vendredi 3 mai 2013 - 931e jour


Quand j’ouvre les yeux, vautré sur la banquette d’un fast-food où je me suis faufilé dans la nuit, il y a déjà une dizaine de gens qui mange autour de moi. Comme à Darwin, le centre-ville est bien trop loin pour que je m’y rende à pied, et le train coûte quand même 15 dollars. Dommage, je ne verrai pas Sydney. Je me contente d’une balade dans les rues impeccables de cette lointaine banlieue, que je conclue en montant au dernier étage d’un parking, juste pour apercevoir l’impressionnante ligne des gratte-ciels. C’est frustrant d’être dans ce si grand pays et de n’en voir que deux aéroports ; je reviendrai, peut-être. Aujourd’hui, je ne me fais pas prier pour me pointer 1 h en avance en salle d’embarquement. Et vers midi, à 1000 km/h cap Nord-Est, je survole le bush australien, puis une infime partie du Pacifique, le plus vaste océan du Globe. Et comme hier, je franchis le tropique du Capricorne, dans l’autre sens cette fois, avant de voir apparaitre la Nouvelle-Calédonie, un caillou long de 400 km perdu dans l’océan. A terre, le chauffeur du bus qui descend vers Nouméa est le premier kanak que je rencontre. Il m’offre la course et m’arrête en pleine campagne, devant la pancarte du camping que j’ai repéré. Le tarif est exorbitant pour mes maigres finances, alors le patron me conduit à un joli parc bordé par une rivière. Le soleil se couche, je suis bel et bien arrivé. Mais avant de planter ma tente, je me dirige vers un camion-snack, et derrière ses fourneaux, le cuistot me demande d’où je viens avec son bel accent marseillais. Ayant lui-même rêvé de voyager comme je le fais, ce garçon de 30 ans est très sensible à mon parcours. Par téléphone, il me dégotte un camping plus abordable avant de me payer un énorme sandwich. Ce type attachant me prend en charge, et comme toujours attentif aux rencontres, je me laisse porter par les événements. Je passe la soirée là, au bord de la route, avec lui, sa jolie serveuse et un troisième larron, à déguster l’herbe locale, et à raconter quelques anecdotes. Plus tard, on me dépose au camping, d’ordinaire très paisible ; sauf que ce soir, un bal s’y déroule. Je plante donc ma tente miniature dans l’obscurité, en observant d’un oeil amusé ces caldoches, qui dansent en tapant des pieds au son d’une musique de western. Bercé par le violon, tout en sachant que ma grasse matinée va durer une semaine, je m’endors en paix.



jeudi 2 mai 2013 - 930e jour



Dans mon divan, je suis réveillé par le chahut des passagers qui tirent leurs chariots et leurs valises. J’ouvre donc les yeux devant un défilé de gens pressés, des blancs, grands, costauds ou obèses, et après un brin de toilette, je sors prendre le soleil. Derrière le parking, je parcours un joli jardin aménagé puis je traverse une grande route avant de me retrouver, presque machinalement, au beau milieu d’une belle forêt semi-sèche. J’examine un moment des espèces végétales inconnues, avant de retourner sagement attendre mon vol pour Brisbane, en gardant un oeil attentif au tableau des départs. Lorsque l’embarquement est annoncé, je sors tranquillement fumer une dernière cigarette avant de me diriger vers le guichet. Et là, le jeune homme en cravate m’annonce avec détachement qu’il est trop tard, l’avion décolle. Je poirote bêtement depuis 24 h dans ce fichu aéroport, les yeux rivés sur l’horloge depuis 2h, et j’ai trouvé le moyen de confondre check-in et embarquement. Plusieurs fois, j’ai dit que j’allais finir par rater un avion : je viens donc d’en raté deux en deux jours. Mais pas de panique : au comptoir de la compagnie, la dame m’arrange un billet direct pour Sydney pour 60 euros ; vu l’erreur grossière, je m’en tire bien, mais il est vraiment temps que j’arrête de courir. Je connais ce mal : pendant des mois, je m’impose une forte pression, que je trimbale d’abord avec aisance, puis qui s’alourdit au fur et à mesure que la route s’allonge, jusqu’à peser franchement sur mes frêles épaules. Depuis les plages de Goa, au Sud de l’Inde, jusqu’à la chaîne himalayenne, Nord Tibet, en passant par le Rajasthan ou Bénarès ; depuis la baie de Ha Long et les montagnes du Nord Viêt Nam jusqu’à Angkor, au fil du Mékong et du lac Tonlé Sap ; de Bangkok à Singapour en descendant la péninsule Malaise, dont l’île de Ko Tao ou Malacca, et en suivant encore l’interminable chapelet des îles indonésiennes, Java, Bali ou Florès ; j’ai vu tant d’endroits merveilleux, j’ai rencontré tant de gens adorables, j’ai tellement appris, à tous les niveaux, que j’en ai la tête qui tourne. Alors après 7 mois et demi d’aventures inouïes, 33 semaines ininterrompues, je supporte aisément de passer ma dernière nuit de nomade sur une pauvre chaise du gigantesque aéroport de Sydney, inhospitalier et froid. Une page de mon épopée se tourne, la traversée de toute l’Asie méridionale via 11 pays fascinants ; et le chapitre qui débute demain en Nouvelle-Calédonie, sur mon 4e continent, est un tournant. En 930 jours, j’ai accompli plus ou moins les trois-quarts du voyage, et je compte bien sillonner bientôt toute l’Amérique du Sud avant de boucler la Boucle. Mais désormais la tête en bas par rapport à mon point de départ, je me retrouve sans le sou. De plus, même si je sais que des proches essayent de me dégoter une solution, je n’ai pour l’instant aucun point de chute. Pourtant, cette situation délicate n’est pas un problème, juste un autre défi excitant ; je sais qu’avec de la bonne volonté, de l’énergie et du bon sens, je parviendrai à le relever. Dans un premier temps, je vais m’offrir une semaine de repos complet, surement en camping, sans sac à porter ni bus à prendre, et me laisser porter par le vent ; d’autres appellent ça la destinée ou la volonté de Dieu. A mon étoile ou inch’Allah, tout ira bien.

mercredi 1er mai 2013 - 929e jour


Le soleil se lève à peine quand je file tranquillement en taxi vers l’aéroport. A l’embarquement, l’agent qui vise mes papiers semble hésiter, avant d’affirmer que le visa australien m’est nécessaire. Je lui demande de vérifier : je n’entre pas vraiment sur le territoire, je ne fais qu’y passer en transit, et ce n’est pas la première fois que ça m’arrive. Il disparaît un instant, et lorsqu’il revient, il m’annonce que je ne peux pas partir, puisque après Darwin et avant Sydney, j’ai une étape à Brisbane dont le terminal ne dessert pas l’international. Pendant une seconde, je vois le prix du billet, plus de 800 euros, s’envoler en fumée, mais je me reprends vite : mon vol part dans 1 h, je dois trouver une solution. En taxi, je fonce à l’ambassade australienne mais ce jour est férié parait-il, et les portes sont closes. De retour à l’aéroport au moment où l’avion part sans moi, je me lamente dans le bureau de la compagnie. L’espoir revient quand un employé compréhensif m’explique qu’il m’est possible d’acheter le précieux sésame sur internet et d’embarquer sur le vol suivant. Pendant les deux heures qui suivent, en observant les gens courir dans tous les sens à cause de moi, je ne fais pas le malin. Je reste sceptique jusqu’à ce que je sois réellement assis à bord, et finalement, je quitte bel et bien le plancher des vaches. Ma bonne étoile continue de combler mes défaillances, mais j’ai eu chaud ; à propos des moyens de transport terrestres, je suis un expert mondial, mais en ce qui concerne les airs, j’ai encore des progrès à faire. J’ai à peine le temps de m’en remettre que j’atterris déjà à Darwin, sur la côte Nord australienne, en début d’après-midi. Ma correspondance n’est que dans 24h, mais je renonce à visiter la ville : elle est trop loin pour que je m’y rende à pied, et le tarif des bus est exorbitant. Le terminal est réduit mais néanmoins confortable, avec son fast-food, sa moquette et ses divans : amplement suffisant pour y passer la nuit. S’il y a bien une qualité que j’ai acquise durant les trois dernières années, c’est la patience. Calmé par ma mésaventure, je reste sagement là toute l’après-midi, en faisant les cent pas sur le parking pour tuer le temps. Dans la soirée, je suis heureux de pouvoir bavarder avec un vieil aborigène : j’aurais préféré le rencontrer dans le bush, mais c’est déjà ça. Puis j’avale un maigre repas pour 10 dollars canadiens, et je finis par m’endormir, plié en quatre, sur l’une de ces petites banquettes.

mardi 30 avril 2013 - 928e jour


Avec cette longue nuit de récupération, je ne suis pas en avance sur la place du village. Les véhicules pour Dili déjà partis, je sirote un café dans une gargote, face au marché, en surveillant les allées et venues. Vers 10 h, j’arrête le premier camion de passage et je saute dans la remorque garnie de gens, de sacs de riz, de poules et de cochons. Pendant les trois heures de descente, le chauffeur ne ménage ni son véhicule, ni ses passagers : si on ne veut pas être purement éjecté, mieux vaut solidement s’accrocher. De retour dans la capitale en début d’après-midi, je ne suis pas franchement pressé ; je prends un repas dans une grande cafétéria indonésienne, au milieu d’adolescents dont le collège est juste en face, puis je rentre tranquillement à pied, étonné de n’être pas plus fatigué que ça. Sac au dos, je traverse des quartiers populaires misérables, d’autres vaguement plus bourgeois, où les maisons sont dissimulées derrière de hautes clôtures surmontées de barbelés, avant de parcourir ce qui ressemble au centre-ville, avec son lot de boutiques et de marchands de rue. Je retrouve ensuite le même hôtel que précédemment, le même dortoir, le même patio. J’y passe toute l’après-midi, derrière mon écran, satisfait de cette dernière expédition. Cette fois c’est sûr, ma route s’achève bientôt, pour un certain temps ; je décolle demain pour la Nouvelle-Calédonie. Avant de l’atteindre, il me reste encore trois jours à survoler l’Australie. Sans regrets, je ne verrai donc de ce grand pays que ses aéroports, mais 7 mois et demi de route m’ont usé autant qu’ils ont vidé mon portefeuille : j’ai besoin de goûter à nouveau la vie sédentaire et de remplir les caisses. Mon séjour au Timor-Leste aura été bref, mais suffisant pour appréhender cette jeune nation. Entre sa capitale en plein essor et sa campagne encore très rustique, ses citadins tournés vers le futur et ses paysans encore ancrés dans le passé, j’ai pu fortement ressentir l’énergie d’un magnifique pays où tout est à construire.



lundi 29 avril 2013 - 927e jour


Sans réveil, je saute de mon lit à 4h30. C’est tôt, surtout vu la température extérieure, mais je sais qu’une longue journée à l’issue incertaine m’attend, alors je ne traîne pas : je m’habille chaudement et sors dans la nuit. La lueur de la lune, aux trois-quarts pleine, est suffisante : je range ma lampe frontale et commence à grimper, entre les silhouettes sombres d’étranges conifères se détachant sur le ciel bleu nuit. Après une large piste, j’atteints une plateforme aménagée suivie d’un escalier, et à un bon rythme, j’avance sur un étroit sentier pierreux quand le soleil commence à poindre. En quelques instants, la nature environnante s’illumine, puis soudain, au détour d’une corniche, le paysage s’ouvre devant moi. Je ralentis alors la cadence en ouvrant de grands yeux, là sur ces roses sauvages, ici sur ces arbres morts biscornus, et là-bas sur le tout dernier rocher de cette imposante falaise. Et après peut-être 3 h, j’atteints le sommet, accueilli à bras ouverts par la vierge Marie. Devant ce panorama époustouflant qui s’étale à 360 degrés, je m’aperçois que cet endroit est le point final de mes merveilleuses aventures asiatiques. La chaîne tourmentée de l’île de Timor s’allonge d’Est en Ouest, la mer de Timor se dévoile au Sud tandis qu’au Nord, le détroit d’Ombai s’étend entre la grosse île d’Alor et celle plus petite d’Atauro, face à Dili. Le symbole est fort : en tournant sur moi-même, je contemple donc d’un côté l’Océan Indien et de l’autre, le Pacifique. Et en mesurant le chemin insensé depuis que j’ai quitté la Réunion, je suis pris de vertiges. Tout en écoutant le son du vent dans les arbres, je reste planté là un long moment, en prenant conscience, un peu plus encore, de l’immensité de ma planète et de son extraordinaire beauté ; un miracle, semble me souffler la vierge derrière moi, dans un sourire magnanime. Minuscule dans ce tableau monumental, je ressens un fort sentiment d’humilité, partagé avec la fierté qu’un si petit bonhomme, moi, soit parvenu jusqu’ici. Mais il est temps de redescendre sur terre : pas certain de pouvoir rentrer de Hato Builico jusqu’à Dili dans la journée de demain, je dois dormir ce soir à Maubisse, sans avoir la garantie de trouver un moyen de transport. Il est déjà midi quand, après avoir plié mon sac et avalé une assiette de nouilles, je me remets en chemin. Sans même avoir pris le temps d’en faire le tour, je quitte ce singulier village escorté par un essaim d’écoliers en culotte courte. Deux heures plus tard, je franchis le premier col et je m’engage autour de la seconde vallée ; deux heures de plus et je souffle dans le même village que la veille. J’ai mal aux pieds, aux cuisses, au dos et aux épaules, mais il faut serrer les dents, car il me reste bien 8 ou 10 km jusqu’à la route. Et là, à l’endroit exact où le camion m’a ramassé hier, un autre arrive dans le sens opposé. Je suis bien placé pour savoir que la chance sourit aux audacieux ; je saute dans la remorque grandement soulagé. Plus tard, mes jambes me traînent machinalement dans le bourg de Maubisse, où je dégotte une chambre confortable. Heureux de ma promenade, 14 ou 15 h de marche en moins de 2 jours, mais exténué, je ne fais pas de vieux os.