bulletin calédonien #5


Lundi 30 septembre 2013 - 1081e jour




En vivant le plus simplement possible, je maintiens l’objectif de rentrer un peu d’argent pour financer la suite de mon odyssée, et ce sans faire la même moindre concession sur mon inestimable liberté.

Ainsi, toujours sans montre, sans patron non plus mais avec la complicité d’une poignée de précieux camarades, et toujours sans rien posséder de plus que mon sac à dos, je continue de travailler à un rythme soutenu, en prenant garde de ne pas trop me sédentariser.




Paradoxalement, c’est à ce moment que je plie ma tente : après 4 mois à camper sur les rives de la Dumbéa, sous les pluies de la saison fraîche, le retour du beau temps coïncide avec mon installation dans le petit chalet de Philippe, sur les flancs boisés du massif des Koghis.

En guise de loyer, je devrais simplement entretenir le terrain que j’ai moi-même dégagé ; grâce à mon vieil acolyte, je réduis encore les frais. Ce cher Christophe, qui cherche aussi à économiser le moindre franc, se joint à moi ; malgré une situation délicate, il ne se départit jamais de sa bonne humeur. Il me laisse jouir d’un vrai lit, sous un vrai toit, tandis qu’il dort dans son camion, sur la banquette king-size que je lui ai fabriquée. Le logement est plutôt rudimentaire ; il y a un bien une petite cuisine et une douche, mais l’eau, qui provient d’un forage en amont, est froide ; et sans électricité, nous nous contentons de passer nos soirées à la chandelle. On y trouve aussi deux ou trois araignées monstrueuses que je suis bien incapable de chasser moi-même, mais malgré ça, j’apprécie de pouvoir enfin déballer et ranger mes petites affaires ; de plancher sur le cinquième continent, au calme et bien installé sur le bureau ; de m’offrir des séances de cinéma nocturnes, au chaud sous une couverture douillette ; bref, le plaisir simple de se sentir chez soi, ou presque.

Mais la plus belle pièce des lieux, ce sont certainement les toilettes, trônant fièrement sur la terrasse et enfouies sous un improbable manteau végétal luxuriant. La terrasse justement, est un endroit merveilleux, suspendu à 4 ou 5m de haut, au niveau de la canopée de ce magnifique jardin tropical. Là, à l’ombre des tulipiers du Gabon tout fleuris d’orange, des immenses palmes des arbres du voyageur de Madagascar, des hauts pins colonnaires endémiques, et autres flamboyants ou cocotiers, je profite de ce cadre inspirant pour faire le point. Je garde le cap, et la forme, mes leçons d’espagnol avancent, comme mon itinéraire sud-américain, parallèlement à celui du Pacifique. A l’arrêt depuis un bon moment, je lutte pour ne pas trop laisser les habitudes légitimes du sédentaire s’immiscer dans mon esprit. Je suis de passage, comme toujours, et le moment de lâcher les chevaux, encore, approche.












Puis entre deux chantiers, je sors de cette brève quiétude pour m’accorder une distraction bruyante. En France, Phil, mon copain marseillais, accompagné de sa Violette, a écumé comme moi nombre de raves ; lui-même DJ, il reste à l’affût des rares événements du genre en Calédonie. Et ce week-end justement, en secret, une bonne vieille teuf se prépare ; comme à l’époque, sauf que cette fois l’arrière-plan n’est pas ma forêt solognote, mais un exotique lagon des mers du Sud.

De bon matin, nous prenons donc la route de la côte Ouest que je connais bien désormais ; à bord, un heureux métissage représentatif de la Calédonie d’aujourd’hui, avec mon impétueux chauffeur, métropolitain à moitié arabe, son petit cousin de 15 ans, Emile, né ici, visage pâle aux cheveux longs, et ce bon Dédé, l’un des très rares kanaks que je connaisse, petit et trapu, le teint foncé et les traits mélanésiens, assez comparables aux africains du bassin du Congo. Le site choisi, immanquablement, est fabuleux : loin de toute âme qui vive, au bout d’une presqu’île, une équipe de gais lurons installent un matériel conséquent à l’ombre des niaoulis et face aux eaux turquoise. Après le coup de main réglementaire, je laisse Phil s’affairer avec ses collègues et j’emmène le reste de l’équipe, le blanc et le noir donc, faire le tour du propriétaire. Nous gravissons d’abord la plus proche colline pour admirer la vue, familière mais néanmoins superbe, de ces vastes plaines verdoyantes, cernées d’un côté par ces belles montagnes zébrées de rouge et de l’autre par cet océan aux incroyables nuances de bleu ; et nous concluons la balade par une courte exploration de cette langue de mangrove toute proche.

Avec le coucher du soleil, l’ambiance et le volume montent d’un cran. Dans la soirée, une bonne centaine de fêtards s’agitent sous les spots colorés. Tandis que Phil se laisse emporter par l’allégresse de la fête et qu’Emile dort dans la voiture, Dédé et moi restons plus sages, légèrement en retrait, à trinquer joyeusement et à échanger longuement, au son des basses et sous les étoiles. A bientôt 30 ans, il est un de ces indigènes qui a grandi à Nouméa et qui a assimilé son système occidental. Ce garçon jovial ne fait pas de politique, et il m’aide grandement à faire le lien avec la culture des siens, profondément brouillée par celle des miens.













Après cette réjouissante parenthèse, je retourne au travail avec ardeur. Je boucle d’abord l’agencement de la chambre de Christian, en teintant son fameux dressing, puis en le complétant d’étagères galbées et de plafonniers assortis.

Ensuite, Philippe, mon vieil acolyte, m’emmène sur la même route de l’Ouest, la sono crachant les classiques rock des seventies, en direction du village caldoche de Bourail. Encore une fois fort charitable envers moi, il me propose de partager la recette d’un chantier de rénovation d’une dizaine de jours. La maison en question, bâtie voilà 120 ou 130 ans, est assurément l’une des premières du coin ; un véritable musée. Outre la carriole dans la cour, on y observe toutes sortes de bibelots et mobilier anciens, ainsi que de nombreuses photos de famille noir et blanc, comme autant de témoignage du temps de la colonisation. Après avoir pris nos quartiers dans nos chambres respectives, nous nous retroussons les manches : réparer les fuites du toit n’est qu’une formalité, mais le gros morceau, ce sont les murs de l’ancienne chambre des filles, avec des barreaux aux fenêtres. Nous commençons par ôter le mortier en piteux état, avant de l’enduire à nouveau, à l’ancienne, c’est-à-dire à la chaux. Ni Philippe ni moi n’avons d’expérience dans la maçonnerie, néanmoins, après les inévitables tâtonnements, les travaux avancent à bon train. Pour clore les débats enfin, nous remplaçons le parquet d’origine, qui tombe littéralement en poussière.

Philippe et moi sommes extrêmement indépendants, et avons l’habitude de travailler seul. Je m’efforce donc de m’adapter et de coller à son organisation, en anticipant au mieux et en m’acquittant des tâches ingrates. Comme d’habitude, la cohabitation se passe pour le mieux, même si sur la fin, la fatigue et le stress aidant, j’entends quelque remarque saugrenue sans broncher ; c’est le privilège de l’âge.













De retour au Koghis, après un repos bien mérité, je relance les devis en attente, mais les clients potentiels se désistent. Je prends ça comme un signe et soudain, tout s’accélère dans ma tête : mon cinquième mois sur le Caillou s’achève alors que j’en avais prévu six, il est donc enfin temps de remettre le contact. Et l’échauffement est séduisant : j’attends depuis trop longtemps d’explorer ce pays intrigant, que je ne connais, pour la majeure partie, que par procuration.