette fois, je grimpe jusqu'à la très humide montagne d'Ambre, le château d'eau de la région. C'est d'ailleurs sous une pluie battante que j'arrive à Joffreville, humble bourgade dissimulée au cœur de la forêt, où je suis accueilli par deux femmes âgées dans une vaste maison bourgeoise. En écoutant les précisions d'un guide boiteux, j'explore la jungle foisonnante du parc national. En cette fin de saison des pluies, la végétation délirante étale toute la gamme des verts. Dans le sous-bois inextricable, nous suivons d'étroits sentiers ; régulièrement, une puissante cascade jaillit d'une paroi émeraude. je m'extasie devant moult arbres déconcertants qui dépassent souvent trente mètres, comme les palissandres, les canariums, ou encore celui-ci, dont les branches sont disposées en étoile à la cime d'un tronc rectiligne. A travers les lianes et la mousse, on peut déceler quelques gracieuses orchidées ; d'amples fougères épiphytes poussent même sur les branches, les racines à l'air. Mon accompagnateur à la vue perçante me montre un gecko, si bien camouflé qu'on ne distingue qu'un œil cligner sur une écorce, ou de mystérieux lémuriens qui grignotent sur de hautes branches, en nous épiant avec curiosité de leurs grands yeux globuleux. Heureux hasard, nous observons des spécimens de trois espèces distinctes, parfois à seulement quelques mètres. Il me pose aussi dans la main le plus petit caméléon du monde, moins de deux centimètres. J'ai déjà vu des fourmis plus grosses.
Non loin de là, en continuant sur la route du Sud, je m'arrête voir les tsingy rouges. Le site, niché au fond d'un petit canyon, au bout d'une très mauvaise piste, ne présente pas un grand intérêt géologique. L'érosion, par ailleurs un grave problème national, a simplement provoqué un glissement de terrain. Désormais, sous une épaisse couche de latérite d'un ocre rouge, très friable, se dressent une multitude de petits pics délicats, d'une roche aux teintes jaunes ou roses pastels. Assis sur un caillou, je rêve éveillé dans ces lieux tout droit sortis d'un conte fantastique. Arrivé en stop dans le 4x4 de trois compatriotes en villégiature, je repars dans celui de deux tourtereaux parisiens, qui se dirigent vers le parc de l'Ankarana. Ce n'est pas à mon programme, mais c'est sur ma route : fidèle à mes principes, je saisis l'opportunité.
Après une bonne nuit dans des bungalows rudimentaires, nous partons ensemble à la découverte de cette envoûtante forêt sèche saisonnière, à la flore très différente de la précédente. On y trouve par exemple l'adénia, une liane surprenante qui résiste à la sécheresse grâce à son pied gonflé d'eau, ou le taimpapango, arbre endémique à l'écorce blanche, ou encore le majestueux baobab adansonia, l'une des six espèces propres à Madagascar, contre une seule sur l'ensemble du continent africain. Et la faune n'est pas en reste ; nous observons d'autres lémuriens au regard perplexe, de gros caméléons à la robe indécise, de longues couleuvres noires inquiétantes mais non venimeuses, et des oiseaux bariolés qui piaillent tout autour de nous. Après quelques heures, nous débouchons sur un massif calcaire spectaculaire. Sur des kilomètres, l'action de pluies acides cisèlent de profonds gouffres très étroits dans les strates de roche anthracite. Les arêtes sinueuses, très rapprochées, sont particulièrement dures et tranchantes. Et sous nos pieds, des rivières souterraines creusent d'immenses galeries, qui servirent jadis de refuge au peuple Antakarana persécuté. Les lieux sont sacrés depuis qu'ils sont devenus leurs tombeaux.




J'interromps ensuite ma route à Nosy Be, petite île du Nord-Ouest du pays. Son surnom, la perle de Madagascar, n'est pas usurpée, et les visiteurs du monde entier le savent bien. On est encore loin du tourisme de masse, mais l'industrie du loisirs y est en plein essor. Entouré d'une équipe de joyeux drilles, je suis vite séduit par ses nuits survoltées, si bien que les réjouissances se prolongent pendant une semaine. Je me tient d'abord à l'écart de l'agitation près d'une crique paradisiaque, avant de rencontrer Paul, un franco-malgache d'origine indienne. Une gueule comme on dit, mais aussi un personnage, ayant eu une vie mouvementée. Comme nous sympathisons, il m'offre d'occuper son bungalow douillet, car lui-même loge dans la maison voisine avec ses amis français en vacances. Autour d'un verre, je fais donc la connaissance de Cathy, orthophoniste installée à la Réunion et mère de deux enfants, et de son frère Alex, pharmacien sans activité pour l'instant, célibataire et qui en profite. Le soir-même, dans la superbe 4L décapotable vert fluo de Paul, nous allons nous amuser à Ambatoloaka, le village balnéaire où se concentrent les bars, les restaurants et les boîtes de nuit dans le plus pur style tropical. En saison creuse, Il y a peu d'étrangers, mais beaucoup de très jolies filles aguichantes. Evidemment la majorité sont là pour vendre leurs charmes, mais l'ambiance reste bon enfant. Nous enchaînons les bars et les verres défilent dans la bonne humeur. Comme Paul est une figure locale et qu'Alex est ici depuis un mois déjà, ils connaissent tout le monde ; la troupe s'est donc considérablement élargie lorsque nous finissons en discothèque. La nuit s'éternise, la température devient carrément torride. Et les soirées du même acabit se succèdent ainsi ; les matins n'existent pas, et nous passons les après-midis à lézarder sous les cocotiers ou les cheveux aux vents dans le drôle de cabriolé.

Alex, qui comprend que mon budget soit limité, fait preuve de générosité en m'invitant régulièrement. Il assume sans complexe les raisons de sa présence ici ; il a d'ailleurs deux copines. L'une, rémunérée, lui court sans cesse après, la seconde continue de le voir sans rien lui demander, probablement en espérant plus. Ces dames, qui gagnent aisément dix fois le salaire moyen et qui passe le plus clair de leur temps à faire la java, ne semblent vraiment pas malheureuses. Cathy est, comme moi, un peu là par hasard, ce qui ne l'empêche pas de suivre le rythme endiablé avec enthousiasme. Quant à Paul, un peu plus âgé, c'est un homme charmant et cultivé, mais il a un sale caractère. Une nuit, pour se rendre d'un bar à une boîte, il me prie de monter dans la voiture : elle est déjà rempli d'une bonne dizaine de personnes, je préfère aller à pied. Je les retrouve trois-cent mètres plus loin, arrêtés par un escadron de gendarmes. Ils sont d'ordinaire plutôt conciliants, mais Paul est en plein esclandre. J'ai beau tenter d'arrondir les angles, mon camarade en rajoute en hurlant au scandale. il finit par être embarqué au poste, et Alex, qui conduisait la voiture mais qui n'a pas dit un mot, aussi. Sur place, malgré nos négociations, à Cathy et à moi, le chef reste inflexible. Alex, libéré seulement le lendemain, m'avoue avoir passé la pire nuit de sa vie ; tandis que Paul, récidiviste, reste en cellule pour une durée indéterminée.
Le soir-même, afin de nous remonter le moral, nous retournons guincher. Alex, toujours bien entouré, me dégote la copine d'une de ses petites amies. Cette fille est très séduisante, mais son petit jeu finit par m'agacer. Je m'en détourne et préfère ricaner avec Cathy, en nous moquant des jeunes blancs-becs qui ne savent plus où donner de la tête, ou encore de ces garçons malgaches, fiers comme des coqs, qui s'affrontent à coup de grandes claques. Le dernier jour, je n'oublie pas d'aller saluer Paul à la prison, où je dois soudoyer le gardien pour le voir. Plus tard, Alex est empêtré dans ses histoires libertines, je passe donc la soirée seul avec sa seconde en colère et son amie, celle que j'ai poliment éconduit la veille. Aujourd'hui, mes cavalières n'ont pas le cœur à travailler, et moi, sur le départ, je n'ai aucune arrière-pensées ; nous nous amusons follement. Dans les bars, elles me payent à boire et n'hésitent pas à se déhancher lascivement debout sur les tables. Au milieu de la nuit, ivre sur la piste, barbu, en débardeur et sandales, je danse avec elles, passant allègrement de l'une à l'autre, tandis qu'elles affichent leur dextérité en se trémoussant avec leur verre plein sur la tête. Autour, les touristes sur leur trente-et-un sont dubitatifs.






Durant les trois jours suivants, je roule sur une nationale en excellent état vers la capitale, quelques neuf cent kilomètres plus au Sud. Comprimé entre les autochtones dans des véhicules bringuebalants, souvent des minibus japonais, je contemple le décor qui défilent pendant des heures. Au pied d'innombrables collines verdoyantes, les rizières vert pomme s'étendent à perte de vue et les troupeaux de zébus, la vache locale, paissent dans les prairies. Le relief s'accentue alors, la végétation s'adapte ; de chétifs conifères aux touffes d'épines remplacent les bananiers. Dans les villages, les maisons aussi changent, désormais enduites de terre craquelée couleur abricot et à l'épais toit de chaume. Nous sillonnons ensuite les paysages grandioses des Hautes Terres, contournant d'immenses vallées de grandes herbes parmi un océan de montagnes brunes, parfois entaillées de profondes balafres rouge sang. Dans les creux, les paysans du coin aménagent des jardins potagers en paliers. Aussi, je ne fais qu'entrevoir des villes anonymes, souvent plongées dans l'obscurité mais pourtant animées. Je dors dans des chambres médiocres, je me nourris de brochettes de zébu ou d'assiettes de nouilles chinoises. Et bien sûr, j'attends patiemment, longuement, dans des gares routières crasseuses, au milieu des baraques à frites et des vieilles camionnettes. Le dernier chauffeur est assurément le plus rapide qu'il m'ait été donné de voir : il pilote un van Mercedes moderne, un express comme dit le coaxer, et attaque les pentes et les courbes à toute allure, faisant ronfler le moteur, dépassant les traînards sans même ralentir.






Antananarivo, tentaculaire, s'étale sur un vaste plateau gorgé d'eau, cerné de chaînes de montagnes et de rizières. Habitée par près de deux millions d'individus, elle subit les affres de ces métropoles qui grandissent trop vite : une forte pollution, des embouteillages monstres et une misère omniprésente. Je pose mon sac dans un hôtel vieillot du quartier Ambatomitsangana, très populaire, très gris, au fort parfum d'Afrique. L'urbanisation de la ville basse est chaotique : sur une large avenue saturée, des bâtiments laids se dressent, récents mais déjà vétustes ; les trottoirs esquintés sont envahis d'une foule compacte, marchands ambulants, mendiants en guenille ou passants habillés à l'occidentale. Un marché de fortune, de piteuses cabanes en bois, s'est établi sur les rives d'un bassin d'un noir opaque. Pourtant, en montant vers le centre-ville, je suis agréablement surpris de voir que l'architecture traditionnelle perdure. Le long des rues, des maisons mitoyennes à arcades, un ou deux étages, en briques orangé, sont agrémentées de balcons rustiques en bois et de véritables tuiles en demi lune. La ville haute, au caractère plutôt européen, possède un charme certain, un peu suranné. Au sommet d'une colline, je suis impressionné par un large escalier en pierre interminable, qui dévale la pente avant de remonter en face. Sur les marches, des échoppes minuscules et des vendeurs à la sauvette pullulent. En bas, je croise un grand boulevard et une immense place. Posé sur une terrasse, j'analyse le ballet du grand marché, composé de dizaines de boutiques jaune et rouge au toit pointu, avant de me faufiler dans ses allées étriqués et grouillantes, à peine éclairées par un mince filet de lumière. Les étals des maraîchers, puisque tous les légumes poussent sur les hauts plateaux, et ceux des charcutiers, héritage de la culture française, sont particulièrement bien achalandés. C'est en escaladant un autre escalier, plus étroit et bien raide, que j'accède aux ruelles pavées de Faravohitra, plus haute colline et cœur historique de Tana. D'élégantes 
demeures d'inspiration anglaise jouxtent d'imposants édifices ouvragés, toujours bâtis de ces briques rouges du plus bel effet. Au sommet, l'atypique Rova, le Palais de la Reine, monumentale forme cubique en pierres ivoire, surveille toute l'agglomération de ses quatre tours carrées. Alors que je souffle sur l'îlot du lac Anosy, au beau milieu du quartier d'affaires, le jour baisse, les ombres s'allongent et le coteau que je viens d'arpenter, intégralement recouvert des constructions empilées les unes contre les autres, s'embrase dans un fabuleux dégradé d'or.
Certes, Tana est séduisante, mais la tension qui y règne est palpable. Devant les gros titres affichés sur les kiosques, les badauds débattent gravement. Les grèves se multiplient, des manifestations bruyantes envahissent régulièrement la chaussée. Et une après-midi, une déflagration interrompt le bourdonnement de la rue : une faible bombe artisanale vient de briser la vitrine d'un grand magasin à deux rues de là. Au propre comme au figuré, la situation est explosive. Je ne m'attarde pas.





En taxi-brousse, j'emprunte cette fois la route de l'Est : de l'autre côté des montagnes, où les pluies sont très abondantes, la nature redevient plus intense. Par la fenêtre, je comprends mieux pourquoi l'arbre du voyageur, ce palmier en forme d'éventail, est l'emblème de la nation. Partout, ces bouquets d'amples feuilles déchirées par les vents ondulent à flanc de collines. Toamasina, ou Tamatave, premier port du pays, s'étend face à l'océan. D'ici partent en cargos les épices, le café ou la vanille, vers l'Europe, les Etats-Unis ou le Japon. Grande cité cosmopolite, elle est peuplée de commerçants de toutes les régions de Madagascar, mais aussi de chinois, d'indiens et d'arabes. Passé le tumulte des banlieues surpeuplées, je m'arrête dans le centre-ville curieusement paisible ; les voitures y sont rares car tout le monde se déplace en pousse-pousse, donnant à l'atmosphère une touche asiatique.













Ma course se termine ici, mais le bateau pour la Réunion ne lève l'ancre que dans dix jours. Isolé dans une chambre convenable, avec surtout un balcon donnant sur une rue tranquille, j'en profite pour me reposer, pour compléter mes écrits et m'imposer quelque examen concluant mes études du continent africain. Et comme le soleil se couche dès 17h30, les soirées sont longues et studieuses. Pour autant, mes petites balades digestives, qu'il pleuve ou non, m'occupent facilement plusieurs heures par jour. Régulièrement, le matin, je quitte ma rue et ses immeubles délavés, passe dans les allées du marché couvert qui a perdu son toit, avant de m’asseoir dans l'agréable jardin d'une vieille demeure coloniale presque en ruine mais néanmoins habitée. J'y prends mon café en compagnie de jovials chauffeurs de pousse-pousse, qui me racontent les derniers potins. Souvent, en fin de journée, je remonte cette très large avenue qui mène jusqu'à la plage, ombragée par de grands palétuviers et de majestueux cocotiers ; même le sable est tapi de plantes aquatiques. A gauche, les enfants rient sur des manèges habilement bricolés ; à droite, des dizaines de tables et de parasols invitent les citadins à faire une pause ; en face, de l'autre côté de la baie, le port et ses énormes quais de béton et de fer barrent l'horizon. J'explore aussi le vieux centre et ses allées boueuses ; des maisons coloniales défraîchies se cahent derrière des flamboyants écarlates et des jacarandas mauves. C'est par ici, au détour d'une ruelle, que j'aime venir flâner autour des joueurs de pétanque, sur la merveilleuse place Bien-Aimée. Très vaste, elle est abritée par une vingtaine de ficus religiosa gigantesques de plusieurs siècles. Des branches tombent une kyrielle de lianes entremêlées qui deviennent racines, sous lesquelles les énormes troncs disparaissent. L'endroit, magique, est propice à la contemplation.




Ainsi, j'ai la chance d'avoir pu découvrir, en partie, un pays enchanteur révélant une incroyable mosaïque de contrées aux couleurs chatoyantes, ainsi qu'un peuple particulièrement attachant. La joie de vivre et la chaleur des malgaches, malgré la précarité, est une précieuse leçon de vie. Et puis cette pause imprévue, en fin de parcours, me fût profitable : elle me permet de voguer à nouveau sur l'océan Indien en pleine forme, et empli d'une profonde sérénité.