plongée dans l'océan vert



























 
Samedi 1er novembre 2014 – 1474e jour




Pour le moins, la nuit est agitée : lors de cet interminable trajet en bus de 18h, je suis sans cesse secoué par les lacets qui m'emmènent au-delà de la Cordillère des Andes, après 4 mois inoubliables à gravir ses pentes. Cependant s'en est fini de la grimpette : la veille, je fermai les yeux sur le désert de la côte Pacifique, mais ce matin, je les ouvre sur un paysage d'une infinie platitude, saturé d'une végétation foisonnante ; un autre monde.



Grand amateur des forêts tropicales, j'attendais depuis longtemps de découvrir la plus grande d'entre elles, l'Amazonie. Les chiffres sur le poumon de la Terre sont édifiants : s'étalant sur 5,5 millions de km2, elle est vaste comme 10 fois la France et même s'il elle subit une déforestation dévorante, la majeure partie demeure totalement vierge. Indissociable de cette jungle gigantesque, le fleuve Amazone s'accorde, en espagnol, au pluriel ; et pour cause, on estime qu'il est irrigué par 15000 affluents de toutes tailles. Lorsque qu'il se jette dans l'Atlantique, de l'autre côté du continent, son débit est prodigieux ; au point qu'il est beaucoup, beaucoup plus puissant que tous les grands fleuves sur lesquels j'ai déjà navigué, le Nil, le Niger, l'Ogooué, le Gange, le Mékong et le Parana ; tous réunis.



En outre, j'ai beau être rodé en matière de transports en commun, je suis curieux d'en expérimenter encore un nouveau : dans cette région sans route, les gens circule évidemment en bateau, en se balançant dans leur hamac. C'est donc de cette manière que je vais voyager pendant un mois entier, pour un extraordinaire périple de plus de 3500 km au fil de l'eau. Alors que mes folles aventures touchent à leur fin, je vais goûter à l'éloge de la lenteur.









1. boat people (2 jours)



Encore un dernier trajet en taxi collectif et me voilà arrivé à Yurimaguas, là où la route s'achève. La saison des pluies a commencé par ici et c'est sous une bonne averse que je découvre cette petite ville aux airs de village. Les rues tapissées de gadoue sont très animées, par les habitants largement indigènes, habillés à la dernière mode streetwear, et par de nombreux rickshaws pétaradants. Autour de la place, il y a quelques bâtiments bien tenus, comme cette jolie église bleu ciel juste rénovée, mais la plupart, bricolage de béton, de bois et de tôles, sont couverts de moisissure, inévitable sous l'équateur. En bas, le port joyeusement bordélique s'étend le long des berges boueuses surmontées de cabanes sur pilotis. Sur les eaux marron, les barques des pêcheurs sont arrimées autour de deux ou trois cargos rouillés : voici les fameuses lanchas, qui pour moi remplacent désormais les bus. Après avoir pris les renseignements d'usage, je dîne dans un chinois avant de m'enfermer dans une chambre spartiate ; cette nuit, autant à cause de la chaleur moite que de l'excitation, j'ai grand peine à trouver le sommeil.

















Le lendemain matin, les quais sont en effervescence : c'est jour d'élections et comme elles sont obligatoires au Pérou, les candidats ont affrété les lanchas pour l'occasion. L'avantage, c'est que c'est gratuit, mais l'inconvénient, c'est qu'elles sont pleines à craquer ; heureusement mon premier trajet est court. Je l'effectue donc comprimé sur un petit banc de bois à l'avant du pont. Ainsi, à 10km/h, le navire louvoie pendant une dizaine d'heures au gré des boucles incessantes du rio Huallaga. Même si je suis le seul étranger à bord, mes voisins ne sont pas très bavards ; néanmoins, comme la vitesse engendre une brise légère qui atténue agréablement la canicule, je me délecte du lent défilé de la selva (la forêt). Régulièrement, elle laisse place à des champs ou des vergers qui annoncent un nouvel arrêt devant des hameaux isolés. Plus tard, peu avant mon débarquement, le coucher du soleil sublime le spectacle.



















 
















2. la jungle en plein cœur (5 jours)



Je débarque très excité à Lagunas car je viens y accomplir un rêve, une expédition dans une réserve naturelle très alléchante. Et comme les auberges de cette bourgade sont complètes, la patronne d'une agence de guides m'offre sa chambre dans une maison semblable aux autres ; murs de planches mal dégrossies, toit de palmes et sol en terre battue. Marita, enjouée et chaleureuse, me sert un petit déjeuner gargantuesque que je prends en compagnie de 3 ou 4 gamins ainsi que Aurora, le perroquet familial qui vient picorer jusque dans mon assiette ; ça c'est exotique. Par contre, la douche attendra : il n'y a pas de robinet et le puits est à sec. Quant à l'électricité, elle n'est disponible que quelques heures par jour et on en profite pour envoyer de la musique à plein volume. Le temps de gérer les préparatifs, je m'adapte volontiers à l'indolence locale, tout comme à la température accablante. Ici aussi on bénéficie, modérément, du développement rapide du pays : les gens traînent leurs tongs sur un trottoir tout neuf qui borde une large rue bétonnée, contrastant nettement avec les chaumières très rudimentaires. La journée, pendant que je fais connaissance avec mon guide pour les jours à venir, les gens se rendent calmement au bureau de vote ; la nuit par contre, certains fêtent bruyamment la victoire de leur favori.






Et puis Aquiles et moi nous évadons hors de toute civilisation, et du temps, pour une escapade de trois lunes au coeur de la jungle. La température et l'humidité au maximum, nous entamons la descente en pirogue d'une petite rivière de l'immense réserve Pacaya Samiria. A cette saison, elles sont plusieurs à irriguer ces deux millions d'hectares de forêt équatoriale originelle, mais bientôt, au plus fort de la saison des pluies, elles grossiront au point d'inonder toute la zone. Les yeux tout ronds et le sourire jusqu'aux oreilles, je mesure la chance de glisser en silence dans cette apothéose de la Nature. Car c'est une véritable explosion végétale qui m'entoure et la variété et la densité des plantes est ahurissante. La canopée, pas si haute, est composée d'innombrables espèces d'arbres touffus que dominent de majestueux palmiers géants déployant d'énormes éventails à plus de 30 m. Plus bas, des grappes de palmes en tout genre débordent du sous-bois qui affiche toute la gamme des verts, et les rives disparaissent souvent sous une multitude de racines aériennes ou de plantes aquatiques. Au détour d'un chenal, mon guide se dispute avec une bande de loutres géantes qui nous ont mal reçus, et dans leur langue, il leur passe une sacrée avoinée ; heureusement la conversation est plus courtoise avec ces petits acrobates, un groupe de singes capucins suspendus aux lianes. Et lorsque de grands arbres embrassent de leur feuillage la moitié du cours d'eau, il y faufile sa pirogue en douceur, en pilotant au millimètre et d'une seule main, puisqu'il tient dans l'autre le harpon qui sert à pêcher le déjeuner.




Lorsque le soleil brûlant approche l'horizon, nous accostons devant une clairière occupée par une grande case sur de hauts pilotis. Ma nouvelle maison est spartiate mais comme mon lit est enveloppé d'une moustiquaire et que mon chaperon s'avère un excellent cuisinier, je trouve ça parfait. Pendant qu'il grille le poisson et moi les fines herbes, je musarde à demi-nu sur les coursives. De mon poste d'observation, je recense patiemment des dizaines d'oiseaux perchés sur les branches, tous différents, qui jouent une symphonie stupéfiante. Soudain, tout le monde déguerpit quand une nuée de gros aras multicolores surgit en hurlant. Ils repartent aussi vite, le silence s'installe, puis chacun reprend son perchoir pour gazouiller de plus belle.




Je n'ai plus de montre depuis des années et ce matin, c'est un escadron de piafs jaunes qui sonnent le clairon juste au-dessus de ma chambre. La sortie du jour se déroule sur la terre ferme ; en fait un sol tout mou, puisque gorgé d'eau et tapissé d'un épais matelas de feuilles et d'humus. Alors que nous nous enfonçons dans l'ombre d'une forêt merveilleuse, l'homme des bois me décrit fièrement son monde. Je sais encore manier une machette, par contre les bottes remplies d'eau sont plutôt un handicap. De retour au camp, pas lavé depuis des jours, je me résous à prendre un bain dans la rivière, comme les enfants du coin. Chambreur, Aquiles me précise que les anacondas ne rodent pas par ici, que les crocodiles dorment et que les piranhas sont trop petits. Bon, d'accord, j'inspire un grand coup et je plonge sous la surface opaque. En fait, je nage en plein bonheur dans cette jungle réputée hostile, et ce n'est pas anodin. J'y suis finalement très à l'aise, comme je l'était deux semaines plus tôt, au pied des gigantesques pics glacés de la Cordillère Blanche. C'est la preuve que je suis capable d'être bien n'importe où sur Terre. Après quatre ans d'études, le chapitre primordial qu'est la quête de soi a connu des progrès considérables.




Et puis après une dernière sortie nocturne, féerique grâce à l'éblouissante pleine lune, nous reprenons les pagaies pour repartir d'où nous sommes venus, à contre-courant cette fois. Et comme il n'a pas plu la veille, nous avons droit à une averse diluvienne : elle dure des heures, assurément la plus grosse douche de ma vie. Il pleut si fort qu'au bout d'un moment, on ne rame plus, on nage. Et à chaque fois que mon bon ami s'arrête pour écoper, j'éclate de rire en l'entendant siffler l'air du Titanic.




A Lagunas, ils sont encore nombreux à consommer l'ayahuasca. Connu en Occident pour ses effets hallucinogènes, ce breuvage est consommé pour purifier le corps et l'esprit depuis cinq millénaires au moins ; un rite mêlant la médecine traditionnelle à la religion animiste. Aquiles, qui m'en a parlé le premier, accepte de me présenter au chaman du quartier. Je m'accorde vite avec cet homme avenant qui ressemble à tous les autres et je reviens le voir à la nuit tombée. Il conduit la cérémonie paisiblement, en préparant la potion magique, puis il me fait asseoir sous un arbre avant de me tendre une petite calebasse. En confiance, je m'en remet donc à sa bienveillance. Peut-être pour faire passer l'âpreté du goût de terre, le chaman me souffle sur tout le corps la fumée d'un tabac spécial, tout en fredonnant des incantations et en secouant un bouquet de feuilles sèches. Des lucioles virevoltent autour de moi, de belles palmes dentelées bruissent au-dessus de ma tête, et au-delà les étoiles dansent. Après un moment, je ne bouge plus d'un poil, le moindre muscle totalement relâché et les idées vagabondes. Et puis comme tout va très bien, j'ai droit à une seconde rasade. Un instant plus tard, ou peut-être des heures, je me trouve à l'intérieur de la maison et je me balance mollement dans un hamac. Tout près, le gentil sorcier continue de bercer mes songes en murmurant ses prières. Au milieu de la nuit enfin, j'estime avoir eu ma dose alors je remercie Gabriel et rentre jusqu'à mon lit sans toucher terre.









3. 24h express



Le lendemain, les effets de la plante sacrée se prolongent : c'est simple, je ne suis bon à rien. Alors que je traîne mes sandales entre les flaques à la recherche d'un café, j'entends dire qu'un « rapido » fait escale au port. Péniblement, je plie les gaules avant de sauter dans un rickshaw. Et après le retard inévitable, je monte dans une longue barque en métal couverte d'une bâche. Tandis que deux moteurs hors-bord nous poussent à 40km/h, je suis dans l'état idéal pour pratiquer l'une de mes activités favorites : la contemplation. Bien plus loin, nous stoppons pour la nuit dans un petit village anonyme ; avec mes compagnons du jour, je dors à poings fermés dans l'hôtel le plus brinquebalant qu'il m'ait été donné de voir.



C'est à peine croyable mais à 5 h pétantes, tous les passagers sont à bord. Après bien des méandres, nous accostons enfin mais je ne suis pas tout à fait arrivé : je rejoins ma destination par l'unique route de la région, 100 km de ligne droite sans queue ni tête. Mon taxi ne sait pas conduire mais c'est normal, il n'a jamais eu l'occasion de tourner le volant.









4. Iquitos, l'insouciante (5 jours)



Depuis des lustres, Iquitos attire les aventuriers du monde entier, et je comprends vite pourquoi en la traversant pour la première fois. La présence d'une ville au beau milieu de la selva s'explique par une seule raison : autour de 1880, l'essor de l'industrie automobile provoque un spectaculaire boom du caoutchouc, tiré des hévéas de la région. Les immigrants américains, européens ou chinois affluent à bord des nouveaux vapeurs et quelques uns amassent rapidement des fortunes colossales en exploitant la main d'oeuvre locale. Pendant trois décennies, la cité jouit d'un développement exponentiel, avant de retomber aussi vite dans l'oubli lorsque les anglais établissent des plantations en Malaisie. Sans jamais retrouver l'opulence d'autrefois, Iquitos connaît un regain d'intérêt depuis les années 70, notamment grâce à la découverte de pétrole. Décidément, les affaires ne font pas bon ménage avec la forêt.



D'abord, je déniche une chambre douillette dans un quartier tranquille. Soit, il n'y a pas de fenêtre mais j'ai de l'eau tiède et un ventilateur, une cuisine à disposition et même un patio d'où je peux observer la rue. Dans le centre-ville, à deux pas, c'est l'effervescence. Vestiges du glorieux passé, de belles demeures coloniales arborent d'élégants azulejos, la faïence typiquement portugaise. Plus audacieuse, une maison en fer conçue par Gustave Eiffel lui-même fut carrément importée en pièces détachées depuis Paris. D'autres bâtiments, plus récents et plus laids, voient leur murs de brique inévitablement noircis. Et dans le vacarme des moto-taxis, la population, cosmopolite bien que largement indigène, déambule entre les vendeurs à la sauvette. Là encore, ces gens sont sapés comme de vrais citadins ; et pour cause, il habite une agglomération de 400 000 habitants. Clairement, la société de consommation est parvenue jusqu'ici, toutes ces boutiques bien achalandées en témoignent. J'emprunte ensuite le malecon, une longue jetée piétonne agrémentée d'espaces verts, dont la balustrade surplombe la vaste plaine inondable. Bien sûr on ne parle pas de marée pour les rivières, pourtant ici le niveau des eaux s'élève parfois de 10 m. C'est pourquoi en contrebas, certains optent pour d'humbles cabanes flottantes, couvertes de chaume et posées sur de gros rondins. D'ailleurs, l'averse quotidienne rince les caniveaux et chasse les passants des trottoirs cabossés.






Dans la douceur du soir, c'est encore plus animée. Les bars sont bondés même si certains préfèrent boire un verre à l'extérieur, accoudés n'importe où. D'autres tentent leur chance au casino tandis que les ados s'entassent dans les salles de jeux vidéo. Les restaurants aussi font salle comble, les fast-food surtout. Comme ailleurs, on ne mange plus le traditionnel cochon d'Inde mais le nouveau plat national : poulet frites, de préférence avec une bouteille d'Inka Cola, le soda jaune fluo. Sur la place d'Armes, les familles se promènent autour de la grande fontaine et les enfants sucent des glaces devant l'église illuminée. Et sur le malecon, le volume monte encore d'un cran : tout du long, sous les palmiers et les lampadaires, des clowns ou des musiciens divertissent les foules insouciantes. L'atmosphère est si festive et bon enfant que je revient la respirer chaque nuit.




Par un beau matin tout de même, je m'extirpe de cette agitation. J'apprivoise en un clin d'oeil le réseau de bus, de drôles de caisses en bois et en tôle, puis un jeune homme à scooter me dépose devant l'entrée d'un parc naturel. Dans son laboratoire, j'écoute un biologiste d'une oreille distraite car par la fenêtre, la forêt m'appelle. Alors je m'échappe en ricanant pour aller faire l'école buissonnière dans la végétation foisonnante. En claquettes, je m'aventure parfois hors-piste, pour aller toucher un tronc énorme ou pour examiner quelque insecte démesuré, mais je veille à toujours rester à portée d'un étroit sentier qui, me semble t-il, suit plus ou moins la route. Après des heures pourtant, je débouche contre toute attente à mon point de départ ; j'ai donc fait une boucle, autant pour moi.




Sur le retour, je ne pas rate le zoo municipal. Même si l'Amazonie englobe un dixième du vivant, elle est si vaste et si dense que la faune se montre très rarement. En général, j'apprécie modérément de voir les animaux en cage, mais je veux bien faire une exception pour cette fois. Et c'est heureux car cette petite concession me permet d'approcher tous les grands mammifères ; le fourmilier géant, doté d'une queue touffue et d'un museau interminable ; le capybara, champion du monde des rongeurs avec 60 kg sur la balance ; le tatou géant qui ondule sa curieuse carapace ; le tapir, fort comme un boeuf, qui secoue sa tête hirsute ; l'anaconda qui peine à démêler ses 7 m de cuir ; où encore le dauphin rose qui fait des ronds dans la piscine. Je ne manque pas non plus de saluer les grands félins, la noble panthère noire ou le farouche puma, ainsi que son altesse le jaguar, proclamé roi de la jungle du Nouveau Monde.



Déjà, j'adore Iquitos, mais je n'ai pas encore tout vu : le quartier populaire de Belen s'avère de loin le plus pittoresque. Plus on s'en approche, plus les bâtiments sont délabrés, et plus un bourdonnement enfle. Au détour d'un carrefour, c'est devenu un sacré boucan : voici le grand marché, qui n'a guère changé depuis des lustres. Une foule monstre, haute en couleur, se bouscule devant des centaines d'étals bancals qui optimisent le moindre espace. On piétine dans la crasse, de vieilles bâches bouchent complètement le ciel ; les marchands hèlent les chalands, qui eux négocient, rient, poussent. Depuis la ruelle des vêtements, je m'infiltre dans celle des outils, je tourne dans l'allée des légumes, puis celle des fruits, dont beaucoup me sont inconnus. Dans un grand hangar, on vend la viande et le poisson : les vendeurs chassent les mouches pendant que des chiens pouilleux rodent sous les tables. On étouffe, je ne m'attarde pas. Je poursuis au milieu des régimes de bananes, des racines de manioc et des paniers d'épices. Tous mes sens sont en alerte rouge ; franchement, j'ai rarement vu un tel bazar. Comme tout le monde, je grignote un instant sur un stand, entre les gamelles d'une cantinière picaresque. Je m'engouffre encore dans le passage Paquita, dédiées à la médecine traditionnelle, où les échoppes exposent une myriade de plantes médicinales, moult peaux de bêtes et autres potions mystérieuses. Haletant, j'émerge alors à l'air libre.




Je me tiens maintenant devant un long escalier qui dégringole jusqu'aux quartiers misérables de la ville basse : un flot de tôles rouillées coiffent des taudis de bric et de broc juchés sur de frêles échasses. Soit, la croissance économique est bien visible dans le centre mais elle ne profite pas à tous, loin s'en faut. Bientôt, les habitants rentreront chez eux en pirogue mais pour l'instant, on marche sur la terre ferme. Fatalement, les égouts et les poubelles qui dégoulinent dans les travées boueuses rendent la zone insalubre. En essayant de masquer ma stupéfaction, je circule longuement au pied de ces cabanes suspendues. Entre l'enchevêtrement de poteaux, le petit peuple se prélasse dans les hamacs ou fait un barbecue. Le quartier n'est très sûr paraît-il, pourtant un vieux édenté sous son chapeau de cow-boy me présente à toute la famille ; et quelque part dans un labyrinthe de passerelles instables, un type fort aimable m'offre une canette devant sa minuscule épicerie. C'est incontestable : Iquitos, drôlement bricolée et tellement vivante, est vraiment fascinante.













5. cap sur la triple frontière (4 jours)



Au soir d'une journée pluvieuse, le chaos qui règne sur le port ne m'étonne guère. Comme j'embarque très en avance sur la lancha et qu'elle part très en retard, j'ai tout le temps d'inspecter ce gros rafiot métallique. Le premier étage est déjà plein mais il n'y a pas grand monde au deuxième : en accrochant minutieusement mon couchage, je ne manque surtout pas de sympathiser avec ma voisine, une jeune paysanne qui rentre au village. Je vais ensuite me caler à l'avant du pont pour considérer toute la vaillance des dockers, qui remplissent inlassablement les cales en file indienne, chargés comme des mules. A l'arrière, les passagers aussi ont drôlement rempli le bateau, serrés presque à se toucher. La nuit est noire depuis longtemps quand la sirène retentit enfin. Cette nuit, je dors donc dans un dortoir flottant, enfoui dans mon hamac comme 200 autres autour de moi.
























Traditionnellement, sur les lanchas les cuistots sont tous homos. C'est donc la folle de service qui me réveille en me tendant une tasse d'une épaisse mixture blanche à base de riz, chaude et sucrée, avec trois petits pains ronds. Je vais déjeuner au balcon en découvrant le village où on décharge une partie de la cargaison. Au quatrième je crois, après 50 lacets pris à 10 à l'heure, je me demande si on passe plus de temps à l'arrêt ou en marche. D'ailleurs il y a déjà un moment que je n'ai pas marché, je veux dire grimper des montagnes toute la journée. Je suis passé d'un entraînement olympique au néant sans transition, mais je me satisfait largement de faire 10 fois le tour du bateau, en admirant la selva qui défile au ralenti ; et l'Amazone à l'horizon qui ne cesse de grossir. De toute façon il fait chaud, très chaud, alors je m'en retourne me vautrer dans ma toile et la paresse, comme tout le monde. En effet les gens ne sont pas très communicatifs : chacun vaque plus ou moins sagement à ses occupations, en respectant poliment l'intimité toute relative des voisins. J'en profite pour apprendre mes nouvelles leçons ; l'université nomade a cours même sur l'eau. Finalement, avec cette brise agréable et ce décor superbe, c'est très confortable de voyager dans un hamac ; surtout quand on a roulé dans les tacots les plus pourris de la planète.








Après deux longues journées moites, le bateau s'est vidé peu à peu, et à mesure que l'on s'approche de la frontière, il ne reste plus qu'une poignée d'étrangers. On s'est déjà croisé mais il est plus facile de socialiser en petit comité : un couple d'argentins improvise une partie de carte internationale, un blondinet canadien joue l'interprète anglais-espagnol, tandis que j'essaie de dérider un israélien à crête. Nous sommes tous voyageurs au long cours et les anecdotes périlleuses fusent.



C'est donc en équipe que nous débarquons à Santa Rosa. Dans la bicoque des douanes péruviennes, je félicite l'agent pour la beauté de son pays, qui m'aura enchanté pendant deux mois épiques, puis nous passons sur l'autre rive. Depuis le Nord, la Colombie possède un couloir jusqu'à l'autoroute fluvial, mais nous débarquons côté brésilien : je touche terre en faisant mon petit saut rituel, pour la 53e fois, ce qui me vaut les félicitations du jury. Pour la peine c'est ma tournée. La jolie métisse argentine et son mari veinard vont chercher une cour où suspendre leurs hamacs, alors après avoir négocier une chambre d'hôtel acceptable, j'emmène les deux autres dîner sur une terrasse pour un avant-goût du Brésil. En real désormais, les prix viennent de subir une sévère inflation, mais qu'importe, nous nous régalons de grillades savoureuses au son inimitable de la samba.



Le lendemain, avant de partir, je vais faire tamponner mon passeport à deux pas de la frontière. C'est sûr, la Colombie est très aguichante, mais elle ne fait plus partie de mes plans alors je détourne sagement le regard. Au port, même si je ne comprend plus grand chose, l'organisation c'est drôlement améliorée, tout comme le navire : ce grand ferry tout blanc pourrait certainement naviguer en haute mer. En m'installant auprès de mes camarades, même si la majorité des visages restent les même, je constate que les brésiliens sont bien l'un des peuples les plus métissés qui soient. Sur le large pont arrière, l'équipage joue tout naturellement au futebol, quand soudain, l'homme qui tient la barre, maillot jaune sur le dos, siffle la fin du match avec la corne de brume.









C'est nouveau aussi, il faut payer les repas, ce qui est amplement justifié par la qualité du buffet. A table, j'apprends que Carl est québécois : il nous aura fallu trois jours pour nous rendre compte que nous avons la même langue maternelle. Ce garçon instruit et jovial est de bonne compagnie : certes il est encore jeune, mais 10 mois sur la route l'ont déjà doté d'une bonne dose de recul. Il prend bonne note de mes itinéraires africain et asiatique quand survient l'événement du jour : un arc-en-ciel éclatant sabre les nuages noirs en formant une arche grandiose au-dessus du fleuve.









6. no comprendo (2 jours)



Comme la prochaine étape est loin à l'Est et que je suis beaucoup moins pressé si près du but, j'ai voulu alléger le programme. Dans le couloir des douanes, j'avais examiné une carte détaillée et sans rien savoir, j'avais pointé du doigt un bled inconnu vaguement proche d'une réserve. A 23h donc, j'entre au Brésil par les coulisses. Les motos taxis sont trop chères alors je marche des kilomètres sous la lune, puis sous les lampadaires de la seule rue de Fonte Boa, déserte. Seulement deux ou trois grands bâtiments récents dépassent des cahutes, c'est donc très facile de repérer l'hôtel et ses trois étages peints en bleu. Mais ça l'est beaucoup moins de saisir les explications de la petite vieille qui m'accompagne dans l'escalier. Le matin venu, son mari moustachu m'apporte un café avec le sourire et je le remercie de la même façon. Mais quand je l'interroge à propos des environs, il a beau articuler les mots un par un, je reste perplexe. C'est très joli le portugais, surtout roucoulé à la brésilienne, mais je n'y comprends absolument rien. En fait, après 7 mois de pratique, j'ai fini par être satisfait de mon niveau d'espagnol. Et comme je compte continuer à l'apprendre, je ne tient pas à m'embrouiller avec le portugais. Bon, je vais quand même devoir potasser le vocabulaire de base, et vite.



Sans trop y croire, je sors glaner des renseignements. A l'ombre des préaux, je dépasse une poignée de boutiques et de petites maisons mitoyennes colorées. Au bout, sur la grand place écrasée de soleil, je peux attester que Fonte Boa, c'est vraiment champêtre. Aucun bureau d'information à l'horizon, pas d'internet pour étudier les cartes, ni même de banque où un employé pourrait parler l'une de mes trois langues ; il n'y a guère qu'un marchand de glace endormi qui reste imperméable à mes questions. Mon enquête piétine, je poursuis dans les chemins. D'épais bosquets alternent avec des jardinets tropicaux, où les manguiers font de l'ombre à des maisonnettes en bois plutôt soignées. Deux mômes jouent au ballon, une dame me fait poliment un signe sans daigner interrompre son mouvement de balancier. Le village est assez étendu, il doit bien compter quelques milliers d'habitants, pour la plupart paysans ou pêcheurs ; pourtant je ne croise pas grand monde. De plus, comme la moitié des brésiliens sont aussi blancs que moi, je passe inaperçu. Tout de même, ça s'active un peu dans l'après-midi, surtout grâce aux écoliers qui sortent de classe.




Plus tard, j'insiste auprès de mon hôte. Je crois deviner que la réserve n'est pas si proche et qu'il faut une pirogue pour l'atteindre. J'admets finalement que mon arrêt ici était un coup dans l'eau et je décide de repartir par le premier bateau. Il devrait être là après-demain, ce qui me laisse le temps de goûter le confort de ma chambre, puisque j'y dors seul dans un lit qui ne bouge pas. Entre deux balades, je me consacre à mes vieilles habitudes, exercice et écriture, et puisque j'ai une télé pour une fois, je zappe en essayant de déchiffrer un énième accent.








7. après la pluie (2 jours)



A bord de ce charmant petit navire tout en rondeur, dans le style des vapeurs d'antan, le temps coule doucement, au rythme du vénérable Amazone, qui grossit encore. Quand ses méandres ne se séparent pas pour former une île, les berges sont distantes de plusieurs kilomètres ; on croirait la mer. Au niveau de son delta, encore 2000 km en aval, ce fleuve hors catégorie crache continuellement pas moins d'un cinquième de toute l'eau douce de la planète. Puisque nous ne sommes qu'une cinquantaine, le voyage est plus agréable, malgré la chaleur infernale. Alors que j'essaie de communiquer avec un jeune à casquette, le ciel s'assombrit puis un terrible orage éclate. Pluie torrentielle, grand vent, éclairs et tonnerre : c'est l'apocalypse. L'eau s'engouffrent sous les bâches tandis alors que les vagues font tanguer le bateau, obligeant même le capitaine à réduire les gaz.




Après une nuit fraîche dans mon duvet, le tout premier rayon de lumière éblouit mes songes. C'est beau, on devrait toujours se réveiller comme ça. Je savoure d'abord un bon café accoudé à la balustrade, et puis la torpeur reprend de plus belle ; entre deux rondes, je retourne à mes lectures ou à la sieste, bercé par le roulis. Soudain, en pleine nuit, l'équipage s'agite : au loin, les lumières de Manaus scintillent.














8. la belle amazone (4 jours)




La plus grande ville du bassin amazonien est sortie de terre pour la même raison que Iquitos : l'explosion des cours du caoutchouc un siècle plus tôt. Mais le Brésil, l'un des principaux pays émergents, n'est pas le pauvre Pérou, et afin de conquérir de nouveaux territoires, le gouvernement y a instauré une fiscalité avantageuse depuis plusieurs décennies. Ainsi, cet île de béton qui ne cesse de gagner sur la jungle est aujourd'hui habitée par deux millions d'âmes. Déjà dotée d'infrastructures sophistiquées, notamment ses parcs industriel et hôtelier, Manaus a de plus été dopée par les investissements colossaux en tant que ville hôte de la coupe de monde de foot. Depuis que celle-ci s'est conclue par un drame national, je me garde bien d'évoquer le sujet.



Devant moi, les vaste installations portuaires sont à l'échelle de cette singulière métropole des bois. Le marché de tôle, qui longe les quais interminables, a depuis longtemps débordé la superbe verrière en fer forgé d'époque. J'attends là en observant les bouchers qui débutent cette belle journée en chanson, et dès l'aube, sac au dos, j'entame la visite du centre historique. Je débute en circulant au hasard entre de nobles bâtiments néo-classiques ; certains sont en parfait état quand d'autres auraient bien besoin d'un ravalement. Sur une grande place arborée, entourée de gros immeubles gris, les vendeurs déballent les paquets et ouvrent les kiosques. Puis je remonte une large avenue commerciale envahie d'enseignes, où les rideaux s'ouvrent sur les vitrines d'écrans plats, de vélos, de téléphones ou de lunettes. La ville est bien réveillée maintenant ; dans le dédale d'étroites rues piétonnes bien pavées, on se bouscule déjà entre les étals de gadgets ou de jus de fruit. Je débouche ensuite devant la fierté de la ville, le grandiose Teatro Amazonas, habillé de rose et coiffé d'un grand dôme brillant. C'est sûr, Manaus est excitante, mais mon fardeau commence à peser et je dois aller retrouver la jeune femme qui a accepté de m'héberger. Pour une fois que j'ai un rencard, il ne faudrait pas arriver en retard.





Comme prévu, une Peugeot 206 pile devant moi et, bonne nouvelle, c'est une fille ravissante qui en descend. Dans le trafic, Thais se présente : à 29 ans, elle travaille pour le gouvernement dans le contrôle de la déforestation légale, et elle rentre à l'instant d'une mission dans le Sud du pays. Je suis un peu sceptique sur l'efficacité de son action, mais je me laisse aisément convaincre par ses arguments, à moins que ce ne soit par son charmant sourire. Dans une banlieue résidentielle verdoyante, elle se gare devant un petit immeuble dûment protégé par des murs de trois mètres surmontés d'un grillage électrifié, puis elle m'invite à entrer dans son trois pièces immaculé, parfaitement équipé et décoré avec soin. Mon hôte me montre ma chambre spacieuse, la salle de bain impeccable et m'offre même de laver mon linge. Non seulement j'ai droit à un accueil trois étoiles, mais en plus je peux enfin discuter avec quelqu'un.




Ensuite, comme il se doit un vendredi soir, nous sortons. Thais, qui s'est longuement pomponnée, est resplendissante. Très gracieuse et légèrement métissée, elle a enfilé un débardeur qui dévoile une reproduction de Miro tatouée sur son épaule ; elle a aussi ôté ses lunettes et discrètement maquillé ses beaux yeux. Je suis sous le charme. Nous allons d'abord dîner une choucroute inattendue dans une brasserie allemande du quartier. La facture salée, que je me fais un devoir de régler, me confirme que mademoiselle a un pouvoir d'achat bien supérieur à la moyenne. Puis ma cavalière nous conduit à toute vitesse vers le centre-ville. Sur place, l'ambiance est telle que c'est un choc : devant un tout petit bistrot, le carrefour est noir de monde. Dans un coin, un excellent orchestre joue les airs chaloupés du patrimoine national tandis que les fêtards se succèdent au micro. Dans cette assemblée bariolée au plus haut point, on parle fort, on s'interpelle, on rie aux éclats ; bien sûr on chante et on danse aussi, sans aucune inhibition. Tandis que la bière coule à flots, Thais me présente à un tas de gens tous plus aimables les uns que les autres. En toute décontraction, l'allégresse atteint des sommets. Tandis que cette nuit torride s'étire, nous écumons encore plusieurs bars accompagnés d'une joyeuse bande, en restant toujours dehors, au son des musiciens virtuoses. En sirotant ma bière depuis l'arrière, où j'écoute d'une oreille distraite quelque gai luron, je garde un oeil attentif sur ma copine, qui accorde parfois une danse à l'un de ses nombreux prétendants. Enfin, comme elle semble un peu plus éméchée que moi, je préfère prendre le volant. Il y a bien longtemps que je n'ai pas conduit et ça m'avait manqué, alors en pleine euphorie, je profite d'un feu rouge pour lui demander un baiser. J'essuie un refus poli, le sujet est clos.






Pendant le week-end aussi, Thais s'avère une guide zélée, en me promenant dans les lieux qu'elle a l'habitude de fréquenter. Dans un magnifique parc écologique où elle a ses entrées, nous déjeunons en pleine nature sur une guinguette flottante. Un peu à l'écart, les faubourgs riches et modernes de la métropole s'étalent devant le Rio Negro. Nous flânons un moment sur une large promenade bétonnée, dominée par une rangée de grandes tours à l'américaine. En contrebas, une vaste plage artificielle recevait il y a peu les supporters du monde entier. Et puis à l'occasion des élections présidentielles, nous sommes invités chez des amis pour un barbecue. Sur la terrasse d'un pavillon, je me mêle à une dizaine de convives polyglottes. Pendant que monsieur fait griller une belle côte de porc, la maîtresse de maison sert des bières glacées devant la télé. Comme Thais, ces gens sympathiques, bien éduqués et ouverts sur le monde, font partis des ces nouveaux privilégiés qui profitent d'une économie en pleine forme. Issus de la génération Lula, ils soutiennent tous son héritière Dilma Roussef, en lice pour un second mandat. Les estimations serrées dissipent un peu la bonne humeur, le suspens grandit. Finalement Dilma l'emporte d'une courte tête. Après les embrassades et la célébration arrosée, chacun commente les espoirs et les attentes : les leaders devront poursuivre sur la voie du progrès sans oublier de réduire le gouffre social.




















Paradoxalement, pendant mon séjour, Thais se montre très disponible, mais assez distante. Elle ne s'intéresse pas beaucoup à ma vie en général, ni à mon voyage en particulier ; ça ne me dérange pas car ça me laisse plus de temps pour sonder sa personnalité. Entre nos virées, nous passons de longs moments chez elle, au calme, où elle reste longtemps absorbée par son ordinateur ou son téléphone, avant de débouler d'un coup, tout sourire, pour échanger un moment. Au fil de nos bavardages, j'entrevois une femme indépendante, voire féministe, solitaire aussi, voire individualiste, et un caractère affirmé malgré une certaine naïveté. Même si elle est un peu farouche, je me souviendrai de ma belle amazone comme d'une rencontre passionnante.









9. la rencontre des eaux (3 jours)



Depuis Manaus, j'avais envisagé de poursuivre mon épopée par des routes improbables, mais on m'a confirmé qu'elles étaient impraticables. Quant aux avions, ils sont chers et surtout trop rapides. Je n'ai plus d'argent mais j'ai du temps, alors je signe volontiers pour une dernière croisière.



Désormais à bord comme chez moi, je suspends mon hamac sur une embarcation bondée sur trois niveaux et peu après le départ, j'assiste à un phénomène unique. A la confluence de l'Amazone et du Rio Negro, les eaux jaunâtres du premier, teintées par la présence d'argile en suspension, sont rejointes par les eaux noires du second, chargées de matière organique. Incroyable, les deux flux contrastés ne se mélangent pas pendant des dizaines de kilomètres ; les deux énormes rivières s'écoulent bel et bien côte à côte dans le même lit.








Ni ce gros porte-containers qui croise au loin ni les collines insignifiantes de la passe d'Abidos ne suffisent à troubler la langueur monotone qui s'impose. Tiens, c'est sans intérêt mais il paraît qu'on a changé de fuseau d'horaire. Ainsi, je retourne à mon oisiveté, noyé dans l'immensité du paysage. Sans rien d'autre à faire, j'ai tout le loisir de gamberger : j'ai vécu les 1500 derniers jours à l'instant présent mais désormais je ne peux plus me voiler la face. Conjuguée au passé, une fabuleuse masse d'images clignote dans ma tête tandis qu'au futur, mon retour au pays dans le cocon familial se dessine inexorablement.




Et puis un soir, on s'affairent autour de moi lorsque nous approchons du terminus. J'aperçois dans la mêlée un couple d'occidentaux et dans la main de l'australienne, un guide de voyage. Je l'épluche en dix minutes et, sachant fort bien lire entre les lignes de ces bouquins, je change mes plans. Je ne vais plus dans la station balnéaire huppée conseillée par Thais, mais plutôt découvrir la vie simple d'une communauté reculée. En attendant, je ne retourne pas tout de suite sur la terre ferme car je préfère dormir gratuitement sur le bateau. Il n'y pas d'air à l'arrêt et l'atmosphère est très lourde ; d'autant que les camions qui manoeuvrent sur les quais n'arrêtent pas de klaxonner. Ma dernière nuit dans mon hamac est éprouvante.









10. paradis perdu (2 jours)



Tout de même un demi-million de gens habitent Santarem, pourtant quelques heures suffisent largement pour se rendre compte de sa banalité. J'attends donc sur le trottoir le temps qu'un vieux bus Mercedes se pointe pour un court trajet de 100 km à travers la campagne. Au bout d'un chemin de terre rouge qui slalome dans la jungle, et après 4 h de secousses et d'arrêts innombrables, le chauffeur coupe enfin le moteur au village enchanteur de Jamarqua.



Il ne m'a pas laissé à l'endroit indiqué mais quand je vois où je suis tombé, mon léger agacement s'évapore instantanément. Et je ne discute pas non plus une seconde le prix du gîte car, à mon avis, pouvoir loger dans cette grande case exotique est inestimable. Ouverte aux quatre vents, elle est surtout suspendue à 5 ou 6 m au dessus d'une splendide plage de sable blanc, baignée par les eaux bleutées du vaste rio Tapajos. Je me pince pour y croire et puisque ça fait mal, je jette mes vêtements et m'empresse d'aller piquer une tête avant d'aller me dégourdir les jambes. Je trotte longuement dans le sable fin, à la lisière d'une forêt luxuriante. Entre les rameaux qui débordent copieusement, je crois encore voir un mirage : on dirait bien un atoll du Pacifique qui émerge là-bas, à moins que ce ne soit juste une langue de sable plantée de cocotiers. Puis je fonce me perdre dans le sous-bois, à l'ombre d'arbres biscornus ; je gambade dans une prairie herbeuse, bondit au-dessus d'un ruisseau, patauge dans un marécage, le pas et le coeur légers.








Je chemine ensuite à travers le village. Je sais depuis le début qu'il me sera impossible de rencontrer des tribus primitives : ils sont encore quelques milliers, éparpillés au fin-fond de la jungle mais il faudrait des semaines pour éventuellement les atteindre. Pourtant ce petit paradis sauvage suffit à me combler. Les gens d'ici, une communauté de 200 indigènes au sang mêlé, sont très attachés à la préservation de leur environnement. Qu'il pêchent ou qu'il chassent, ils ne prélèvent que ce dont ils ont besoin, ils cultivent un minimum et n'élèvent pas de bétail, à peine quelques poules. Ils ont aussi largement conservé l'habitat traditionnel, même si de petites maisons en dur jouxtent les cases en bois aux toits de palmes. Une petite église trône à côté d'une modeste école d'où les enfants surgissent en courant. Plus loin, une partie de foot se déroule en musique sur le terrain municipal tandis que d'autres préfèrent jouer au billard à l'ombre d'une gargote. Je laisse respectueusement ce petit monde à son bonheur élémentaire, et je vais faire quelques brasses en bas de chez moi. En aval, la puissance de l'Amazone freine la rivière qui s'élargit pour former un delta de 20 km de large ; à tel point qu'on distingue à peine la rive opposée. Pour conclure en beauté, j'en grille un en contemplant religieusement le coucher du soleil, magique.




La veille, la patronne m'a servi un fameux poisson aux petits oignons et ce matin encore, elle me gâte avec une grosse mangue bien juteuse. Elle appelle alors un guide qui ne tarde pas à rappliquer. Ce petit bonhomme malicieux de 60 ans, qui a l'habitude des touristes, a l'air ravi de me montrer son univers. Il est né au village et n'en est jamais parti, il est donc tout indiqué pour me servir d'ambassadeur de la selva. Nous traversons d'abord une plantation d'hévéas, qu'ils utilisent pour l'artisanat, puis nous disparaissons dans les taillis. Avec ses yeux d'enfant, Ruy m'épluche un bout de liane qui se fume très bien ; la sève d'une autre espèce fait un vernis à ongle du plus belle effet ; et une troisième soigne la malaria. Les fourmis, très nombreuses, rendent également service : écrasées à même la peau, celles-ci éloignent les moustiques, celles-là servent de parfum. Plus loin, il gratte sous une racine avec un bâton pour faire sortir une tarentule monstrueuse. Je n'ai plus vraiment peur de ces bestioles, mais celle-là est grosse comme mon poing alors je préfère garder mes distances. L'étroit sentier grimpe ensuite vers la forêt primaire. Elle est plus clairsemée car de très grands arbres occupent un volume immense loin au-dessus de nos têtes. Certains spécimens, comme ces nobles cumarus et autres piquias, peuvent dépasser 60 m. Nous apercevons de petits singes et de gros rongeurs roux avant d'atteindre une clairière où trône un magnifique samauma géant ; il est très respecté selon Ruy, je m'incline donc à ses pieds. Maintenant tout au sommet de la colline, nous jouissons d'un panorama inédit sur la canopée. Vu d'en haut, cette sublime forêt vierge s'étend à l'infini. Nous restons assis là longtemps, juste en écoutant fredonner la Terre. C'est clair, ni lui ni moi n'avons envie de partir. Cet endroit superbe et tellement sauvage est la preuve indiscutable qu'un coin de nature peut rester vierge tout en étant habité. 






Enchanté, je remercie ce gentil monsieur en lui payant une bière, puis je m'en vais profiter de la fin du jour depuis ma terrasse panoramique, seul au monde, en toute sérénité. Je ne le sais pas encore mais je quitterai pour toujours cet endroit merveilleux avant l'aurore.