La leçon d'Aoraki




Lundi 17 mars 2014 – 1248e jour



Après avoir exploré les trésors naturels de sa côte Ouest, je coupe en travers de l’Ile du Sud pour remonter par l’Est. En filant au Nord, je passe en revue un programme diversifié : je goûte d’abord l’atmosphère de Dunedin l’écossaise, une ville importante, je m’enfonce ensuite dans la campagne profonde du Canterbury, avant d’aller défier le magistral massif du mont Cook, définitivement de la haute montagne.




En débarquant en ville juste devant la magnifique gare de style édouardien, j’entre d’emblée dans le vif du sujet : cette vénérable bâtisse a plus d’un siècle, ce qui est très ancien pour ce jeune pays. En effet Dunedin, Edinburg en langue celte, fut fondé dès 1848 par des pionniers venus d’Ecosse. Grâce à la ruée vers l’or dans la région, elle connut vite une croissance accélérée, qui se prolongea ensuite grâce au développement de l’agriculture intensive et d’industries novatrices. Elle resta longtemps la plus grande ville du pays, en avance dans de nombreux domaines. Et même si aujourd’hui son influence a diminué, ses 120 000 habitants en font encore une cité dynamique, grâce à quelques fleurons de l’industrie nationale, et surtout à son université réputée qui abrite 25 000 étudiants. Et elle continue d’entretenir fièrement son fort accent écossais. D’ailleurs, le centre est agrémenté d’un réel patrimoine historique, avec plusieurs bâtiments d’époque, de belles églises victoriennes, de grands immeubles en pierre taillée ou de vastes comptoirs réhabilités. Et ses rues commerçantes animées, ses espaces verts ainsi que ses terrasses de cafés contribuent à lui donner une atmosphère très agréable. Pendant trois jours, j’ai plaisir à arpenter ses larges avenues ou ses ruelles sombres, à visiter ses musées résolument novateurs, ainsi que son vaste campus, où dans un joli parc boisé, d’anciens édifices classiques côtoient des immeubles à la modernité affirmée.
Pendant ce temps, je réside dans un vieux building défraîchi reconverti en backpacker, un de ces hôtels bon marché très répandus en Nouvelle-Zélande, où des voyageurs du monde entier se partagent dortoirs et cuisine. Celui-ci est particulièrement crasseux et mal fichu, et il est même tenu par une partie de la clientèle qui gagne le gîte en échange ; un joyeux bazar au final, une auberge espagnole en version trash. D’ailleurs, le premier soir, le réceptionniste décrète une whisky night : j’y participe très modestement, mais d’autres boivent pour deux, ou pour trois. Dans ces murs, je socialise avec des jeunes de tous horizons, japonais ou saoudien par exemple, mais surtout avec ce local à l’accent à couper au couteau, un kiwi qui me ressemble un peu. Sauf que lui a moins de chance que moi : il est le malheureux papa d’une petite fille qu’il ne voit jamais, et en tant que couvreur, il a été victime d’une grave chute qui le handicape fortement. Pendant nos discussions répétées, il me fait goûter cet étrange produit en vente libre : un substitut synthétique au cannabis, néanmoins puissant. Je le perçois comme un symbole de cette société anglo-saxonne qui se veut exemplaire, tellement pragmatique et parfaitement organisé, mais qui ne laisse guère de place à ceux qui restent à la marge, comme mon ami. Moi, je préfère quand même le naturel, alors pour fêter mon anniversaire, je nous paye un peu d’herbe, de la vraie.





Et puis avant de partir, je m’éloigne de cette agitation urbaine en allant explorer la péninsule d’Otago. Il n’y a pas de bus en ce dimanche, alors je marche sans broncher quelques dizaines de kilomètres. Bien que largement façonné par l’homme, le paysage reste remarquable le long de cette route côtière sinueuse, et tout au bout, la presqu’île se conclue par un petit dôme rocheux, un sanctuaire de vie sauvage. Je manque le très rare manchot pygmée ainsi que l’énorme lion de mer, mais j’ai tout le loisir d’examiner de près un gros phoque qui se prélasse au soleil. Je me trouve par contre bien plus loin, armé de jumelles derrière les vitres teintées du centre d’observation, pour apercevoir quelques albatros royaux. Ces majestueux oiseaux à l’envergure démesurée, jusqu’à 3m50, ont établi ici la seule colonie au monde sur une terre habitée.



Au pas de course ensuite, je file jusqu’au point culminant de la presqu’île pour visiter le seul château du pays. Le Larnach Castle fut la demeure bourgeoise d’un mégalomane, un pionnier à l’ascension fulgurante : fermier d’abord, il devint homme d’affaires puis banquier, et même politicien. Mais l’argent ne fait pas le bonheur dit-on, et en apprenant que sa 3e femme avait une aventure avec son propre fils, il se tira une balle dans la tête. C’est vrai, la vue depuis le donjon est somptueuse et l’intérieur comporte du très beau mobilier, mais ce n’est pas Versailles non plus : je plie la visite en une heure avant de rentrer à la nuit tombée.




200 km plus au Nord, je pose ensuite mes bagages à Timaru, une ville de 30 000 habitants très quelconque et à mon avis sans grand intérêt. Si j’ai choisi de m’arrêter ici, c’est plutôt pour battre la campagne alentour. Alors de bon matin, je parcours une interminable zone industrielle pour lever le pouce en direction de Temuka, à 20 km. La poterie est la spécialité de cette paisible bourgade, mais la vaisselle n’est pas vraiment ma tasse de thé, alors la visite de la fabrique ne me prend guère plus de cinq minutes. En stop encore sur des routes désertes coupant des champs à perte de vue, j’ai grand peine à dénicher le mémorial de Richard Pearse. Ce paysan était aussi fou que génial, puisqu’entre autres inventions farfelues, il conçut une espèce d’engin volant, un tricycle flanqué d’ailes, des toiles tendues sur une armature de bambou. Il se pourrait qu’il ait été le premier homme à voler, dès 1903, avant de s’écraser dans son propre hangar. La pâle copie en métal de son aéroplane, planté au beau milieu de nulle part, serait presque poétique si elle n’était pas aussi risible.
La gentille fermière qui m’a ramassé ne tient pas à m’abandonner ici, alors elle me conduit jusqu’à son patelin, Pleasant Point. Autour de l’unique carrefour, il y a une vieille gare, une épicerie, un taxidermiste et un café d’époque où je lui paye le thé. Nous nous asseyons un moment avec deux de ses copines, et les commérages vont bon train. Moi qui voulais approcher le monde rural, je suis servi.
Plus tard, je suis encore conduis par un aimable paysan, avec son gros chien sur les genoux, jusqu’à la principale raison de ma présence, Arowhenua, un village maori soi-disant historique. Il y a là trois bicoques simplistes, une école très banale et une petite église en bois avec un masque sculpté sur la flèche faitière ; et personne à l’horizon. La culture indigène, hors des musées et des circuits touristiques, m’apparait insaisissable. Néanmoins, je compte bien continuer mon enquête dans l’Ile du Nord.




En attendant, je termine mon tour de l’Ile Sud en me rendant au cœur du massif des Alpes, et au pied de son point culminant, le prestigieux mont Cook. En arrivant au village, dans cette vallée encadrée de montagnes gigantesques, je comprends mieux pourquoi je ne pourrais pas conquérir ses 3754 m. L’altitude n’est pas si élevée, mais la radicalité effarante de ce massif réserve l’ascension aux spécialistes. Qu’à cela ne tienne, je me contenterais largement d’effectuer quelques randonnées dans les alentours ; et la grimpette, c’est mon affaire. L’après-midi de mon arrivée, je parcours déjà un sentier, dans une belle forêt de hêtres argentés, bien trop court ; j’enchaîne avec un second, plus sportif, qui grimpe à travers le maquis. En prenant de la hauteur, les lieux prennent une autre dimension : tout autour, au milieu de vastes glaciers, de nombreux pics s’élèvent à plus de 3000 m, enneigés pour la plupart alors que c’est encore l’été. Et plus loin, plus haut que tous les autres, se dresse le mont Cook, magistral.



Le lendemain, je me réserve une ascension nettement plus corsée. Après avoir traversé cette grande vallée plate, j’attaque la pente : avec mes jambes de feu, je ne fais qu’une bouchée des 2200 marches du sentier. Le temps se gâte mais je poursuis, décidé à monter jusqu’au sommet. Là-haut, Je fais alors face à une énorme montagne en noir et blanc, vraiment sinistre, que même cet arc-en-ciel ne parvient pas à égayer. Dans le refuge perdu dans les nuages, je casse la croûte en saluant le gardien et le kéa, le seul perroquet de montagne au monde. Et puisque les conditions se dégradent rapidement, je ne tarde pas : sous une pluie glaciale, je redescends les 1700 m d’une traite, et au pas de course.



Pour mon dernier jour dans le coin, sous un grand ciel bleu, je longe gaiement le stupéfiant glacier Tasman, long de 25 km. Je continue alors au-delà du chemin, en pleine brousse, pour gravir ensuite une falaise. J’atteints alors l’extrémité de la crête, un endroit phénoménal. Assis sur ce promontoire rocheux, le vide de part et d’autre, je domine une vallée grandiose où se rencontrent pas moins de quatre glaciers descendant imperceptiblement de superbes cimes immaculées. Et de l’autre côté du gouffre, tout près, je découvre l’arête aiguisée comme une lame du mont Cook, Aoraki selon la mythologie maorie, le fils du ciel et de la terre. Je contemple le longtemps, hypnotisé par ce pic titanesque de roche et de glace. Et pendant ce moment d’éternité, je l’entends qui me parle. Il gronde, la glace s’effondrant sous l’effet de la chaleur, et me gratifie d’un spectacle hallucinant : une belle avalanche, rien que pour moi. A travers lui, j’écoute le murmure de ma déesse, ma Terre Mère ; elle me transmet son énergie. Comme ça m’arrive parfois, je ressens à cet instant un sentiment de puissance indescriptible. J’ai atteints le summum de mon potentiel physique, en même temps que la liberté ultime, celle d’aller absolument où je veux, partout, sur la planète entière. Je ne le sais pas encore, mais c’est là, lorsque je décide de repousser encore mes limites, que les événements basculent. Ma carte ne l’indique pas, mais je me souviens qu’il existe un col permettant de basculer vers le glacier Hooker, où je devrais vraisemblablement rejoindre une autre piste. A mon avis, il n’est qu’une heure ou deux, j’ai donc tout le temps. Ainsi, je caracole sur cette crête exigeante, sur de gros rochers ou de petites pierres pointues, jusqu’à atteindre le col, comme prévu. Mais à 2000 m d’altitude, le passage bombé est couvert de glace. Bien sûr, ce genre d’endroit est réservé aux alpinistes sérieusement équipés, ce que moi et mes pauvres baskets ne sommes pas. Pourtant, en avançant à quatre pattes, j’arrive en haut du dôme. Pour la descente, il s’agit de bien choisir la trajectoire pour ne pas me retrouver à 1OO à l’heure sur un toboggan sans fin. Quand je prends de la vitesse, je m’accroupis en freinant avec les talons et les mains, comme en snowboard mais sans la planche. En atterrissant convenablement sur le bloc de pierre visé, je m’en tire plutôt bien, avec juste une petite entaille au poignet. Le plus dur est passé semble-t-il, je n’ai plus qu’à descendre. Sauf que ça se complique sérieusement par ici : dans un canyon encadrée de falaises à pic, la pente ne cesse de s’accentuer : 50, 60, voire 70 %, en évoluant sur des petits cailloux instables qui dégringolent sous mon poids. S’il ne m’est jamais rien arrivé depuis tout ce temps, c’est avant tout parce que je suis toujours prudent : mais là, le danger est réel et je redouble d’attention. Ainsi, très lentement, je parviens jusqu’en bas. Marcher sur le glacier couvert de pierres n’est pas si difficile, jusqu’à ce que j’arrive au niveau du lac, parsemé d’icebergs. Je ne tiens pas à prendre un bain dans l’eau glacée, alors pendant qu’Aoraki se teinte de rose, je suis obligé de remonter dans la pente, toujours aussi raide, et toujours couverte de ces foutus cailloux tranchants. Soudain, au crépuscule, je stoppe devant un gouffre vertigineux. Je recherche une voie acceptable, sachant bien que le sentier est à moins de 500 m, mais j’estime que j’ai une chance sur deux de finir en mille petits morceaux congelés. Lucide malgré la fatigue, je renonce, ce qui signifie que je vais devoir passer la nuit dans cet environnement pour le moins hostile. Conscient qu’il va falloir me tirer de se pétrin coûte que coûte, je suppose que la moins mauvaise option est de remonter tout en haut du mont Wakefield, 2058 m, pour éventuellement trouver une issue sur le versant opposé. Alors pendant des heures, je grimpe péniblement au clair de lune jusqu’à ce qu’elle se couche à son tour. Epuisé et résigné, je m’allonge alors sous un rocher pour m’assoupir. J’ai faim, j’ai soif, et j’ai froid : après 1h ou 2 à somnoler, je ramasse des brindilles pour faire un feu ridicule, et lorsque qu’il s’éteint pour de bon, je reprends l’ascension, ardue et interminable. La matinée est déjà bien entamée quand j’atteints enfin le sommet, en brisant la glace quand j’en trouve pour m’abreuver. Je commence à descendre par la gorge escarpée d’un torrent à sec, jusqu’à faire face à un nouveau précipice infranchissable. Je dois remonter, encore, et tenter le défilé suivant. Celui-là dégringole par paliers : me voilà en train d’escalader des parois verticales de 10 ou 20 m, sans filet, où j’assure chacune de mes prises avec grand soin. Je dévale encore longuement dans la caillasse, parfois même avec la caillasse, jusqu’à retrouver le sentier de la veille. Ca y’est, je suis tiré d’affaire : les yeux mi-clos, mes jambes me portent machinalement jusqu’au parking où j’arrête une voiture. Il est 15h, je viens donc de passer plus de 30 h sur ces montagnes, dont 25 au moins à avancer, pour environ 4000 m de dénivelé. C’eut été un bel exploit si je l’avais voulu, mais je ne suis vraiment pas fier d’avoir pris autant de risques. C’était même complétement stupide. Aoraki m’a donné une sacrée leçon, de celles qu’on n’oublie pas.



J’aimerais conclure ici cette mésaventure mais ce n’est pas tout à fait fini. Dans l’histoire, j’ai déjà égaré mon vieux sac et mon appareil photo détraqué, et même raté mon avion du soir pour Wellington. En plus, en réapparaissant à l’auberge, on m’informe qu’il n’y plus de place. Alors en 1h chrono, je prends une douche, je mange, je plie bagage et je saute dans un bus. Plus tard, à 22h, j’ère encore dans le centre de Christchurch, une grande ville dont je me contrefous, sans parvenir à trouver le moindre lit. Dépité, j’entre dans un énième hôtel, complet également, mais où se déroule une petite fête. Et en moins de 5 secondes, un gars me tend un whisky et un autre m’invite à dormir chez lui. Matthews s’apprête pourtant à sortir, mais il à la grande bonté de me confier ses clés et de me jeter dans un taxi. Enfin, ma bonne étoile a retrouvé ma trace.

Le lièvre et la tortue




Vendredi 7 mars 2014 – 1238e jour


En voguant sur le détroit de Cook par grand vent, sur le pont d’un énorme ferry, je regarde l’Ile Sud approcher. Cette vaste bande d’environ 800 km par 200 n’est peuplé que par un million de gens, principalement concentrés dans trois ou quatre villes. J’ai donc face à moi une immense terre sauvage, dominée sur toute sa longueur par les Alpes Australes, et dotée en conséquence d’un nombre extraordinaire d’écosystèmes ; une ode à la nature, à l’échelle de ma planète. Cette partie de mon voyage, qui me voit descendre le long de la côte Ouest en quête de contrées vierges, est une fable un peu schizophrène : comme la tortue, je traîne péniblement mon humble demeure sur le dos, et comme le lièvre, je galope des journées entières par monts et par vaux.



Ainsi le vaisseau s’engouffre dans les fabuleux Malborough Sounds, où les contours de l’île sont particulièrement déchiquetés, où une multitude de bras de mers tortueux s’infiltrent entre de sinueuses crêtes verdoyantes. L’endroit est splendide, avec ces pentes boisées qui dégringolent dans l’océan en formant d’innombrables criques. Et j’ai même droit à un deuxième tour, car après un arrêt au port de Picton et l’achat de vivres pour plusieurs jours, un bateau de croisière pour le 3e âge me permet de remonter le cours du Queen Charlotte, le plus allongé de ces défilés. Ce n’est donc qu’en fin d’après-midi que j’attaque le sentier qui louvoie sur l’une de ses crêtes improbables, s’étirant sur plus 50 km. 2O kg sur le dos, ça pèse, mais j’imprime quand même un bon rythme jusqu’au coucher du soleil. J’atteints là le point culminant de la randonnée, qui m’offre une vue éblouissante à 360 degrés sur cette région où se marient superbement l’eau et la terre. Avec la météo au beau fixe, comme mon moral, j’y plante ma tente, sur un tapis d’herbe moelleuse. Mais au milieu de la nuit, le vent se lève brusquement, avec des bourrasques de plus en plus violentes. Dans mon frêle abri, j’ai l’impression d’être un glaçon dans un shaker, alors je me décide à plier bagage et à me mettre en route. Je passe des heures dans l’obscurité, sous un crachin ininterrompu,  jusqu’à ce que les lueurs de l’aube me dévoilent la beauté de la végétation qui m’entoure, tantôt le bush endémique, étonnant, adapté au climat sec et tempéré, tantôt de belles forêts de pins ornées d’une kyrielle de fougères. Puis après une courte sieste sur le banc d’un refuge, la pluie cesse. J’avance encore une bonne partie de l’après-midi avant de croiser une route goudronnée : je descends jusqu’à un hameau isolé où je ne me prive pas d’une douche chaude et d’un bon lit au sec. Il me faut encore toute la matinée suivante, toujours sur la crête, monter, descendre, pour enfin achever cette promenade grandiose ; mais mon marathon n’est pas terminé : en stop, je parviens à rejoindre la bourgade de Motueka, plus au Nord, où je refais le plein de provision et où je campe. Cette nuit-là, la température chute sous les 10 ; encore heureux qu’on soit en plein été.









Mais le soleil chauffe déjà de bon matin, quand je rejoins l’entrée du parc national Abel Tasman. Celui-ci abrite une grosse montagne arrondie qui se détache de moitié dans la mer : le fameux sentier la contourne, parfois au bord de l’eau, parfois plus haut. Là encore, chargé comme une mule, je divise en deux les durées prévues, cavalant plus de 40 km en 2 jours. A toute allure dans des pentes modérées, je suis frappé par cet endroit merveilleux. A chaque virage qui contourne une petite ravine, à savoir toutes les cinq minutes, la flore change complètement, des bushes très variés où des forêts en tout genre, qui comprennent quantité d’arbres qui me sont inconnus. Un peu partout aussi, on croise ces majestueuses fougères arborescentes géantes, l’emblème de la nation, qui recouvre parfois un flanc entier. Et très régulièrement, le paysage s’ouvre sur le littoral somptueux, composé de falaises ou de courtes plages dorées. C’est d’ailleurs sur l’une d’elles que je m’offre une pause : une petite baie encadrée de flancs boisés et de rochers est barrée par une langue de sable blond, avec d’un côté une zone marécageuse étrange et de l’autre les eaux azur du Pacifique. J’y balance mes vêtements pour une brève séance de bronzette, puis je retourne gambader dans la forêt enchantée. Plus loin, en pique-niquant sur une nouvelle plage, je m’amuse de ces randonneurs lourdement équipés qui défilent devant des filles en bikini. Je dois ensuite traverser une plaine sableuse, immergée à marée haute. Par endroit, j’ai d’ailleurs de l’eau jusqu’aux fesses, il était temps. Plus haut encore, dans les terres, ce sont ces grands pins bizarres ou ces buissons délirants qui m’épatent, tandis que je descends vers mon camping. Superbement installé sur une autre bande de sable, il permet de se reposer, au choix, devant un marécage aux tons sépia ou devant l’océan turquoise. Au réveil par contre, je vais déjà bien moins vite : les pattes du lapin commencent à traîner et la coquille de la tortue semble de plus en plus lourde. Mais la beauté du paysage, plutôt des paysages toujours renouvelés, compense largement. Après encore des centaines de lacets, j’y suis presque. Pieds nus, je n’ai plus qu’à traverser cette autre immense surface de sable humide, interminable. Et comme si souvent, j’ai une chance insolente : après une petite centaine de kilomètres parcourue en 5 jours, et alors que je termine juste de casser la croûte sur un parking très peu fréquenté, une famille en voiture s’apprête à en partir. La manière dont je leur demande de me sortir de là ne leur laisse guère le choix.









Je me repose alors à la campagne, dans le village de Takaka. J’ai les épaules, le dos, les jambes et les genoux en compote, alors je ne bouge pas de ma douillette maison d’hôte, parmi la quinzaine de voyageurs qui se partagent poliment la cuisine, le salon, des chambrées de 8 et le jardin fleuri. En fait, je me permets juste un léger décrassage, 1h de vélo jusqu’aux apaisantes sources Waikoropupu, réputées d’une extrême pureté.
Et puis je pose mon vieux sac sur le trottoir, décidé à me farcir 450 km en stop ; ce qui s’avère plus laborieux que prévu. Ce n’est pas la distance que j’ai sous-estimée, mais le relief accidenté : la ligne droite n’existe pas dans le coin. Il est bien gentil Jerry, avec sa bonne tête d’anglais du bout du monde, casquette et boucle d’oreille, en short et en tongs alors qu’il fait un froid de canard. Mais quand au milieu de l’après-midi, il s’arrête pour la 4e fois afin de refroidir le moteur fumant de son tacot, je sais déjà que je n’arriverai pas aujourd’hui, même si les gorges de la Buller sont ravissantes.
Les hautes falaises qui  dominent la côte Ouest aussi sont superbes, se poursuivant au-delà de l’horizon et flanquées à leur base d’un nouveau bush, luxuriant celui-là. Le décor est suffisamment insolite pour que j’en oublie de faire signe aux rares voitures qui me dépassent ; et c’est au moment précis où j’abandonne, vers 20h, que stoppe un van fleuri, avec le linge pendu aux fenêtres. Au milieu d’un sacré bazar, 3 ados anglais, même pas 20 ans, poussent jusqu’à la ville suivante.


Et j’arrive au pied des pics acérés du coeur de la chaîne alpine, si proche de la mer, qui culmine à plus de 3000m. Je suis même tout près du glacier Franz Josef, et parmi les nuages, on devine les neiges éternelles qui coiffent les cimes sombres et menaçantes ; je n’ai pas vu ça depuis l’Himalaya, un an et demi déjà. Et comme je ne suis arrivé qu’en fin de matinée, je n’ai plus qu’un jour et demi dans les parages. Je ne m’éternise pas dans ce petit village très touristique : je fais une courte balade pendant laquelle je suis stupéfait, encore, par une drôle de jungle très humide ; puis je m’en vais étudier la géologie au centre d’information. Si le Franz Josef est si spécial, c’est qu’il l’un des très rares à descendre aussi bas, 200m à peine au-dessus du niveau de la mer, qui n’est qu’à 25 km. J’examine aussi les différents parcours des environ ; je choisi le plus long, 8h parait-il ; qu’importe, je n’ai même pas de montre. Ainsi, à la fraîche, j’examine d’abord cette rivière gris clair où flottent de gros glaçons, avant d’attaquer vaillamment la pente, sévère. Mais sans ma lourde coquille restée dans le dortoir, je me sens léger comme une plume. Je me faufile d’abord dans une forêt dense gorgée d’eau ; des arbres biscornus et des fougères s’entremêlent tandis que des mousses épaisses recouvrent tout, même les troncs et les pierres. Puis les écosystèmes se succèdent joyeusement en fonction de l’altitude : des bois plus clairsemés, puis des arbustes, des buissons et des plantes étranges, qui se rabougrissent jusqu’à laisser la rocaille à nue. Quand j’atteins 1300m d’altitude, j’ai derrière moi la rivière qui serpente dans la plaine jusqu’à la Mer de Tasman, et devant, ce gigantesque glacier, creusant dans la roche une vertigineuse saignée blanc-bleu de près de 3 km. Néanmoins, on gèle sérieusement là-haut, alors je retourne vite au chaud, je dors, et je m’en vais.




De là, j’ai encore un long trajet alors j’investis dans un ticket de bus pour ne pas me mettre en retard. La route en elle-même est déjà un remarquable spectacle : avec les commentaires du chauffeur, je vois défiler la jungle impénétrable du Mont Aspiring, puis les plateaux très secs du Central Otago, plantés d’herbe blonde et d’arbustes bruns, puis on zigzague entre les immenses lacs Wanaka et Hawea, avant de stopper pour la nuit à Queenstown. Cette petite station de sport d’hiver, autoproclamée « capitale mondiale de l’aventure » ne désemplit pas, même en cette saison. Clairement, les affaires sont florissantes : je fais juste un petit tour dans cette ville très bourgeoise et j’en repars à la première heure.


Pour conclure en beauté ma descente de la côte Ouest, je franchis le 45e parallèle en direction de la région des fjords. Jeter un oeil à une carte permet de comprendre l’ampleur du phénomène : les Alpes s’achèvent ici de manière très accidentée, avec de hautes montagnes et de profondes vallées noyées par de grands lacs ou par la mer. Je me pose plusieurs jours sur les rives du majestueux lac Te Anau, dans le village du même nom, sans grand intérêt. Je m’offre d’abord une croisière sur le mythique Milford Sound. La route tortueuse qui y mène est déjà un spectacle en soi ; alors que l’on s’enfonce dans le massif de plus en plus radical, nous faisons quelques haltes pour admirer la forêt vierge, une cascade surpuissante ou un mur de roche colossal. Et puis le navire s’engage dans le fjord, cet étroit couloir à l’échelle monumentale. Ainsi, minuscules, nous glissons entre d’énormes montagnes à pic qui frôlent les 2000 m, en nous rapprochant parfois de falaises vertigineuses, de cascades qui semblent tomber du ciel, ou même de rochers où se prélassent des otaries. Entre deux cimes, on aperçoit les glaces du Tutoko, plus de 2700 m, puis après 70 km de méandres, le glorieux défilé s’ouvre soudain sur l’infini, la mer de Tasman, dont l’horizontalité est presque incongrue.








En suivant, parmi les nombreux sentiers des environs, j’ai bien envie d’accomplir le réputé Kepler track, mais il s’effectue normalement en 4 jours et j’en ai marre de porter mon sac. En examinant longuement l’itinéraire, quand même 60 km pour presque 2000 m de dénivelé positif, je remarque un parking sur la fin : en m’arrêtant là, je réduis un peu la distance. J’hésite encore quand on m’informe qu’un bateau permet de d’éviter la première partie. C’est décidé, je vais boucler cette fameuse randonnée en un seul jour. Alors de bon matin, je vogue sur le lac, sur-motivé par le défi qui m’attend. A partir de là, je sais que je dois atteindre l’autre côté avant la nuit afin de tomber sur un hypothétique chauffeur. Et avec cette montée ardue, dans cette jolie forêt de hêtres noyée dans la brume, me voilà immédiatement dans le vif du sujet. Sans mon fardeau, j’ai l’impression de voler, même si je me force à ne pas aller trop vite pour durer. Le chemin m’emmène ensuite au-dessus des nuages, au milieu d’une steppe d’herbe blonde, et un peu plus loin, je passe trop près du mont Luxmore pour ne pas faire le détour. En marchant sur des pierres noires et de la neige, j’atteints le sommet en un rien de temps, tandis que le ciel est maintenant dégagé. Là-haut, à 1500m d’altitude, la vue est époustouflante : tout autour se dressent des montagnes gigantesques ; en bas, l’immensité du lac Te Anau se révèle ; à l’horizon s’étend une ligne brisée immaculée, dessinée par les neiges éternelles des Alpes Australes. Pour me réchauffer, je redescends en cavalant, et comme j’évolue désormais sur une crête au relief modéré, je continue sur ma lancée, tout en riant devant ce panorama exceptionnel. Lorsque je bascule sur l’autre versant, Je casse la croûte sur un promontoire rocheux qui domine la profonde vallée qui m’attend. Je replonge alors dans une étonnante forêt d’altitude avant d’arriver en bas : maintenant, le dénivelé reste faible jusqu’au bout. Je longe un moment la rivière avant de retourner dans les bois ; elle est bien jolie cette forêt, mais je commence à en avoir assez, alors quand je découvre le lac Manapouri, je préfère continuer sur la berge. La dernière partie est interminable, et alors que le soleil baisse, je me répète qu’une fois sur la route, je n’attendrai pas plus de 10 mn avant d’être ramassé par une voiture. Je franchis enfin la rivière sur un long pont suspendu qui aboutit au parking ; mais il me faut encore marcher sur une piste de graviers pendant 2 ou 3 kilomètres. Du matin au soir, j’ai dû en avaler une bonne cinquantaine, alors quand j’atteins enfin le bitume, même si je suis comblé par cette course épique, je suis épuisé. Heureusement, mon étoile veille : dix minutes plus tard une famille de compatriotes en vacances s’arrête. Sur le coup, ça fait plaisir de parler français, et je les remercie avec insistance.





atterrissage en douceur




Samedi 22 février 2014 – 1225e jour


Lorsque je terminai la traversée de l’Asie, à court d’argent et d’énergie, je renonçai à visiter l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Mais alors que je séjournais en Nouvelle-Calédonie, je prenais peu à peu conscience de l’Océanie, et il m’apparut de plus en plus évident que je ne pouvais pas manquer d’explorer, en partie au moins, le Continent Eau. Et quand il fut clair dans mon esprit que je passerai finalement chez les kiwis, je pris un malin plaisir à me concocter un programme démentiel : 7 semaines pour le grand 8.



En survolant le Grand Pacifique, tandis que je passe au Sud du tropique du Capricorne pour la seconde fois seulement, je révise mes leçons. Les deux grandes îles qui composent La Nouvelle-Zélande en font un pays vaste, un peu plus que la Grande Bretagne. Plusieurs facteurs géographiques participent à son caractère unique, tant au niveau de sa topographie très montagneuse que de sa flore hautement endémique : son isolement, puisque l’Australie, son plus proche voisin, est à 2000 km ; son activité volcanique perpétuelle, du fait de sa position sur la ceinture de feu ; et la proximité de l’Antarctique, puisque seule la pointe Sud du continent américain en est plus proche, ce qui implique un climat plus moins tempéré en fonction de la latitude.
C’est aussi l’une des dernières terres à avoir été découverte, puisque ce n’est qu’autour du 13e siècle que des polynésiens naviguèrent jusqu’ici pour fonder la culture maorie. Quant aux européens, britanniques surtout, ils ne s’établirent qu’au milieu du 19e, pour exploiter le bois et développer l’élevage à grande échelle, la colonisation s’amplifiant fortement lors de la ruée vers l’or. L’acquisition et la spoliation des terres conduisirent inévitablement à de violents conflits, qui se conclurent par une diminution drastique de la population indigène.
De nos jours, même si la culture maorie connait une certaine recrudescence, les mœurs anglo-saxonnes se sont définitivement imposées, adoptées par les indigènes eux-mêmes, qui ne représentent guère plus de 8% des 4,5 millions d’habitants. En outre, la nation affiche une démocratie exemplaire, régulièrement classé parmi les plus performante ; 3e pour l’indice de développement humain notamment. C’est d’ailleurs la première fois que je vais explorer une nation occidentale depuis que j’ai quitté l’Europe. Aussi, l’économie est florissante, ce qui implique des tarifs élevés ; je vais donc devoir me serrer la ceinture, préférant dormir sous ma tente ou en dortoir, voyageant en stop plutôt qu’en bus. Il y a également un large panel d’activités disponibles, mais je vais surtout pratiquer mon exercice favori, la marche, dans quelques-uns des nombreux parcs nationaux où j’ai sélectionné une multitude de randonnées mondialement réputées ; ça promet.



Ainsi, j’atterris dans la capitale, Wellington, tout en bas de l’Ile Nord, sachant que je vais d’abord faire le tour de l’Ile Sud. J’y suis accueilli par Malika, une jolie métisse anglo-marocaine, à qui j’ai demandé le gîte sur internet. Elle partage son appartement avec Amanda, une brésilienne aux cheveux rouges et tout de noir vêtue, venue en vacances et jamais repartie, ainsi qu’avec Jason, un maori bodybuildé, par ailleurs banquier et gay ; le mythe du guerrier cannibale en prend un coup. On ne s’ennuie pas avec cette joyeuse équipe, qui représente pas moins de quatre continents, d’autant qu’ils reçoivent constamment de nombreux hôtes. Pendant les 4 jours que je passe avec eux, ils hébergent encore un autre français et une allemande.
Quant à Malika, je dois bien avouer que cette fille a un charme fou. C’est une voyageuse insatiable, qui à 27 ans, a déjà parcouru presque autant de pays que moi. Employé de banque elle aussi, elle travaille pendant un an environ, en économisant la moitié de son salaire, pour ensuite partir explorer une région du monde pendant plusieurs mois. Et même si la pauvre vient juste de subir une opération abdominale, ça ne l’empêche pas de déborder d’énergie. Après une petite heure avec elle, je déchiffre une personne espiègle, perspicace, très indépendante et ouverte d’esprit ; j’ai l’impression de la connaître depuis des années. Plus tard, enfin seuls, nous passons une bonne partie de la nuit à nous raconter nos vies mouvementés. Puisqu’elle est convalescente, je sais que je n’ai pas grand-chose à attendre, mais j’ai quand même droit à un doux baiser.



Flirter, c’est bien gentil, mais j’ai une cité à découvrir. A deux pas, je commence par grimper sur le mont Victoria qui domine la ville, où j’appréhende la topographie des lieux. Tout autour, sur les flancs des montagnes coiffées de forêts de conifères, s’étalent les quartiers résidentiels constitués de jolies maisons victoriennes. En bas, le centre-ville étriqué occupe la seule partie plate des environs, qui longe les rives de la vaste baie de Lambton Harbour. Je suis d’ailleurs le front de mer sur la très chic Oriental Parade et ses superbes demeures, jusqu’au centre, parfaitement organisé, propre, fleuri, et même relativement calme.







Wellington, avec ses 240 000 habitants, s’avère très cosmopolite et vivante, comme en témoigne une quantité impressionnante de cafés et restaurants en tout genre. Les gens sont jeunes et beaux, visiblement en pleine forme, et habillés à la dernière mode ; du moins je suppose. D’ailleurs, je remonte l’alternative Cuba Street, une longue rue piétonne, pour faire un peu de shopping : je négocie un pantalon, sachant que je n’en ai plus porté depuis des mois et qu’il fait un peu frisquet pour se balader en short. Je me rends ensuite dans les bureaux de l’ambassade de France où je dois obtenir un nouveau passeport ; déjà le troisième. Puis je parcours le quartier des affaires, qui se dresse devant le port. De ce côté, de hautes tours modernes côtoient des bâtiments plus anciens, classiques, art-déco, voire carrément baroques. Je grimpe ensuite une autre colline en empruntant le funiculaire, pour redescendre par le merveilleux jardin botanique ; toutes ces plantes sont nouvelles pour moi.



Et si cette ville dégage cette atmosphère particulière, si agréable, elle le doit en grande partie à ses quais : même si on y a conservé les constructions d’époque, habillement réhabilitées, ceux-ci ont subis de lourdes transformations et arborent aujourd’hui de larges promenades, avec des parc, des passerelles, des jeux, où les gens viennent se détendre ou faire du sport.
Et puis je ne manque pas de visiter le musée Te Papa, logé dans un bâtiment massif à l’architecture audacieuse. L’endroit est captivant, novateur et original, mais beaucoup trop grand à mon avis, avec pas moins de 6 niveaux. Entre la préhistoire ou la tectonique des plaques, la faune et la flore, la culture maorie et l’histoire de la colonisation, et même l’art contemporain, je sors de là après des heures l’esprit complétement embrouillé. Heureusement que je vais étudier tout ça sur le terrain.



Enfin, avant de partir à l’aventure dans l’Ile Sud, je passe une dernière soirée en compagnie de ma chère Malika. Une fois notre soif de voyage assouvie, nous imaginons nous installer sur une île déserte, coupée du monde ; nous adopterions un enfant de chaque continent, elle s’occuperait du jardin tandis qui j’irais pêcher. Bien sûr, cette belle conversation n’est qu’une plaisanterie ; quoique.