jeudi 27 décembre 2012 - 804e jour

Avec Bunnwath, nous prenons le petit-déjeuner dans la rue, puis il me dépose devant le Wat Phnom, le temple de la colline comme son nom l’indique. La colline d’ailleurs, niché au milieu d’un écrin de verdure, est le point culminant des environs mais elle est minuscule. Le temple au sommet est le cœur de la création légendaire de la cité, madame Penh ayant bâti ici le premier lieu de culte, en l’an de grâce 1373. L’actuel temple, qui date du début du 20e siècle, est ravissant et à l’intérieur, les peintures qui recouvrent les murs sont somptueuses. Mais c’est une modeste exposition, en face, qui retient toute mon attention. Personne ne rentre ici et je suis seul pendant plus d’une heure pour étudier l’expansion de la ville dans le passé et les plans d’urbanisme du futur. Après cette belle matinée et vue la chaleur à midi, je prends un peu de hauteur en m’installant sur le toit d’un bon restaurant. J’y reste plusieurs heures pour écrire et étudier, face au Mékong. Demain, je pars vers l’Ouest, c’est la dernière fois que je contemple ce fleuve extraordinaire. Il va me manquer. En fin d’après-midi, je passe sous le dôme géant du marché central pour investir dans un nouveau short ; celui que je traîne depuis plus de deux ans est bien amorti : il a vu 35 pays et s’est assis dans des centaines de bus, voitures ou motos en tous genres. Je rentre en logeant le fleuve par l’agréable quai Sissowath, à l’ombre des palmiers, où je bavarde tantôt avec ce vieux marin malais, qui a passé sa vie à vogué sur les mers orientales, tantôt avec ce jeune couple de thaïlandais, un brin allumé. Dans la douceur du soir à la pagode, je réponds encore à de nombreuses sollicitations. Un jeune moine m’invite à regarder un documentaire sur Pol Pot sur son ordinateur, que nous commentons ensuite avec d’autres. C’est sûr, il manque une présence féminine dans cet endroit, mais il y règne une atmosphère emplie de paix et d’harmonie. Cette nuit, Bunnwath a voulu dormir à côté de moi : nous nous installons donc dans le hall, par terre sur une natte. Devant son vif intérêt pour les affaires du grand monde, je lui donne une longue leçon de géopolitique appuyé par mon atlas, puis la discussion dévie sur l’importance d’agir, jour après jour, pour se rapprocher de ses rêves. Mon ami sera un fin diplomate.



 

mercredi 26 décembre 2012 - 803e jour

Aujourd’hui, Bunnwath, qui multiplie les activités, est désolé de ne pas être disponible. C’est donc seul que je retourne à cette cantine de trottoir où les gens se dépêchent d’avaler une soupe. En général, je veux bien faire des expériences culinaires, mais le matin, une baguette et un café me comblent. A deux pas, je me rends au Palais mais celui-ci est fermé pour cause de deuil national. Norodom Sihanouk, le père de la nation qui fut successivement roi soutenu par les colons, acteur central de l’indépendance, premier ministre, président, puis roi encore, est décédé il y a deux mois. Devant le palais, certains le pleurent en faisant brûler de l’encens, et ses portraits grand format fleurissent un peu partout. Cependant, quelques annexes restent accessibles, dont la superbe Pagode d’Argent, du milieu du 19e, qui abrite quelques trésors nationaux : des bouddhas en or et pierres précieuses, et la statue centrale, grandeur nature, en cristal de baccarat. En suivant, je me dirige vers le magnifique musée national, logé dans une vaste bâtisse rouge, dans le plus pur style khmer. Les galeries, ouvertes sur un jardin luxuriant, présentent d’impressionnantes collections ; les plus belles, évidement, proviennent du légendaire royaume médiéval. Je me rapproche d’Angkor. Dans le centre, je me délecte de la spécialité locale, l’amok, du poisson cuit dans du lait de coco avec des feuilles de citron, et puis je flâne dans les rues. Propres et nets, bordés d’immeubles récents, elles manquent à mon avis de caractère. Un peu plus loin, il reste tout de même de vieux immeubles en béton brut, noircis par la moisissure. Le linge qui pend sur les balcons égaillent un peu l’ensemble. Puis en retournant vers la pagode, je passe sur cette longue avenue, très large ; par ici, entre deux immeubles contemporains, des privilégiés ont fait bâtir d’énormes villas ostentatoires. Le trafic s’accentue en cette fin d’après-midi, mais l’atmosphère reste détendue, surtout sur ces grandes esplanades, où les jeunes se baladent en faisant les beaux, les vieux en faisant de l’exercice, les autres en bavardant sous un arbre ou en jouant au badminton ou au foot. Le soir, Bunnwath étant en cours, je m’installe sur une table devant la maison pour travailler, mais ses occupants, bonzes ou étudiants, viennent tour à tour faire connaissance avec autant de déférence que de timidité. Patiemment, je m’applique à leur rendre la politesse. Après leur prière quotidienne, qui consiste à chanter sur un ton monocorde pendant une demi-heure, nous dinons tous ensemble, puis nous allons nous coucher de bonne heure ; un jeune bonze récupère mon lit, je me retrouve donc dans un nouveau dortoir, avec de nouveaux camarades.




 

mardi 25 décembre 2012 - 802e jour


Ce noël est certainement le plus triste que j’ai vécu : parce que je ne suis pas parmi les miens d’abord, à cause du thème de la journée surtout. Dès le réveil, Bunnwath me propose de m’emmener aux champs de la mort. En 1975, lorsque le Viet Cong prend Saïgon, les américains perdent leur guerre du Viêt-Nam. Après neuf ans, le conflit s’était largement étendu aux pays voisins ; au Cambodge, les rebelles communistes en profitent pour s’emparer du pouvoir. Immédiatement, les khmers rouges abolissent l’école, l’église, la monnaie, la propriété privée. Voulant établir une société exclusivement rurale, ils vident toutes les villes de leurs habitants. Au mieux, les gens sont séparés de leur famille et envoyés dans les campagnes pour travailler dans des conditions proches de l’esclavage ; sinon, ils sont exterminés. Pendant les quatre années du règne de Pol Pot, on estime que près de deux millions de personnes sont mortes, soit un tiers de la population. 30 ans plus tard, la société cambodgienne reste profondément marquée par le génocide. Choeung Ek, un charnier parmi tant d’autres à une quinzaine de kilomètres de Phnom Penh, a été aménagé en mémorial. Bunnwath m’attend dehors ; le casque sur les oreilles, j’écoute l’audio-guide raconter les atrocités qui se déroulaient ici. Les témoignages de survivants sont boulversants ; et je ne préfère pas écrire comment on tuait les bébés. Dans une tour lugubre d’une vingtaine de mètres, 8000 crânes sont soigneusement répertoriés. Choqué, je n’ai rien à dire en sortant de là, et mon ami persiste en m’amenant au musée Tuol Sleng. Dans la capitale devenue une ville-fantôme, on avait transformé un lycée en prison. Dans certains bâtiments laissés en l’état, on peut observer les cellules sordides et les instruments de torture ; dans d’autres, puisque les khmers rouges tenaient des archives précises, on a disposé les portraits ahuris de milliers de victimes. La cruauté des hommes n’a pas de limites. J’invite ensuite mon ami au restaurant et je l’interroge. Ses parents furent envoyé dans les camps, sans nouvelle l’un de l’autre pendant quatre ans. Quand ils se retrouvèrent, ils avaient tout perdu. Son père, ancien professeur, devint réparateur de montres. Il m’explique qu’ensuite, les vietnamiens, inquiets du chaos engendré par les khmers rouges, envahissent le territoire et l’occupent pendant dix ans. Des guérillas de résistance font encore de nombreuses victimes, sans parler de la famine. Après l’intervention des Nations Unies, le calme n’est rétabli qu’au milieu des années 90. Tout est à reconstruire. Ce garçon qui me raconte son histoire, et à travers elle, celle de ses compatriotes, est le parfait symbole d’une jeune nation pleine d’espoir, résolument portée vers un avenir prospère et pacifique.
 
 

lundi 24 décembre 2012 - 801e jour

C’est dans un minibus conduit par un chauffeur franchement pressé que je parcours les 250 km qui me séparent de Phnom Penh. La première constatation, en circulant dans ces faubourgs, c’est que la capitale est un immense chantier. Voirie, ponts, terrassements d’envergure, et même un gratte-ciel aux lignes courbes en finition : partout, les ouvriers sont à l’œuvre. J’atterris en plein centre-ville, juste devant l’imposant marché couvert jaune pastel et son énorme dôme de béton. Construit par les français au début du 20e siècle, les mêmes viennent de le rénover un siècle plus tard. Il est entouré de nombreuses boutiques logées sous des façades à la décoration un tantinet excessive de trois ou quatre étages. Sur les boulevards, des dizaines de motos manœuvrent entre des 4x4 démesurés. Un mois après Hanoï, me revoilà en ville ; une vraie, plus de deux millions d’habitants. Je trouve un téléphone pour appeler le jeune homme qui a bien voulu m’héberger. Au guidon de sa moto, il m’accompagne d’abord dans un restaurant de quartier. L’élégant Bunnwath, 25 ans, est étudiant en relations internationales. C’est un garçon charmant, qui s’exprime dans un très bon anglais, le sourire franc et le regard vif. Comme il ne gagne un peu d’argent qu’avec divers petits boulots, il vit à la pagode, comme beaucoup d’autres dans son cas. Passer noël chez les bonzes, l’idée a le mérite d’être originale. Le complexe religieux, tout proche du Palais Royal, est l’un des plus importants de la cité ; 400 moines et autant d’étudiants vivent ici. Autour d’un superbe temple et d’un grand stupa élancé sont disposés plusieurs pavillons soignés. Nous entrons dans l’un d’entre eux par un vaste hall complètement vide ; seul un petit autel est aménagé dans un coin. Autour, il y a des sanitaires et une cuisine collectives, très propres, ainsi que des chambres. Celle où je m’installe, un peu intimidé, est entièrement remplie par les lits des six occupants. Quant au lit que mon ami me prête, une simple natte étendue sur des planches, il lui sert aussi de bibliothèque. Après avoir longuement salué tout le monde, je sors faire le tour du quartier. La pagode se trouve devant une immense place agrémentée de jardins. Certains boivent un verre sur des petites chaises en plastique, d’autres font de l’aérobic au son de grosses enceintes. A la perpendiculaire s’étend une avenue très large, avec encore de jolis parterres de fleurs au milieu. D’un côté s’élève l’imposant monument de l’indépendance ; de l’autre, je retrouve le Mékong, très étendu, rejoint ici par l’une des quatre rivières qui coulent à Phnom Penh. Plus tard, je dine avec mes compagnons de chambrée, sur le sol : ni dinde ni bûche au menu, mais des petits poissons et du riz.




 

dimanche 23 décembre 2012 - 800e jour

De bon matin, je pars explorer cette petite cité provinciale. Kratie est assez étendue, mais le centre colonial est restreint. Sur les quais, les petits immeubles colorés sont de bonne facture, tandis que dans les deux ou trois rues en retrait, ils sont plutôt vétustes. Devant un grand temple parfaitement entretenu, les habitants s’activent autour d’un grand marché contemporain, mais en s’éloignant, le béton disparaît rapidement au profit du bois. De vieilles bâtisses sur pilotis, assez grandes, sont couvertes de toits en tuiles travaillés. Un peu plus loin encore, les habitations ressemblent plus à de simples cabanes, toujours en hauteur au-dessus des marécages. Je m’éloigne alors en longeant le fleuve, où l’administration occupe de belles villas de l’époque française, jusqu’au petit temple Roka Kandal, vieux de près de deux siècles. Complètement seul, je fais une courte pause à l’ombre des grands arbres qui l’entoure. Dans l’après-midi, je monte dans une grande barque pour me rendre sur une petite île juste en face. Le niveau du fleuve est bas et il faut marcher sur le sable brûlant pour atteindre la rive. Je continue les pieds dans l’eau jusqu’à la pointe Sud pour découvrir, de l’autre côté, un village flottant peuplé de vietnamiens, qui me rappelle forcément les habitations similaires de la baie d’Ha-Long. Je remonte alors gaiement sur la piste qui fait le tour du littoral. Ici, c’est la campagne : quelques jolies maisons sont dissimulées par des jardins foisonnants et de vastes champs s’étendent au milieu de ce charmant bout de terre. La nature est généreuse et les habitants, très souriants, semble se satisfaire de leur vie simple. En retournant en ville au crépuscule, je me dis que c’est probablement la dernière fois que je navigue sur le Mékong, ce fleuve fascinant que je suis depuis presque 2000 km. Après la capitale, que je rejoins demain, nos chemins se séparent. Cette longue et belle journée de promenade dans la province cambodgienne m’a comblée, mais je n’ai pas vu de ville digne de ce nom depuis Hanoï, j’attends donc de me mêler à l’agitation de Phnom Penh avec une certaine excitation.
 


 

samedi 22 décembre 2012 - 799e jour

Réveillé dès l’aube, je me pointe en avance à la plage, le point d’embarquement pour retourner « sur le continent ». Il n’est pas encore 8h et c’est le début d’une longue attente. Nous traversons le fleuve avec un peu de retard puis, de l’autre côté, l’agence prépare en avance les formalités douanières. Passeports, formulaires, frais de visa : l’opération pour une vingtaine de personnes prends déjà un temps fou, surtout que le bus n’est pas encore là. Une dizaine de kilomètres plus loin, entre les deux check points, le responsable nous fait asseoir à une guinguette pour une demi-heure, le temps d’effectuer les démarches. 9h, 10h, 11h : en repassant de temps à autres pour rassurer les passagers qui s’impatientent, il explique que les douaniers retardent nos affaires. Mais j’ai l’habitude des frontières et surtout, j’ai l’œil : entre ses aller-retours et ses coups de fil incessants, je voie bien qu’il manigance quelque chose. La preuve, il n’est pas surpris d’accueillir au compte-gouttes des clients supplémentaires. Et ça n’est que vers midi que nous prenons réellement la route. Me voici donc au Cambodge, 35e pays de mon périple. Son territoire, 180 000 km2, est légèrement plus petit que le Laos, et constitué au trois quarts de plaines largement inondables. Par contre, sa population est trois fois plus importante, avec 16 millions d’habitants, et très homogène, avec 90% de khmers. C’est aussi une nation très pauvre, bien que le développement soit en avance par rapport à son voisin du Nord. Etant donné la pression démographique plus forte et des terres plus accessibles, la déforestation est ici un problème majeur. Je le constate en voyant défiler le paysage : seuls quelques hauts palmiers rôniers dominent les inévitables rizières, ainsi que des champs variés, légumes ou céréales. Le temps passe, mais heureusement, contrairement aux autres qui continuent vers la capitale, je m’arrête à mi-chemin. 8h pour quelques 200 km, on a vu plus rapide, si bien que l’après-midi est déjà bien avancé quand je descends à Kratie, bourgade d’environ 100 000 habitants. Je pose mon sac dans une toute petite chambre sans fenêtre avant d’aller me dégourdir les jambes. La ville est étendue, mais le centre, datant de l’époque coloniale, est très réduit. Même à l’heure de pointe, l’atmosphère reste très paisible. Les hommes sont vêtus de façon banale, tandis que les femmes arborent des pyjamas fleuris ou avec des personnages de dessins animés. Comme le jour baisse déjà, je termine ma courte ballade sur les quais avant de passer la soirée sur la terrasse de ma guest house. Comme je n’ai rien mangé à midi, je me rattrape avec un diner copieux ; en bavardant avec le sympathique personnel, je prends mes premiers cours de khmer.

 

vendredi 21 décembre 2012 - 798e jour


On a beau être sous les tropiques, on n’est pas à l’abri d’un rhume. La preuve, alors qu’il fait 30 degrés la journée, j’ai réussi à en attraper un, surpris par la fraicheur de l’aube en dormant dans mon hamac ; rien de bien grave néanmoins. Cette fois c’est sûr, ce jour est mon dernier au Laos. J’ai légèrement modifié mon programme sur la fin, mais j’ai scrupuleusement respecté le timing : 23 jours exactement. J’en profite donc pour ne rien faire, seulement flâner dans les champs ou sur les berges, ou encore rêvasser dans mon hamac. J’ai particulièrement apprécié ce pays, sa nature, belle et sauvage, ainsi que son peuple, simple et joyeux. Je l’ai répété plusieurs fois, le Laos, sur bien des points, m’a rappelé l’Afrique, celle des tropiques évidemment. Demain, je franchis une nouvelle frontière. Depuis deux ou trois jours, j’enquête pour trouver un moyen de transport alternatif, mais ça paraît difficile : comme tout le monde, j’opte donc pour un bus assez cher, l’agence locale jouant de son monopole. Dans la soirée, je potasse une dernière fois mes leçons laotiennes avant d’ouvrir le chapitre suivant, le Cambodge.

jeudi 20 décembre 2012 - 797e jour


Avant-hier, j’ai arpenté les îles à pied, mais pour être complet, il me reste à explorer leur négatif, à savoir les innombrables bras du Mékong : hier, j’ai donc réservé une journée complète en canoë. Dès 8h, on nous offre le petit-déjeuner à moi et mes compagnons du jour : un polonais, un hollandais et deux danois. Avec le guide local, l’équipe est au complet ; le polonais m’accompagne. Depuis la plage, nous descendons d’abord des eaux relativement calmes, mais dès les premiers rapides, notre embarcation se retourne. L’incident est sans gravité puisque les sacs étanches le sont vraiment, et les suivants repêchent même mes vieilles sandales. Pendant des heures nous pagayons vaillamment au milieu d’un superbe décor : bancs de sable, plantes aquatiques, îles à la végétation luxuriante. Nous débarquons alors sur un îlot minuscule : les pêcheurs ont fabriqué d’ingénieuses passerelles en bambous qui se relèvent comme des tremplins. Quand les eaux sont fortes, les poissons s’y engouffrent et se retrouvent en haut à sécher au soleil. A proximité, nous franchissons un puissant torrent sur un pont suspendu, puis nous retrouvons nos embarcations en aval. En fin de matinée, nous débouchons dans ce très vaste bassin, à l’extrémité Sud de l’archipel. C’est ici que vivent les derniers dauphins d’eau douce Irrawaddy, une centaine tout au plus, qui se différencient de leurs cousins des mers par leur gros nez court. En nous laissant dériver, nous avons la chance d’en voir quelques-uns montrer le bout de leur nageoire. Pour déjeuner, nous débarquons sur la rive opposée, entrant par la même officieusement au Cambodge. Mes camarades sont curieux de mes aventures, mais je préfère aller taquiner les enfants. Nous ramons encore un moment avant de charger nos canoës sur la remorque d’une camionnette, qui nous dépose à quelques kilomètres devant les chutes Khon Phapheng, rien de moins que les plus puissantes d’Asie du Sud-Est : un débit colossal dévale la roche dans un bruit de tonnerre. D’où l’utilité du guide : mieux vaut ne pas arriver dans les parages dans nos pauvres coquilles de noix. Nous remontons ensuite le cours du fleuve dans le camion pour un dernier tour de rames : mon polonais et moi doublons triomphalement les vikings à l’amorce de la dernière ligne droite, mais le hollandais et le guide, qui utilisent judicieusement les courants, nous dépassent sur le fil. Pour soulager mes épaules endolories, je m’octroie à nouveau un savoureux space shake dans un joli bar reggae. Aux échecs, le patron me met deux bonnes raclées en éclatant de rire à chaque coup gagnant ; le breuvage est efficace, je ne lui en veux même pas.




 

mercredi 19 decembre 2012 - 796e jour

Comme je décrète qu’aujourd’hui, c’est dimanche, je commence par une grasse matinée en somnolant devant cet arbre fascinant, sur la rive opposée, dont le réseau racinaire est apparent. Après un peu d’exercice, je me réfugie dix mètres plus loin, sur la terrasse du restaurant. Je ne bouge pas un orteil entre le petit-déjeuner et le déjeuner : une connexion très limitée me permet quand même de lire la presse, puis je rédige mes chroniques, légèrement en retard ces temps-ci. Je passe ensuite une bonne partie de l’après-midi dans un cyber-café, pour publier mes écrits, trouver des cartes, régler quelques affaires logistiques, ainsi que pour trouver des hôtes à mes prochaines escales. Mes finances sont un peu justes, mais tout reste sous contrôle, je gère subtilement mes petites affaires, mon rythme de croisière est parfaitement ajusté ; tout baigne. La fin de la journée est déjà proche quand je ressors : trop tard pour ma baignade quotidienne, mais juste à temps pour profiter, comme d’habitude, du coucher du soleil sur le majestueux Mékong.

 

mardi 18 decembre 2012 - 795e jour

Je profite de cette belle matinée pour vagabonder sur mon île. Le village touristique sur la pointe Nord est minuscule, une rangée de bungalows à l’ombre des cocotiers occupant les berges. Je préfère descendre par les terres, où quelques fermes sont disséminées dans les rizières. Je longe alors la côte Ouest quasiment déserte en m’infiltrant dans les multiples bras du fleuve, plus ou moins à sec en cette saison. Puis pieds nus sur les sentiers, j’arrive à l’extrémité Sud : en négociant pour ne pas m’acquitter du péage, je franchis alors le vieux pont des français qui rejoint Don Khon, une autre île à peine plus grande. Autour d’une locomotive rouillée, des panneaux expliquent que les colons, désirant utiliser le fleuve pour rallier la Chine, mirent en place un système de ports et de voies ferrées afin de contourner l’obstacle des chutes infranchissables. Poussée par la faim, j’accélère sur une large piste pierreuse jusqu’au bout de l’archipel, le Mékong se resserrant à cet endroit pour déboucher dans une large et profonde étendue d’eau. C’est également ici que s’interrompt le territoire laotien, la rive d’en face étant cambodgienne. Devant une assiette de riz, je contemple le spectacle enchanteur un bon moment, avant de reprendre ma ballade, vers le Nord désormais, en évitant cette fois les chemins balisés. Sous leur maison, une joyeuse famille de paysans m’offre d’abord le digestif, l’inévitable alcool de riz, puis je m’enfonce dans une jolie forêt dense avant de retrouver la piste sous la canicule. L’après-midi est déjà bien avancée quand je bifurque vers l’Ouest. J’évite un nouveau pont à péage en traversant en caleçon des eaux peu profondes légèrement en amont, pour atteindre les chutes de Li Phi : sur toute sa largeur, le Mékong dégringole le relief à chaque bras de rivière, mais celles-ci sont particulièrement impressionnantes. Leur hauteur est relativement faible, 15 ou 20 m, mais elles s’étalent sur des centaines de mètres, des trombes d’eau s’écoulant entre des roches acérées en plusieurs points. Là, en sirotant une noix de coco, je rencontre Vincent, un baroudeur français : le garçon, qui vient de débuter un périple d’une année en Asie, me ressemble. Fatigué par six bonnes heures de marche, c’est sur le porte-bagage de sa bicyclette que je retourne vers Hua Det. Nous échangeons nos motivations et nos anecdotes devant un délicieux space shake aux fines herbes bien dosées. Le diner est ponctué d’éclats de rires, et quand mon camarade me quitte, je prolonge la nuit en méditant sous la voie lactée, dans le hamac où je finis par m’endormir.

 


 

lundi 17 decembre 2012 - 794e jour

Sachant que je ne vais pas trop loin ce matin, je prends mon temps pour faire mes adieux à cette famille attachante. A la sortie du village, j’attends d’abord une heure au moins l’unique transport en commun de la journée, un gros tuk-tuk collectif. Ne voyant rien venir, je commence juste à marcher sur cette large piste cabossée, le seul axe de la région, quand un beau 4x4 occupé par des italiens m’embarque jusqu’à la nationale ; grazie mille. Là, il ne faut pas longtemps pour qu’un bus de touristes ne me prenne au vol. Juste une heure plus tard, nous bifurquons vers le Mékong : à l’approche d’une rupture géologique, le grand fleuve s’étale ici sur près de 15 km, formant un vaste delta intérieur, ponctué d’un incroyable archipel au nom évocateur, les 4000 îles. La plupart ne sont que des îlots de végétation ou de gros rochers émergeant des eaux, mais certaines sont suffisamment larges pour être habitées. Une pirogue nous déposent, une dizaine d’occidentaux et moi, sur l’une d’elles, Don Det, petite bout de terre paradisiaque qui s’allonge sur seulement 4 km. Au nord, il n’y a ici qu’un modeste village, largement consacré au tourisme. Deux ou trois hôtels en dur sont récemment apparus, mais la grande majorité des hébergements sont des bungalows simplistes surplombant les bras du fleuve. Sous les cocotiers, des terrasses en bois plus grandes et plus soignées font office de restaurants, mais l’ensemble conserve une séduisante atmosphère champêtre, d’autant que le panorama est superbe. Hua Det est ma dernière étape laotienne, l’endroit rêvé pour me reposer quelques jours, ainsi que pour faire le point sur mon séjour dans ce beau pays et préparer le suivant, le Cambodge tout proche. Après une agréable baignade, je contemple le panorama étendu dans mon hamac, puis j’étudie sous les tôles de ma guinguette. La journée s’écoule très paisiblement jusqu’au coucher du soleil, que je vais admirer sur l’autre rive à deux pas. Le calme qui règne est seulement interrompu par les moteurs pétaradants des pêcheurs qui rentrent dans leur foyer.

 

dimanche 16 décembre 2012 - 793e jour

De bon matin, attablé devant ce carrefour pittoresque, le boulanger en tournée me fait le plaisir d’arrêter sa moto devant moi : je complète donc mon café avec un morceau de pain frais. Désormais, les éléphants servent principalement à promener les rares visiteurs. C’est donc balancé sur le dos de l’un d’entre eux que je passe la matinée : nous traversons une belle forêt très tentante et je repère quelques sentiers pour ma randonnée de cette après-midi. Je descends de la bête au sommet d’une petite montagne de roche noire pour examiner les ruines d’un temple mystérieux : des tourelles de pierres en forme de champignons entourent un sanctuaire, qui n'est plus qu’un tas de cailloux couvert de broussailles. En revenant, le cornac me laisse monter sur la tête du pachyderme que j’essaie de diriger avec des petits coups de pied derrière les oreilles. Après déjeuner, un petit groupe m’invite à les rejoindre à la buvette d’à côté ; je viens de manger mais je ne refuse pas de partager avec eux un tilapia, qu’on roule avec quelques nouilles dans des feuilles parfumés. Je suis content de pouvoir discuter avec ce jeune homme qui parle anglais, ainsi que d’en affronter un autre plus âgé pour une partie de boules. L’homme est un artiste et me mets deux bonnes raclées : après le digestif, deux godets de lao-lao, je dois en plus enquiller deux bières, le prix de ma défaite. Mais j’ai assez bu, la forêt m’appelle. Baskets au pied, Je retourne vers le relief de ce matin, puis je bats la campagne en alternant des pistes dans les bois et les chemins surélevés des rizières. Mais je ne peux pas m’empêcher de m’enfoncer dans l’épaisse végétation, empruntant des sentiers toujours plus étroits ou les lits de torrents à sec. Après deux ou trois heures, je débouche au sommet d’un promontoire rocheux, entouré de grandes plantes curieuses. Devant la canopée luxuriante, j’évalue ma position puis je plonge à nouveau dans la jungle. Plus tard encore je retrouve le plateau et le temple qui domine le village et les marais au loin. Cette fois mon sens de l’orientation à parfaitement fonctionné : je rentre au crépuscule à travers champs : sur la piste, une bande de gamins me tend une embuscade, mais je mitraille les prends à revers par le fossé et je les mitraille copieusement avant de m’enfuir en courant, poursuivi par les survivants. Plus tard, Nho, le gentil garçon rencontré ce midi vient me chercher en moto. Nous rejoignons quelques amis dans un improbable karaoké. Au milieu de nulle part, une cabane sert à boire devant des vidéos de pop thaïe. Je ne vais pas jusqu’à chanter, mais je profite du talent relatif de mes camarades, tandis que les heures et les bières défilent. L’expérience m’amuse jusqu'à une heure avancée, et puis je finis par m’assoupir sur ma chaise.





samedi 15 décembre 2012 - 792e jour

Encouragé par mon expérience du plateau des Boloven, où le stop a très bien fonctionné, je choisi de récidiver ce matin : cela présente l’avantage de m’économiser quelques billets, et de casser la routine du bus, et surtout de me rapprocher des gens. Une fois traversé le fleuve sur le ferry local, deux simples pirogues liées par des planches, j’atteints la nationale 13 à l’arrière d’une moto. Je fais signe à tous les véhicules pour me retrouver dans la remorque d’un camion de maçons, au milieu des sacs de ciment avec trois ouvriers. Je guette attentivement les panneaux et à hauteur d’une piste poussiéreuse, 50 km plus au Sud, j’arrête le chauffeur qui obtient rémunération. Je marche un moment vers l’Est, puis je grimpe à l’arrière de la camionnette d’un maraîcher : bien secoué parmi les légumes, j’entre dans le vaste parc naturel de Xe Pian sans même m’acquitter des droits d’entrée, puis je me fais déposer à destination, le village de Khiat Ngong. La région a deux intérêts : sa nature préservée d’abord, composée de forêts et de marécages ; ses habitants ensuite, un millier de paysans perpétuant des coutumes ancestrales, répartis dans plusieurs villages minuscules. Le mien est le moins petit du coin, deux ou trois cent personnes logeant dans une trentaine de maisons en bois sur pilotis ; certaines sont très modestes, tandis que pour d’autres, un peu plus évoluées, on a muré le rez-de-chaussée, entre les poteaux, pour aménager la pièce à vivre. Les foyers reçoivent l’électricité et  la télé thaïe ; il y a même une boutique de vêtement, une buvette et deux ou trois épiceries. C’est dans l’une d’elle que je pose mon sac : en effet, puisque je n’ai trouvé personne pour m’accueillir au Laos, pas même à Vientiane, j’ai voulu loger chez l’habitant. L’accueillante patronne, environ trente ans, me montre la chambre à l’étage. Le mobilier est dépouillé, un simple matelas sur le sol, une moustiquaire et un ventilateur ; tout ce dont j’ai besoin. Sur une table devant la maison, elle m’apporte ensuite une omelette et l’inévitable riz collant dans son panier en osier. Par gestes, la communication est réduite au minimum, mais je sympathise aisément avec la petite fille de la famille, une farceuse de deux ans à peine. Le mari et ses collègues, qui reviennent des champs, jouent à la pétanque sur le chemin, les écoliers en uniforme rentrent chez eux, de jeunes enfants gambadent à moitié nus, et des vieux enveloppés dans un sarong bavardent tranquillement à l’ombre. L’ambiance est joyeusement champêtre, encore plus quand passent deux éléphants : rien de plus normal, les gens d’ici les apprivoisent et les utilisent comme bêtes de somme depuis des lustres, même si la tradition se perd. Pour compléter le tableau, je me promène ensuite dans les environs. La mousson est passée, le niveau des marécages est donc bas, dissimulé par les herbes. Je m’enfonce d’ailleurs régulièrement dans la boue jusqu’à mi-mollet pour rejoindre des petits sous-bois au sec. J’aperçois moult oiseaux, papillons et libellules colorés, ainsi que les animaux domestiques, vaches ou buffles, et donc les pachydermes qui se rafraîchissent dans les marais. Après la douche au seau dans les latrines carrelées, la maman me sert le diner dès 17h30, puis vite chassé par les moustiques, je me réfugie très tôt dans ma chambre.





vendredi 14 décembre 2012 - 791e jour

Sachant que la gare routière et à deux heures de marche et que les tuk-tuk sont quand même couteux, j’opte cette fois pour un bus affrété pour les touristes, plus confortable et partant du centre pour une somme quasiment identique. Les 50 km sont presque trop courts ; j’ai à peine le temps de fermer l’œil que je débarque déjà, avec deux ou trois autres, devant le Mékong. A bord d’une longue pirogue, je passe pour la première fois sur la rive gauche, où nous débarquons à Champassak. Importante cité dans l’antiquité, elle n’est plus désormais qu’une modeste bourgade étalée au bord de la route. Je termine la matinée sur la terrasse de ma modeste guesthouse familiale, et après déjeuner, j’enfourche un vélo pour me rendre à 10 km, sur le site du Vat Phou (dire wat pou), un ensemble de vestiges khmers de religion hindouiste datant du XIe siècle. C’est pour moi une bonne introduction à l’histoire de cet empire du Moyen-Age, dont la capitale était la légendaire Angkor, que je découvrirai d’ici quelques semaines. Les anciens ont choisi un site magnifique, au pied d’une montagne sacrée, celle-ci étant naturellement surmontée d’un Linga, symbole phallique de Shiva. La visite débute avec l’intéressant musée, la contribution de l’Unesco lui valant d’être bien conçu, exposant de belles pièces dotées d’explications précises. On longe ensuite deux vastes lacs artificiels rectangulaires qui aboutissent à une première terrasse en grès, puis on emprunte une allée bordée de bornes représentant des boutons de lotus. Sur une large esplanade, deux grands bâtiments se font face : d’énormes linteaux richement sculptés ornent les frontons en cours de restauration, et de longs couloirs encadrent une cour intérieure. Derrière, l’ascension commence : un escalier de pierres taillées, encadré de vieux frangipaniers aux fleurs si délicates, donne accès à une seconde terrasse soutenue par des gradins. A ce niveau, il ne subsiste plus que la statue du roi Kammatha, qui aurait ordonné la construction du Vat Phou. Plus haut encore, une chaussée pavée de grosses dalles aboutit à un imposant soubassement que l’on gravit par de nouvelles marches escarpées. C’est là que l’on découvre le sanctuaire, abrité par de grands arbres. Les murs sont sérieusement endommagés et la toiture s’est effondrée, mais les portes conservent de fines sculptures de divinités et de Dvarapala, leurs gardiens. Pourtant, le temple est reconverti au bouddhisme depuis des lustres, une grande statue dorée trônant en son sein. De là-haut, la vue sur la plaine est superbe, cette même plaine que je sillonne à nouveau, sous un soleil de plomb, en évitant cette fois la route et en coupant gaiement à travers champs.















jeudi 13 décembre 2012 - 790e jour

Depuis que je suis au Laos, je n’encaisse que de longs trajets ; comme au Viêt-Nam d’ailleurs. Maintenant que je suis dans le Sud du pays, je ralentie ma course avec soulagement, avec plusieurs courtes étapes successives au programme. Celle de ce matin me voit débarquer à Paksé en fin de matinée, et clairement, en descendant du plateau des Boloven, la chaleur est monté d’un cran. La capitale de la province du Champassak, située à la confluence de la rivière Se Don et du Mékong, est une autre agglomération très étendue, comparée à ses quelques 100 000 habitants. Je me fais déposer plein centre, devant un vaste marché couvert que je traverse avant de chercher une chambre à un prix convenable. Je la trouve sur le toit d’un grand hôtel, où on a rajouté une humble construction en bois. Je me permets ensuite de déjeuner un bon petit plat dans un restaurant de standing. L’office de tourisme étant fermé, j’entreprends alors de parcourir la cité ; le développement y est légèrement plus avancé que les villes laotiennes déjà visitées. Le quartier central est propre et bien agencé, avec des immeubles en béton un peu vieillots, deux ou trois étages, et d’autres tout neufs et plus hauts. Je passe devant un joli temple sans m’arrêter, estimant en avoir vu suffisamment, mais j’entre dans le musée historique, franchement décevant tant les collections anciennes sont réduites au minimum, contrairement à l’étage consacré au parti unique. Plus loin, je retrouve des faubourgs composés des maisons traditionnelles sur pilotis, puis je débouche sur une avenue récemment réaménagée à grand frais. Deux époques se confrontent : au pied d’une série d’élégants bâtiments blancs, inspirés de l’architecture française, un marché alimentaire s’active, ces dames proposant toutes sortes de produits à même le sol. Sur les rives du Mékong par contre, on cultive la tradition, avec ces inévitables petites guinguettes en bois et leur terrasse surplombant le fleuve. Celui-ci d’ailleurs s’élargit toujours plus à mesure que je descends son cours. Un grand pont très récent lui aussi l’enjambe, et en face sur la colline, un bouddha géant veille sur la commune. Et comme toujours, l’ambiance est vraiment détendue, même à l’heure de la sortie des classes. De retour au centre d’information, j’accable la pauvre fille de questions à propos du site archéologique et du parc naturel à proximité ; ses réponses ne me conviennent guère, je préfère repartir dès demain et aviser sur place.



mercredi 12 décembre 2012 - 789e jour


Hier, j’ai dû marcher 9 ou 10 h, alors ce matin, j’ai du mal à sortir du lit. En clopinant comme un grand-père, je retourne sur cette petite table devant la cascade, un bureau idéal. Soudain, je reçois la visite inattendue de deux jeunes bonzes, dix ou douze ans. L’un des deux, perspicace, multiplie les questions avec un anglais convenable, tandis que l’autre se contente de sourire. Nous bavardons ainsi près d’une heure. Après déjeuner, je pars pour un petit décrassage en amont de la rivière. Je gazouille d’abord dans la forêt, en examinant de près de drôles d’insectes ou de jolies fleurs, puis je m’arrête juste au pied de nouvelles chutes puissantes. Plus haut encore, j’entre dans un petit village, mais ici, c’est une évidence, les étrangers sont monnaie courante. Je n’effraie plus personne, au contraire : les enfants me tournent autour en quémandant un bonbon ou une pièce, et les adultes vident mon paquet de cigarettes en cinq minutes. La dernière, je l’échange contre celle énorme d’une vieille édentée, du tabac brut roulé dans une feuille encore verte. Et puis l’original du patelin, de grosses lunettes de soleil sur le nez et vêtu d’un pantalon et d’une veste en jean alors qu’il fait 30 degrés, m’invite à monter chez lui. Evidemment, je ne comprends rien, mais je réponds à ses longues tirades en souriant et en hochant la tête. La case en bois est assez grande, mais meublée avec une grande simplicité : deux ou trois armoires bancales, des rideaux en guise de cloisons pour les chambres, et un vieux frigo rouge. Il chasse les enfants afin que nous nous installions à leur place, sur une natte devant les chaînes de télé thaïlandaises. J’accepte avec plaisir un verre de lao-lao, ce puissant alcool de riz, tout en comprenant que mon hôte n’en est pas à son premier. Il m’amuse en gigotant devant les clips de variété mielleuse ou mieux, en s’adressant directement au présentateur. Je lui fais alors comprendre que je dois partir, mais il me retient d’abord avec insistance, avant de me suivre dehors. Comme je ne tiens pas à rentrer avec ce drôle de type, poliment mais fermement, je finis par lui montrer mon chemin, puis le sien, à l’opposé. Plus tard, installé à une terrasse, je sers d’interprète, par e-mails interposés, entre un instituteur et une organisation humanitaire. Enfin, déjà sur le départ, je dine une dernière fois le poulet grillé de cette maman à la bonne humeur inébranlable.



mardi 11 décembre 2012 - 788e jour

Je me réveille encore dès les premières lueurs de l’aube, bien décidé à en découdre avec ce plateau des Boloven. J’ai bien conscience que le timing risque d’être un peu juste, alors après le petit-déjeuner, j’arrête un petit gars à moto qui me dépose sur le bitume ; juste à temps pour sauter dans un bus. Mais il me dépose trop loin et je dois refaire du stop dans l’autre sens. L’aimable conducteur d’un pick-up me laisse au départ de la randonnée ; il est à peu près 8h. Il faut d’abord traverser le petit village de Sannone, qui connait un semblant de développement du fait de sa position au bord de la route. Les maisonnettes sont dotées de l’électricité et de paraboles, certaines sont construites en dur, et le peu de gens présent ne s’étonne guère de ma présence. D’un pas zélé, Je m’éloigne à travers des champs de café ou de céréales, en suivant une allée ombragée par des arbres nourriciers : cocotiers, manguiers ou papayers. Un peu plus loin, devant une bifurcation, une petite famille devant sa cabane isolée m’indique la voie à prendre. Après avoir traversé de vastes rizières, j’entre dans un bois assez clairsemé. Le bruit d’une rivière me pousse à sortir du chemin : je surprends un vieil homme qui pêche au filet, accompagné d’un petit garçon nu comme un vers. Le vieux m’invite à les rejoindre dans l’eau, mais le temps m’est compté. Heureux de gambader dans la nature, je parviens facilement à Khannouane après plusieurs heures. Ce village éloigné de tout, sans électricité celui-là, est très pittoresque : une vingtaine de maisons, perchées sur leurs hauts pilotis, aux murs de feuilles de palmiers tressées et au toit de paille, sont éparpillées sur une clairière. Ne sachant pas trop quoi faire, je le traverse d’abord lentement. Il n’y a pas grand monde, juste des enfants effarouchés et des femmes me saluant sobrement. L’épisode était un peu trop court à mon goût, je reviens donc m’asseoir en plein milieu, sur un tronc d’arbre, pour me reposer un instant. Ces dames ne bougent pas d’un pouce, mais les gamins se rapprochent doucement, curieux mais inquiets. Deux ou trois d’entre eux, plus téméraires, viennent enfin au contact ; je les fais rire avec deux ou trois grimaces, puis je repars dans la direction de cette grande falaise. Au pied du relief, les écoulements font pousser une merveilleuse forêt, très dense, peuplée d’arbres immenses et de plantes aquatiques exubérantes. Dans ce fouillis végétal, je perds le sentier : moi qui voulais de la jungle, me voilà servi. Enchanté, je me fraye un passage parmi une multitude de lianes et des feuilles énormes, sur un sol gorgé d’humidité. Au sommet, sur une plateforme rocheuse, un temple simpliste domine la plaine. Le panorama est superbe, je décide qu’il est midi, l’heure du pique-nique. En suivant les maigres indications du dépliant, je longe ensuite l’escarpement rocheux dont je suis censé faire le tour, mais les bambous, de plus en plus abondants, finissent par me boucher le chemin. Il serait plus sage de revenir en arrière, mais comme je n’aime pas beaucoup cette idée, je persiste. J’essaie d’escalader la paroi verticale sur quelques mètres, mais c’est trop dangereux ; je préfère m’enfoncer dans cet enchevêtrement de bambous, en m’accrochant aux solides tiges vertes, tandis que les noires se cassent sous mon poids. Il y en a partout et je perds un temps fou, comme pour descendre prudemment la pente, sur les fesses, par le lit de pierres d’un torrent à sec. Enfin en bas, je m’approche d’une ferme isolée : la communication avec le paysan est délicate : il semble m’indiquer le village de ce matin, mais je m’obstine à vouloir contourner cette montagne. Elle est moins haute par ici, je retourne donc me bagarrer avec les bambous encore un bon moment, avant d’enfin apercevoir à travers les branches le bout de cette maudite falaise : autant passer en bas, j’irai plus vite sur le plat. Mais la végétation luxuriante m’empêche de faire le tour, et j’ai les bras et les jambes suffisamment griffés. Je capitule en suivant une piste étroite qui serpente au milieu d’un champ de bananiers interminable, et tant pis si elle va dans la mauvaise direction. L’affaire est mal engagée : le soleil décline, je suis fatigué, et je meurs de soif. Je règle ce dernier problème en attrapant une grosse papaye bien juteuse, un délice, que je dévore à pleines dents. Au crépuscule, j’atteints un nouveau village, qui borde une large piste en terre. Je ne sais pas vraiment où je suis, et j’espère ne pas avoir à marcher encore des heures, avec ma lampe et ma boussole. En conséquence, je grimpe d’abord dans la remorque d’un camion, puis à l’arrière d’une fourgonnette, qui me laisse sur une petite route goudronnée. Désormais dans le noir, je continue l’auto-stop : c’est maintenant une moto de la police qui freine devant moi. L’agent, qui aime bien les étrangers, a la gentillesse de me ramener à Saen Vang, 25 km plus loin, à toute vitesse : 50 km/h. Epuisé, je ne fais pas long feu. Je m’en suis finalement bien sorti, et je suis même ravi de cette rocambolesque escapade.


 
 

 

lundi 10 décembre 2012 - 787e jour

Pour commencer la journée, je profite de la fraicheur matinale dans le hamac. De mon perchoir, j’observe les villageois qui font leur toilette dans la rivière. Il y a bien quelques modestes guesthouses sur les rives, qui se mêlent aux petites habitations de feuilles de palmier tressées, mais la bourgade reste extrêmement paisible, ce qui me convient parfaitement. Comme j’ai prévu de rester quelques jours ici, je consacre la journée à mes écrits et à mes leçons. Juste devant la cascade, sous les arbres, je m’installe à un salon de jardin isolé qui n’attendait que moi. Je reste là jusqu’à midi environ puis je pars déjeuner. Sous un préau de briques et de tôle, une pancarte indique « big food, small money ». La cuisine est savoureuse dans ce pays, toujours fraîche, mais les laotiens ne sont pas épais et les portions sont un peu maigres. Ici, une maman rigolote sert des assiettes énormes pour une bouchée de pain ; ça fait plaisir. Je m’installe ensuite à une terrasse plus élégante, équipée du wifi. J’y publie quelques pages, j’envoie deux ou trois mails, et révise mon itinéraire. La connexion étant lamentable, l’après-midi passe vite. Je passe quand même à la maison des guides avec l’idée de réserver un trek de deux jours dans la nature, en dormant dans un village, chez l’habitant. Mais le tarif de 70 euros me rebute, et d’ailleurs, j’ai un peu l’impression de m’embourgeoiser avec ces tours organisés. Je subtilise le dépliant retraçant vaguement le parcours et, contrairement à l’usage, je prends la décision de l’accomplir seul, tout en réduisant la durée : pour parcourir 20 km, marcher du matin au soir devrait suffire. Après le diner, toujours en compagnie d’occidentaux détendus dont une majorité de français, je conclue la journée comme elle a débuté : affalé dans mon hamac, en regardant un bon documentaire sur mon ordinateur.