tous azimuts





Rares sont les pays qui font autant rêver les voyageurs que le Pérou. Il le doit autant à son histoire très riche, puisqu'une multitude de civilisations ont laissé autant de vestiges admirables, qu'à son environnement d'une incroyable diversité, entre océan et montagne, jungle et désert.

A mesure que je remonte le continent tout le long de la cordillère, je prends peu à peu conscience que la fin de mon épopée approche. Alors je prends un malin plaisir à accomplir un circuit particulièrement dense et alléchant, en fonçant tous azimuts.





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Je ne vais pas bien loin pour commencer, puisqu'après avoir stationné une semaine entière au bord du lac Titicaca, côté bolivien, je vais me poser sur les rives péruviennes juste en face. J'entre donc dans mon 51e pays d'affilée sans encombre et j'atteins Puno après 3h de route, une broutille. Cette cité de 125 000 âmes, qui aligne de tristes blocs de parpaings rouges surmontés de fers à béton, n'a rien de charmant, si ce n'est son magnifique emplacement à 4000 m d'altitude, sous la lumière caractéristique de l'Altiplano, cerné par de hautes collines qui s'évanouissent dans le lac immense. J'y perçois pourtant une certaine vitalité, sachant que le pays jouit d'une croissance forte et régulière depuis une bonne décennie, ce qui n'empêche pas la majeure partie des 30 millions d'habitants d'encore supporter une pauvreté endémique. Au rang des nouveautés, je note la présence d'un grand centre commercial, de restaurants chinois qui me permettent de changer un peu des patates, et plus étonnante, celle de rickshaws tout droit venus des Indes et dont les couleurs vives concurrencent les tenues des dames quechuas. Quant au centre-ville, mélange hétéroclite de vieilles bâtisses et d'immeubles vaguement modernes, il est aujourd'hui en effervescence, puisque tous les fonctionnaires paradent fièrement au son de la fanfare.






Si je me suis arrêté là, c'est surtout pour aller voir les fameuses îles flottantes Uros. Au beau milieu du lac, deux ou trois milliers de personnes habitent des dizaines d'îles constituées d'une épaisse couche de roseaux, qui poussent à profusion par ici, perpétuant ainsi le mode de vie ancestral du peuple Uros dont le dernier représentant s'est éteint il y a 50 ans. De bon matin, en compagnie d'autres curieux, j'embarque sur les eaux cristallines pour accoster sur l'une de ces modestes îles, au sol de paille étrangement mou. Une gentille femme ronde nous explique que cinq familles y logent, dans de petites cases évidemment en roseaux. Même dans le dénuement on n'arrête pas le progrès et, de plus en plus, les panneaux solaires remplacent les bougies. Certains travaillent désormais en ville, mais les autres continuent de pratiquer la pêche et l'élevage de canards, sans oublier l'artisanat vendu aux nombreux touristes. Sur l'île capitale, où se trouvent l'école et quelques restaurants, les vendeuses peuvent bien s'entêter : suivant un principe immuable, je n'achète jamais rien.






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Après cette courte pause de deux jours, je laisse derrière moi l'éminent Altiplano et j'enquille 6h de route pour atteindre Arequipa, 2e agglomération du pays avec un million d'habitants, que j'inspecte en 24 h chrono. Aux abords de la gare routière où je m'installe, le développement est anarchique et la misère omniprésente ; je surveille mes arrières. C'est tout l'opposé du centre-ville bourgeois : déjà, il est clairement plus sûr, l'actuel président, un populiste soi-disant de gauche, ayant mis l'accent sur la sécurité. je note que les nombreux agents en faction sont aussi les plus jolies filles. Avec leur chapeau de cowboy et leurs lunettes noires, elles constituent un drôle d'anachronisme avec l'architecture, très raffinée grâce à l'emploi systématique d'une pierre blanche du plus bel effet. La place d'Armes notamment, entourée sur 3 côtés de hautes arcades sur 2 niveaux et fermée par l'opulente cathédrale néo-gothique, est un vrai bijou d'architecture coloniale. Au-delà, entre les deux campaniles élancés, l'énorme volcan Misti veille sur la cité. J'entre aussi dans plusieurs églises ou musées ; dans l'un d'eux, je m'attarde devant le sarcophage de verre de la petite Juanita, princesse inca congelée pour l'éternité.



Sur une route qui se dégrade au fur et à mesure que l'on s'enfonce dans les montagnes, Il me faut encore 6 h de car pour atteindre le village pittoresque de Cabanaconde. Au réveil, le soleil tape déjà fort quand j'observe les fines broderies des paysannes. Je m'éloigne ensuite des chaumières en terre crue pour me poster tout au bord du Canon del Colca. Sa profondeur maximale est mesurée à 3400 m, ce qui lui vaut la dénomination de canyon le plus profond du monde. Ca me semble légèrement excessif, puisqu'on a plutôt à faire avec une vallée très encaissée, mais elle n'en est pas moins sacrément impressionnante. Situé à mi-hauteur, j'ai derrière moi plusieurs sommets coiffés de glaciers, et devant, les pentes brunes d'une radicalité extrême dégringolent jusqu'aux méandres de la rivière. Tout en bas, j'aperçois la minuscule tache verte de l'oasis de Sangalle qui m'attend, alors j'admire un moment le vol des majestueux condors puis j'entame la descente. Acclimaté depuis longtemps à l'altitude, il me semble que moi aussi, j'ai des ailes : je dévale à toute vitesse les lacets serrés d'une piste vertigineuse pour atterrir 1000 m plus bas, dans ce surprenant jardin suspendu au milieu des pierres et de la poussière. Il ya là deux ou trois lodges enfouis dans la végétation tropicale, et vu la chaleur à seulement 2000 m d'altitude, je ne me prive pas de faire quelques brasses dans la piscine. Et comme de bruyants randonneurs arrivent à leur tour, je m'évade en grimpant vers un village des plus reculés. Le lendemain dès l'aube, je fais le chemin inverse à la fraîche et je boucle d'une traite la montée, que certains appellent un calvaire, en 2h à peine. Me voilà même en avance pour attraper le bus du matin, on enchaine.










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Vissé sur mon siège devant la Terre qui défile encore et toujours, je mets à profit les 15h de voyage sur deux jours pour réviser le prochain chapitre. Il promet d'être passionnant puisque je m'apprête à crapahuter au coeur du royaume des Incas ; comme c'est encore un vieux rêve de gosse, j'y octroie une semaine entière. Les Incas, du nom de la caste dirigeante, sont la dernière et la plus évoluée des civilisations précolombiennes. Ils sont surtout l'aboutissement de toutes les précédentes, dont ils ont intégré de nombreuses caractéristiques. Malgré le massacre de la conquête espagnole suivie de trois siècles de colonisation, de nombreux éléments culturels, comme la langue quechua, continuent de se perpétuer.

C'est d'ailleurs flagrant à Cuzco, ancienne capitale inca devenue importante cité espagnole du Nouveau Monde, et désormais agglomération dynamique de 300 000 habitants. Elle prospère grâce à l'afflux incessant de touristes de tous horizons, et j'écume d'ailleurs plusieurs auberges trop remplies à mon goût avant d'en dénicher une fermée pour travaux. En paix donc, j'y séjourne trois nuits avec pour seule compagnie celle du sympathique gardien argentin. Grâce à mon habituelle organisation pointilleuse, j'explore cette extraordinaire cité au pas de course. Dans les rues pavées, de belles demeures espagnoles, aux toits de tuiles patinées et balcons ouvragés, rivalisent de raffinement ; comme les deux magnifiques églises baroques qui trônent sur la grand-place. Partout, le patrimoine colonial est superbement préservé, mais même si les espagnols se donnèrent beaucoup de mal pour détruire toute trace de la ville conquise, ils durent se résoudre à reconstruire sur les fondations indestructibles. Souvent, on circule entre des murs composés de pierres colossales, parfaitement imbriquées par des angles complexes ; autant de témoignages du génie bâtisseur des Incas. Ce stupéfiant mélange de style, ce choc des cultures, atteint son paroxysme dans l'église Santo Domingo, élevée en lieu et place du Temple du Soleil, le site le plus sacré de l'Empire disparu. En y entrant, les conquistadores furent éblouis par les trésors d'or et d'argent qu'il renfermait. Le bâtiment Renaissance repose maintenant sur un impressionnant mur courbe de granit noir. Dans le grand cloître, des toiles de maîtres grand format sont exposées à l'ombre des arcades finement sculptées, mais l'ensemble contraste fortement avec les parois du temple inca qui apparaissent derrière les coursives. En 1950, un violent séisme détruit une grande partie de la maçonnerie espagnole, dévoilant ces murs qu'on avait cru enfouir pour toujours. Incroyablement lisses et rectilignes, eux n'ont toujours pas bougé d'un millimètre.








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Dans la région, tout est fait pour engraisser l'industrie du tourisme mais, comme toujours, je mets un point d'honneur à utiliser les transports locaux. Clin d'oeil à l'Afrique, c'est dans un monospace bourré de 14 passagers que je m'enfonce dans la Vallée Sacrée des Incas, où j'ai sélectionné plusieurs sites à ne pas manquer.

De bon matin, avant les groupes et leurs gros sabots, je traverse le joli marché de Pisac pour grimper jusqu'au site archéologique. Celui-ci rassemble les piliers de la société inca : la défense, la religion et l'agriculture. Le long d'une crête rocheuse, des tours de guet veillent sur une paire de temples, circulaire pour le soleil, carré pour la lune. Plus loin, deux zones d'habitation vraiment abruptes encadrent les champs, aménagés en terrasses qui épousent harmonieusement la pente.



Dans la foulée, je me rends à l'autre bout de la vallée, à Ollantaytambo, où je me base dans une pension de famille rustique. En levant les yeux vers un éperon rocheux, on peut admirer une forteresse remarquable : pour y monter, le seul accès est une impressionnante succession de paliers. C'est ici même, sous une pluie de flèches, que les espagnols subirent une dernière défaite. Au sommet, au confluent venteux de trois vallées, une paroi massive de 6m de haut attend toujours qu'on la coiffe des linteaux colossaux restés au sol. Pesant 50 tonnes au moins, on se demande encore comment ils pouvaient être acheminés jusqu'ici.






Cependant, c'est à mon avis le village lui-même qui est le plus fascinant, du moins sa partie la plus ancienne, unique endroit à avoir gardé intact le plan inca. D'étroites ruelles pavées dessinent des carrés parfaits, bordés de murs magistraux constitués d'énormes pierres et de porches trapézoïdaux. Il ya même l'eau courante puisque le torrent est distribué au pied de chaque maison par les canalisations d'époque. On se croirait en plein Moyen Age.



Je m'accorde encore une journée hors des sentiers battus pour aller inspecter deux lieux singuliers, d'excellents prétextes pour aller vagabonder dans la montagne. En bus, en taxi collectif et en stop, je monte sur le plateau qui surplombe la vallée, et je reste sidéré en découvrant ce qu'on pense être un ancien centre de recherches agronomiques. Dans trois petits cirques, des terrasses concentriques simulent différents microclimats. Ca prouve à quel point l'agriculture était une science précise pour les Incas. Perché au-dessus, j'apprécie surtout la dimension mystique que ces formes étranges donnent au paysage grandiose. Je marche ensuite à travers les champs et un pauvre village de bicoques en torchis pour m'infiltrer dans un vallon qui se creuse de plus en plus. Soudain le canyon de terre ocre se couvre d'une mosaïque blanche. Depuis toujours, les paysans dévient un ruisseau salé dans des milliers de bassins de sel cristallisé. Et depuis toujours, de pauvres bougres en remontent des sacs de 50 kg.








Pour rentrer, je pourrai rallier ce chemin là-haut, qui rejoint certainement la route. On m'avait pourtant prévenu qu'il était impossible de couper par-delà les montagnes, mais je préfère essayer quand même, en m'en allant gaiement par monts et par vaux.






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Le moment est donc venu de voir le célébrissime Machu Picchu. Le problème, c'est qu'aucune route ne s'y rend et le seul moyen de transport est un train au tarif scandaleux. J'avais prévu d'y aller en faisant un grand détour en bus et de finir à pied, mais les populations rurales en colère bloquent les routes, ce qui m'oblige à embarquer dans un wagon grand luxe, 70 km pour 70 euros. A bord, je comprends pourquoi les lieux sont si difficiles d'accès : la voie ferrée s'enfonce dans une vallée de plus en plus encaissée avant de disparaître dans une série de tunnels. De l'autre côté, on pénètre dans un canyon d'une profondeur effarante, entre des falaises verticales dont on ne voit même pas la fin. Au fond, le torrent est enfoui sous une épaisse végétation tropicale qui s'explique par l'altitude inférieure à 2000 m. Il y avait des mois que je n'étais pas descendu aussi bas.







Tous les gens qui visitent le Pérou convergent immanquablement vers Aguas Caliente, qui n'existe que pour les accueillir. Niché sur les deux pans du canyon, cet improbable bourg en forme de V a clairement été bâclé et je ne compte pas m'y attarder. Une nuit sera suffisante, mais puisqu'il s'appelle “eaux chaudes”, je consens à aller goûter la température des bains publics. Alors que je me prélasse seul dans les bulles sulfurées, je suis inopinément rejoint par quatre adolescentes indigènes à demi nues. Puisqu'elles me demandent d'où je viens, j'énumère malicieusement tous les pays derrière moi. Pendant qu'elles s'extasient en ricanant niaisement, je m'imagine un instant en grand prêtre qui donnerait la leçon aux vierges du Soleil.



Bien sûr, les cars qui conduisent les foules jusqu'au site juché sur les hauteurs sont hors de prix et démarrent à la première heure. Puisqu'ils veulent la guerre, ils vont l'avoir : armé de mes jambes de feu, j'attaque un sentier très escarpé dès 5h du matin et une heure plus tard, je profite de l'obscurité pour m'infiltrer à l'avant de la file d'attente, l'air de rien. Comme je suis chaud, je jette à peine un regard aux ruines et je poursuis l'ascension vers le pic le plus élevé. Après avoir doublé les autres grimpeurs un à un, j'ai le premier en ligne de mire. Mais le bougre a de bons mollets et je dois me contenter de la seconde place ; je viens quand même d'avaler 10 km et 1000 m de dénivelé en moins de 2 h. Beau joueur, je partage un peu d'herbe avec mon collègue américain avant que les suivants n'arrivent. Là, assis tout au bord du précipice, nous jouissons en silence d'un panorama inouï : la rivière s'enroule autour de trois gigantesques éperons de granit entièrement cernés de pentes fracassantes, tandis qu'au loin les glaces des Hautes Andes percent les nuages. En bas la citadelle légendaire est si petite qu'elle en devient presque insignifiante. Après cet instant d'éternité, je redescends au galop ; d'abord pour inspecter les superbes vestiges, ensuite pour aller chercher mon sac à l'hôtel. Et puis je quitte ces gorges fabuleuses à ma façon, en marchant encore jusqu'au soir pour trouver une issue.









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Depuis tout ce temps, 47 mois si je compte bien, je me délecte des plus beaux coins de la Terre. Mais tout ça n'est possible qu'en obéissant à une obsession : avancer, coûte que coûte. Les deux jours suivants sont représentatifs de ma vie nomade. J'ai d'abord besoin de toute ma détermination pour franchir cette belle campagne d'altitude où les paysans sont en grève. Pour passer d'un village à l'autre, tous bloqués par un barrage, je me déplace successivement en taxi collectif, à pied, dans une remorque ou sur un scooter, jusqu'à ce qu'un chauffeur très pressé me dépose à Cuzco. Peu importe laquelle, dans une gare routière, je suis chez moi. Je prends donc mes aises dans celle-ci en attendant le départ de mon bus de nuit. D'une superficie de 1,3 million de km2, le Pérou est vaste : je le vérifie pendant 18 h et 800 km vers l'Ouest, jusqu'aux régions désertiques qui bordent l'intégralité du littoral. En début d'après-midi, tout engourdi, je fais une courte halte à Ica, ville moyenne déglinguée et ensablée, d'où je saute dans un rickshaw qui s'en va pétarader dans le désert.

Ce n'est pas un mirage, il y a un bien un joli petit oasis au beau milieu de ces hautes dunes blondes. La lagune de Huacachina, un brun verdâtre, est encerclée d'une douzaine d'hôtels et restaurants. Festif quand la saison bat son plein, l'endroit est plutôt calme en ce moment ; ça tombe bien car je souhaite m'y reposer trois jours. Mon hébergement aussi est dépeuplé, et la chambre un peu chère au départ devient très bon marché avec la piscine privative. Cette fois me voilà presque au niveau de la mer, et sous le 12e parallèle Sud, il fait drôlement chaud. Je retrouve donc avec grand plaisir une vieille habitude, piquer une tête au réveil. Il faut dire que quand on est sans cesse en mouvement, d'un continent à l'autre, les saisons ne dépendent plus du calendrier mais de la position sur le globe. Après quatre mois à sillonner la Cordillère des Andes depuis le fin fond de la Patagonie, mon rude hiver est bel et bien terminé. Mon printemps, à Aguas Caliente, ne dura donc que 24 h, tandis que l'été qui commence prendra fin à mon retour en France, dans sept ou huit semaines. Bien sûr, je m'offre d'agréables flâneries dans le sable, pieds et torse nu. Je me hisse sur ces dunes hautes de 3 ou 400 m et d'en haut, c'est un véritable petit Sahara qui s'étend à perte de vue. En contemplant la grâce de ces énormes vagues immobiles, j'ai l'impression que l'impression de solitude est décuplée dans le désert.










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A deux pas, ou plutôt à 6 h de bus, j'assiste encore à un changement radical de décor. Voici les banlieues tentaculaires de Lima, que les ruraux ne cessent de venir grossir pour y troquer la misère des champs contre celle des trottoirs. Avec environ 10 millions d'habitants, l'agglomération est l'une des plus importantes d'Amérique latine, et ça ne date pas d'hier : Pizarro lui-même la fonda dès 1535 avant qu'elle ne devienne l'opulente capitale du Nouveau Monde. Ainsi, des dizaines de vice-rois puis de présidents péruviens se sont pavanés sur la prestigieuse Plaza Mayor que j'emprunte aujourd'hui. Pourtant, autour de la fontaine en bronze, des roseraies et des palmiers royaux, les édifices fastueux ne sont pas si vieux car ici, dit-on, les tremblements de terre sont plus fréquents que les pluies. Le centre historique, où je séjourne pendant quatre jours, n'en a pas moins beaucoup de cachet, avec ces façades anciennes bien rénovées, avec ces allées piétonnes arborées ou avec ces nombreuses églises vénérables. Je n'y croise plus de vêtements traditionnels bariolés mais un style plus contemporain, un peu fade, porté par des citadins à la peau plus claire que les montagnards. J'y écume musées soignés ou monastère remarquable avant de m'éloigner de cette atmosphère guindée. Dans le quartier chinois, nettement plus populaire, je me faufile dans des rues commerçantes noires de monde. Ou bien dans les ruelles crasseuses d'un quartier pauvre où il est fortement déconseillé de s'aventurer, je m'enfonce dans un dédale d'escaliers sinistres ; derrière ma barbe et sous ma casquette, je fais profil bas.





Il y a longtemps déjà que les classes aisées ont déplacé l'épicentre de Lima vers le Sud et l'océan : la capitale du 21e siècle, c'est par là. Au-delà des tours de verre futuristes du quartier des affaires s'étend Miraflores ; plus on s'approche, plus les villas contemporaines dûment sécurisées enflent, puis les constructions grandissent et se resserrent. Ce n'est plus le modèle espagnol qui prévaut, mais américain. Une longue avenue trace une ligne droite entre des buildings chics et modernes, et toutes les grandes enseignes s'affichent sur les larges trottoirs. On attend le feu vert pour traverser, les chiens portent même des manteaux. Cet univers de béton s'interrompt soudain au bord d'un précipice sans fin. En bas, le Pacifique déroule ses vagues dans le brouillard. En rentrant en bus, au lieu de descendre à mon arrêt, je fais durer le plaisir : je préfère écouter cet homme d'un âge avancé qui joue de l'harmonica en tapant sur son caisson. Il démontre avec brio qu'on peut faire la manche en conservant beaucoup de classe.








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A l'étage d'un bus tout confort qui file plein Nord, je rêvasse pendant 10 h en regardant le relief, d'abord aride et brun, se tapisser de blond puis de vert. Je disais que j'en avais fini avec l'hiver, mais j'ai encore une excursion à faire dans les montagnes, la toute dernière. Pour conclure en beauté, je vais galoper dans l'un des plus beaux massifs de toutes les Andes : la mythique Cordillère Blanche, qui concentre pas moins de 35 sommets au-dessus des 6000 m.

En tant qu'expert mondial de randonnée, je sais parfaitement qu'il est rigoureusement interdit de partir seul en montagne ; ça ne m'empêche pas de le faire quand même, mais en gardant constamment à l'esprit qu'un problème bénin peut entraîner de graves conséquences. Je m'emploie donc sérieusement à évaluer ces risques en écumant la petite bourgade de Caraz. Auprès de l'office du tourisme ou dans une agence spécialisée, j'enquête sur le trek du Santa Cruz : il nécessite généralement quatre jours mais deux devraient me suffire. Long d'une quarantaine de kilomètres, avec 2500 m de dénivelé positif, il est assez corsé sans être technique. Les principales difficultés vont être le mauvais temps, possible, et le froid nocturne, certain. Il ne me reste plus qu'à aller acheter des provisions au marché, alléger mon sac au maximum, et respirer un grand coup.

Le matin suivant, excité comme une puce et gai comme un pinson, je passe à l'attaque. D'un village voisin, je me hisse sur une côte abrupte que dévale une cascade, puis le sentier s'engouffre alors dans profonde gorge encadrée de parois radicales. Le ciel est couvert mais il m'épargne la pluie et la neige. Alors malgré la pente douce constante, je trotte comme sur du plat dans ce superbe couloir de géant planté d'une étrange végétation. Au niveau d'une cassure, je ne vois pas le chemin monter à droite et je pars à gauche, où je vais m'empêtrer dans une zone dévastée, hérissée de gros rochers. Il est déjà tard quand je débouche sur une vaste plaine herbeuse nichée en plein coeur du massif. Elle est encerclée de montagnes noires gigantesques, elles-même couronnées de pics de glace incroyablement acérés. C'est dans ce tableau fabuleux que je plante ma pente, un peu à l'écart d'un autre campement, à presque 4300 m d'altitude. Pendant mon pique-nique, le soleil couchant vient superbement illuminer les colosses immaculés, puis la température dégringole. Je me dépêche de m'enfouir sous l'intégralité de mes affaires, drap, duvet de printemps, et tous mes vêtements. Durant cette nuit interminable, je m'accommode tant bien que mal du froid, peut-être - 10 ou - 15, féroce.







Et puis après avoir plié ma tente encore gelée, je me hisse jusqu'au col, un goulot qui perce la ligne de partage des eaux en haute altitude. J'aime les symboles et celui-ci est fort : derrière moi, l'Ouest et le Pacifique ; devant, l'Est et l'Amazonie, où je vais très bientôt plonger. Je conclus donc, à cet endroit précis, mes aventures andines ; j'en grille un petit pour fêter ça, à 4800 m, puis après avoir humé l'air de la liberté absolue, je redescends sur l'autre versant en cavalant jusqu'au soir.







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Pour sortir de là aussi, je fais preuve d'une efficacité redoutable : après avoir dormi dans une épicerie isolée, le patron me réveille pour prendre le seul transport en commun de la journée, qui passe à 4 h pétantes. A 7h30, je récupère mon sac et à 8 h, j'ai juste le temps de boire un café avant que mon car ne s'engouffre sur une route insensée, à mi-hauteur du Canon del Pato. A 15 h, j'ai une pause éclair de 4 minutes avant de repartir pour 2h30 sur la Panaméricaine. Je demande ensuite mon chemin à un carrefour saturé pour sauter dans un bus de ville, pour finalement débarquer à Huanchaco. Le soleil se couche sur l'océan, je suis pile à l'heure.

C'est bien joli de foncer comme tout le temps comme ça, comme courir un marathon en sprintant, mais je ne me suis pas arrêté depuis Buenos Aires et je commence à fatiguer. Et puis surtout je dois écrire, sachant que je ne peux décemment pas ouvrir un nouveau chapitre avant d'avoir rédigé le précédent. J'ai donc choisi cette modeste station balnéaire pour y trouver l'inspiration en faisant mes adieux au Pacifique. Toutefois , plus les années passent et plus j'essaie de ne rien rater des pays que je traverse ; alors logiquement mes textes s'allongent, tout comme le temps que je dois y consacrer. D'ailleurs je ne parviens pas à m'y mettre : ce n'est sûrement qu'un prétexte, mais ici tout est désespérément gris. La mer est terne, la plage est un peu sale et le ciel est constamment assombri par le brouillard, conséquence d'un courant froid venu d'Antarctique ; même ce bled, derrière sa façade de bars et de restaurants, est plutôt minable. Ces deux touristes enfin, qui viennent de se faire séquestrer, tabasser et racketter, achèvent de plomber l'ambiance. Assez de morosité : après quatre jours d'oisiveté, je préfère m'exiler dans la ville voisine.

A Trujillo, peuplée d'un million d'habitants, le Festival international du printemps a commencé et j'espère bien que cette joyeuse animation va secouer mon stylo. Pour prolonger mes vacances, si j'ose dire, je m'établis donc en plein centre-ville. Le quartier est ravissant mais j'ai vu suffisamment de cités coloniales espagnoles et je reste donc à l'abri d'un patio exigu pour me consacrer à mes travaux. Pendant cette longue semaine, en guise de récréation, je m'ouvre toutefois à quelques amitiés éphémères ; deux locaux, un vigile ingénu et un rappeur roublard, ainsi qu'un couple de français anticonformistes. Avec les premiers, je m'infiltre dans des quartiers défavorisés et pleins de vie, tandis qu'avec mes compatriotes, je joue au touriste en assistant à la grande parade du festival, ou en découvrant deux sites archéologiques de grande valeur, les vestiges énigmatiques des civilisations Moche et Chimu. Pour une fois, je me permets même de faire la fiesta.








Je n'avais pas prévu de stagner aussi longtemps, mais maintenant que mon épopée touche à sa fin, je suis moins intransigeant, que ce soit à propos du calendrier ou du budget. Ca devait être nécessaire : me voilà bien reposé et paré pour la dernière ligne droite. Le Brésil est bien trop grand pour que j'aille partout et d'ailleurs je compte ralentir la cadence pour finir en douceur. Pour autant mon enthousiasme reste à son comble car je vais basculer dans un autre monde : la jungle m'avait manquée et ce n'est rien de moins que la plus grande forêt tropicale de la planète qui s'offre à moi. Pendant un petit trajet de 20 h, je quitte définitivement le froid sec des Andes pour me diriger plein Est, vers la chaleur moite de l'Amazonie.