attachez vos ceintures


Mardi 31 décembre 2013 - 1172e jour




Soyons réalistes : à moins de posséder son propre voilier, naviguer dans le Pacifique relève de l’utopie. Sans conviction, j’ai placardé une petite annonce devant la marina de Nouméa ; sachant qu’en plus débute la saison des cyclones, autant jeter une bouteille à la mer.

Avant de partir pour « Djéhou », j’avais donc sérieusement étudié la voie des airs, et au retour, Philippe, toujours aussi serviable, m’accompagne en ville dans une agence de voyage. Quand nous en ressortons, j’ai dans la poche pas moins de cinq billets d’avion à bon prix. Des mois en arrière, mon vieux camarade et moi avions parié sur qui serait le premier à partir : cette fois c’est sûr, c’est moi qui gagne.

Comme j’ai refusé de partir 4 jours plus tard et que les vols suivants sont complets pour la fin d’année, j’opte pour le 1er janvier, une bonne date pour un nouveau départ. Soit, je suis en retard sur le planning puisque je serai finalement resté 8 mois au lieu de 6 en Calédonie, mais objectivement, mon séjour est un succès. J’ai pu remplir suffisamment la tirelire, en travaillant à mon rythme et à ma façon. J’ai su me contenter de conditions rudimentaires, en dépensant peu malgré la vie chère. J’ai soigneusement quadrillé le territoire, de la Chaîne au lagon, des forêts au maquis ; et j’ai également saisi ses enjeux sociétaux, au fil de mes incursions dans la ville occidentale et dans les tribus indigènes. Cette société bicéphale, dont les deux têtes se regardent à peine, entre dans une période charnière à l’issue incertaine : l’accession à l’indépendance, ou pas.




J’y ai fait de bien belles rencontres aussi. Tapi au fond de ma vallée, j’ai pu compter sur le soutien essentiel d’une poignée de sacrés personnages, aux personnalités si différentes mais toutes attachantes, aux trajectoires plus ou moins sinueuses. Si tout c’est bien passé ici, je le dois d’abord à ceux que j’ai rencontrés le tout premier soir, j’ai nommé Philippe et Phil. En campant tout l’hiver avec le premier, de 25 ans mon ainé, j’ai découvert que nous partagions de nombreux traits de caractère. Si d’entrée, j’ai pu me permettre de refuser un contrat de travail en bonne et due forme, c’est parce qu’il m’a offert de défricher son bout de jungle ; tâche ingrate pourrait-on croire, pourtant gratifiante à mes yeux sachant qu’elle contribuait modestement à la concrétisation de son rêve. Puis il me proposa de travailler avec lui sur divers chantiers, tout en me baladant un peu partout sur ce gros caillou qu’il connait comme sa poche. Je n’aurais pas pu trouver meilleur collègue, ni meilleur guide. Complice, j’ai pu suivre, voire accompagner, le cheminement qui le verra bientôt commencer une nouvelle vie, sa dernière selon lui : « voyager jusqu’à ce que mort s’en suive ». Je m’attends déjà à croiser sa barbe au détour d’un sentier, sur quelque montagne exotique.
Quant au second, il m’offrit d’abord un énorme sandwich, et le dessert fumant, alors que je descendais tout juste de l’avion. Garçon entier, sa grande gueule, d’où jaillit toujours une sincérité touchante, n’a d’égale que son grand cœur, qui déborde de générosité. Issus de la même génération, nous avons en commun notre jeunesse insouciante et déjantée, une certaine immaturité, et des valeurs. Au cours de nos soirées d’abord, comme autant de récréations, puis après qu’il m’ait offert l’asile au sein même de son foyer, nous avons noué des liens indéfectibles. « C’est la famille », comme il dit si bien avec l’accent des Corbières. Lui aussi, je l’ai suivi, soutenu même, dans ces moments périlleux de sa vie, devenu papa alors que son entreprise périclitait. Je suis heureux de partir en sachant qu’il a vaillamment remonté la pente. Je sais que j’ai toute l’estime de mes deux copains, et eux savent que c’est réciproque.



Aussi, je n’oublie pas l’apaisante compagnie de la douce Violette et de bébé Janis ; ni ce cher Christophe, tellement positif, qui m’a nourri tant de fois et qui, au poker, fut un adversaire coriace. Je n’oublie pas non plus les courtes semaines passées au camping avec Zoran, à la bonne humeur communicative ; ni les vains débats avec Christian, qui prouve qu’on peut être un poil réactionnaire tout en étant charmant ; ni les bons moments passé autour de Tony, toujours gai comme un pinson, de sa femme Vic, la petite rouquine, et de son compère Florian, apprenti voyageur de 20 ans. Enfin, je ne pourrais pas oublier l’hospitalité inconditionnelle de mes frères kanak lors de mes brèves incursions dans les tribus.



Avant mon départ, sachant que la prochaine marche est haute, je ne suis pas mécontent de disposer d’un délai supplémentaire. Maintenant que le compte à rebours s’est déclenché, tout devient clair dans mon esprit. Je sais où je vais, et j’ai même le luxe d’avoir un peu de temps ; je l’optimise en me mettant au repos complet, n’hésitant pas à me balancer mollement dans le hamac du matin au soir, où soi-disant je peaufine les derniers détails. Et puisqu’on approche de Noël, si j’en crois ces guirlandes dans les cocotiers des voisins, c’est surtout l’occasion de profiter encore un peu de cette joyeuse équipe, dans le respect des traditions françaises bien sûr. Entre Noël et le réveillon, auxquels s’ajoute mon pot de départ, les raisons de faire ripaille ne manquent pas, et les festins copieusement arrosés se succèdent avec bonheur.


Mais j’ai déjà un peu la tête ailleurs, focalisé sur le chemin forcément grandiose qui m’attend. Je signe pour une année entière ; la dernière, c’est promis. J’ai déjà planifié le premier quart de mon itinéraire sud-américain, mais avant d’atterrir à Buenos Aires, je m’en vais sillonner la partie occidentale de l’Océanie, le Continent Eau. Mon alléchant programme m’envoie d’abord vers le Nord, au Vanuatu, un chapelet d’îles encore sauvages ; puis plus à l’Est aux Fidji, autour de l’île principale ponctuée par quelques îlots paradisiaques ; cap au Sud enfin, vers les deux géantes néo-zélandaises, pour un grand huit dantesque de 7 semaines. A priori, je vais en prendre plein les mirettes, et autant dans les guiboles.
D’ailleurs les jours filent et voilà déjà le dernier jour de l’année. Je sens monter l’excitation, mais j’arrive à contenir le stress : je suis prêt, définitivement. Il ne reste plus qu’à ranger mes petites affaires dans mon vieux sac, et à trinquer une dernière fois à l’amitié.

















Messieurs dames, le décollage est imminent, veuillez attacher vos ceintures.

bulletin calédonien #8 (et dernier)



Mardi 10 décembre 2013 - 1151e jour



Ca fait un moment que je le dis : le départ approche, inexorablement. Le printemps, qui s’est installé pour de bon, est là pour me le rappeler ; réfugié au milieu de ma famille d’adoption et de la nature,  j’essaie de profiter au maximum de ces derniers instants de quiétude. D’ailleurs, le programme de mes escapades calédoniennes touche à sa fin : je les conclue en beauté, par une joyeuse escapade sur une île habité par une imperturbable indolence, « Djéhou ».



Encore et toujours retiré dans ma belle vallée, d’où je ne sors presque jamais, j’apprécie en fin connaisseur le climat parfait, 27-28 au thermomètre, une brise légère et un grand ciel bleu, parfois ponctué d’une courte averse rafraîchissante. J’y coule des jours heureux en compagnie de Violette et de Janis, et comme j’ai toujours le contact facile avec les enfants de toutes les couleurs, j’apprécie d’être un tonton dévoué pour ce bébé en pleine forme et curieux de tout, en demeurant un observateur amusé de la stupéfiante machinerie humaine. Quand à Phil, il continue de trimer dur pour que son foyer remonte la pente, alors pour l’encourager, j’entreprends de lui offrir les deux puissants haut-parleurs dont il me parle depuis des mois. Doté de plans plutôt complexes et des outils de mon cher Philippe, je me mets à l’ouvrage au fond du jardin. Bien sûr, en bon professionnel, je soigne le travail et le délai du chantier s’allonge, comme d’habitude. Quelques jours plus tard, Phil branche ses amplis et fait péter les watts : ça décoiffe, mes caissons de basse sont une vraie soufflerie. Mon pote est aux anges, son sound system déjà conséquent vient de gagner un gros kilo de son.



















Je passe également de longs moments sur mon bureau, même si je ne tiens pas en place, afin d’écrire et de m’organiser. Là encore, je progresse laborieusement,  j’ai bien du mal à maintenir la concentration nécessaire ; je crois qu’à l’arrêt, mes chroniques perdent leur essence. Probablement, c’est aussi parce qu’une certaine anxiété s’est immiscer dans mon esprit, due à cette étape qui traîne en longueur et à la reprise prochaine de mes pérégrinations. Peu à peu, je prends conscience du parcours phénoménal qui m’attend encore, et des incertitudes qui en découlent. Néanmoins, au regard de ma situation douillette au beau milieu de mon rêve insensé, j’admets volontiers l’insignifiance de mes petits soucis. C’est vrai, je ronge mon frein et les pièces du puzzle sont encore éparpillées, mais je sais qu’une fois sur la route, je redeviens inarrêtable. 

Pendant cette période de paix confuse, j’explique un jour à Tony la joie que j’éprouve quand je passe une journée entière dans la nature à simplement gravir une montagne. Puisqu’il est sensible à mes arguments, j’enfonce le clou en les démontrant par l’action. Après concertations, nous choisissons de nous attaquer au pic Malawi : cet éperon rocheux impressionnant, pas si haut mais très pointu, se détache de la Chaîne pour se dresser fièrement aux portes de Nouméa, à tel point qu’on le distingue à des dizaines de kilomètres. Ce caillou me nargue depuis trop longtemps. Alors de bon matin, nous nous enfonçons le cœur vaillant dans une belle végétation luxuriante. Le relief se resserre et la rivière devient cascade tandis que la pente s’accentue. Mais ce n’est rien comparé à ce qui nous attend lorsque nous sortons du bois. La paroi est si verticale que l’on doit l’escalader à l’aide de chaines ancrées dans la roche. De là-haut, la vue est imprenable, on domine toute l’agglomération. Après nous être amusés à reconnaître chaque quartier de la presqu’île, au lieu de redescendre, nous sommes happés par la piste qui serpente sur la crête opposée avant de disparaître dans cette forêt alléchante. Ce flanc de montagne, préservé, est vraiment superbe, et mon jeune ami avance le nez en l’air, émerveillé. Pour une fois, je dois assumer la responsabilité du guide, je prends donc un malin plaisir à nous perdre un peu dans mes fameux raccourcis. Au terme du sentier, nous atteignons sans encombre la destination visée : nous voilà au pied du massif des Khogis, quelques kilomètres au-dessus du chalet où j’ai logé un temps. Mais plutôt que de suivre gentiment l’asphalte, je nous jette dans une ravine, hors-piste : accrochés aux branches, nous nous frayons un chemin dans l’enchevêtrement des fougères puis nous aboutissons au lit d’un torrent. Parfaitement à l’aise dans ce lieu complètement sauvage, je glisse entre les lianes et sautille au-dessus de l’eau en désignant les pierres où s’appuyer. Mais la balade s’éternise et Tony commence à traîner la patte. En fin d’après-midi, je reconnais finalement le paysage et nous retrouvons la civilisation en remontant sur la route. Evidemment, pour conclure l’exercice à ma façon, nous rentrons en stop ; fourbus mais enchantés.









Puisque la Nouvelle-Calédonie est un archipel, je ne peux décemment pas partir d’ici sans avoir visité l’une des trois îles Loyauté, qui émergent  à 50 km environ de la côte Est. Tant pis pour Ouvéa, l’atoll mythique, je choisis d’embarquer pour Lifou, plus vaste et plus pittoresque. Le puissant catamaran qui fait la liaison n’a pas encore quitté le port que j’ai déjà un nouveau copain : un fier kanak, costaud et provocateur. Le joint au bec, il m’invite tout naturellement chez lui. Pendant la traversée, il m’apprend quelques mots du dialecte local : Lifou, c’est pour les blancs, les autochtones appellent leur terre « Djéhou » (qui s’écrit Drehu). La voici d’ailleurs en vue : aussi grande que la Martinique, elle est par contre 40 fois moins peuplée : 10 000 personnes, réparties dans une quarantaine de tribus, sont éparpillées sur plus de 1OOO km2.
Rien d’étonnant donc à ce que tout le monde se connaisse ici : dès l’accostage, une troupe de joyeux lurons, filles et garçons de 15 à 30 ans, tous de Hmelek, se rassemble. Nul besoin de rentrer au village pour fêter les retrouvailles, après le ravitaillement à l’épicerie du coin, toute l’équipe s’assoit dans l’herbe, à seulement deux pas du ponton. Tout au long de cette chaude après-midi, j’ai le temps de bavarder avec chacun d’entre eux alors qu’on écoule des quantités considérables d’alcool. Même si je bois avec modération, je ne tiens pas la distance : le soir, je n’ai que le vague souvenir de rouler dans l’obscurité, entassé à l’arrière d’un pick-up.

C’est pourquoi le lendemain, en ouvrant les yeux, il me faut quelques instants pour réaliser ce que je fais sous la charpente ronde d’une case traditionnelle. Dehors, j’apprends que l’on m’a en fait confié aux bons soins de Siman et de Hawë, un charmant couple de trentenaires. Et comme le papa de cette dernière est absent, c’est sa maman, adorable, qui me souhaite affectueusement la bienvenue au sein du clan. Avant de partir aux champs, elle me fait faire le tour du propriétaire : différentes bâtisses trônent au milieu d’un grand jardin très soigné, planté de moult fleurs et arbres fruitiers. Une maison en dur proprette abrite les chambres ; la salle à manger est installée dans une construction plus simpliste de parpaings bruts, à proximité de l’abri de bambou et de tôles qui fait office de cuisine ; et mon honorable gîte enfin, l’obligatoire case circulaire à toit de paille, hautement symbolique, garante de la tradition familiale.




















Ainsi, je partage un temps le quotidien immuable de la tribu de Hmelek. J’aide par exemple Siman, un garçon posé, à couper des cocos ou à nourrir les cochons ; j’échange longuement avec la pétillante Hawë tandis qu’elle prépare le repas avec l’une de ses 7 sœurs ; je raconte la France à maman pendant qu’elle me sert le diner ; je joue avec un bande de gamins turbulents ; je rigole avec ces ados à la barbe hirsute, qui me révèlent que ce sont les grands frères qui décideront de les raser la première fois ; on fait la sieste aussi, souvent. Au milieu de ces gens, outre un sens aigu de l’hospitalité, je ressens une formidable énergie collective. Toutes les tâches s’effectuent avec l’aide des cousines ou des petits frères, sous l’autorité d’un vieux si nécessaire.







Plus généralement, on m’explique que sur l’île, la culture est logiquement plus homogène que sur Grande Terre, et mieux préservé puisque bien moins touché par la colonisation ; même si une bonne moitié des habitants travaillent ou étudient à Nouméa. Réparties en trois grandes chefferies, toutes les tribus possèdent la même organisation sociétale, on y parle un seul dialecte et on y pratique quasiment partout le protestantisme. Aussi, pour favoriser la mixité, on encourage les mariages entre tribus, qui organisent chacune sa petite kermesse de village annuelle ; le calendrier est donc chargé.
Alors que je flâne avec quelques copains dans les jardins sans clôture du voisinage, nous croisons un autre groupe qui tape dans un ballon de foot. Rapidement, nous voilà une bonne trentaine à  nous affronter pour un match d’anthologie, aux règles floues et au terrain sans limite. La partie est virile, mais après ces deux jours d’oisiveté, je déborde d’énergie. Pendant deux bonnes heures, je réponds au défi physique en courant dans tous les sens, et à celui verbal, en répliquant aux inévitables taquineries. Qu’importe le score fleuve, la partie se termine dans l’allégresse.


Grâce aux gens de Hmelek, j’ai reçu une belle leçon sur les hommes de « Djéhou », mais il me reste encore à explorer leur terre. J’ai de la route, il ne faut pas traîner. Alors que le mauvais temps s’installe, j’effectue plusieurs courtes étapes en traçant une grande boucle. Comme toujours, Je ne refuse aucun contact avec les autochtones, tous plus sympathiques les uns que les autres, mais je ne prolonge pas trop les discussions. En effet, sans avoir emmené aucun travail à faire, je souhaite volontairement retrouver la solitude du voyageur au long cours, que j’affectionne.

Dans l’une de ces modestes structures d’accueil, Je campe d’abord à Luengöni, au Sud-Est, où se cache l’une des rares plages de l’île. Malgré le ciel gris, le spectacle de la poudre de corail immaculée baignée par l’eau translucide demeure éblouissant. Après la baignade, je me promène au hasard en compagnie des chiens du quartier. Au-delà de la plage, l’île étant un très ancien plateau corallien, j’escalade un moment les corniches de roches déchiquetées qui borde partout le rivage, puis mes compagnons à quatre pattes m’indiquent les sentiers enfouis sous une forêt typiquement tropicale. En me faufilant dans l’épaisse végétation, j’ai la surprise de découvrir des grottes impressionnantes, jadis habitées par les anciens. « Djéhou » est un vrai gruyère.









Je remonte ensuite la côte Est en traversant Wé, la capitale administrative et seule ville digne de ce nom. Il y a là quelques bâtiments d’envergure, comme le siège de la Province ou une banque assez moderne, parfois de jolies villas d’époque, et même une poignée de petites boutiques ; presqu’un centre-ville. Au supermarché, je me mêle à la cohue, quelques blancs et un cortège de mamans grassouillettes, enveloppées dans leur robe missionnaire colorée.

Plus loin, je m’arrête pour examiner la grande case centenaire de la chefferie de Hnathalo. Soudain, en sortant de l’église voisine sous la pluie, une vieille m’invite à partager le gratin qui sort du four. Je reconnais aisément dans cette femme usée, qui s’active péniblement dans sa cuisine désuète en me parlant avec nostalgie du bon vieux temps, ma propre grand-mère.






Toujours en stop, qui s’avère d’une facilité déconcertante et qui permet toujours de belles rencontres, je continue vers les mystérieuses grottes du Diable. Le jeune homme qui en a la garde, puisqu’elles sont sur ses terres, encaisse la dime avant de me confier un vélo cabossé. Je pédale donc joyeusement dans les bois, en longeant une falaise engloutie sous d’immenses racines. Puis je m’enfonce dans la caverne sacrée par un goulot haut et étroit. Au fond de la grotte, aux parois à peine éclairées par la lumière tamisée qui descend d’un puits, j’examine, perplexe, ici des plantes étranges, là des crânes humains. Et au retour, le gardien débonnaire me paye un café. Touché par la grâce, il a été investi d’une mission : propager la parole de dieu en Afrique de l’Ouest, dont il ne sait rien. Je connais bien la région alors moi aussi, je prêche pour ma paroisse en l’exhortant à voyager.




 
Je me pose ensuite à l’extrême Nord, du côté de Jokin. Les bungalows sont un peu chers, alors je plante la tente à l’abri sous une table du jardin. Le luxe ici, c’est la vue somptueuse : perché à 40 m au-dessus de l’océan bariolé de bleus et de verts, le regard est aimanté par l’interminable courbe des falaises à-pic, qui vont se perdre à l’horizon. Et comme à chacune de mes rares sorties dans le minuscule village ou dans la broussaille environnante, je rentre trempé, je reste là, à rêvasser longuement devant le tableau, tout en séchant au milieu d’un invraisemblable nuage de papillons.







Pour conclure, je ne manque pas de m’arrêter sur le site d’Easo qui borde à l’Ouest l’immense baie du Santal. Le coin a beau être réputé pour sa longue plage de sable blanc et la beauté de ses fonds marins, je suis le seul client du camping. Alors que désormais, le soleil inonde cet endroit sublime, j’oscille mollement entre natation et flâneries, à tel point que j’en viendrais presque à m’ennuyer. Pourtant, le lendemain matin, un bruit sourd et lointain m’extirpe de ma tente : un paquebot gigantesque jette l’ancre au beau milieu de la baie. Ma plage est très vite truffée de centaines d’australiens tout rouges. En apprenant qu’un vaisseau de ce genre déverse ici 2000 touristes chaque semaine, je comprends mieux pourquoi on a construit ce vaste préau. Les gens du coin, en effervescence, y installe un marché artisanal. Toutes ces babioles, comme les danses traditionnelles, sonnent un peu faux ; je laisse donc ce petit monde à ses affaires, et équipé de mes lunettes de plongée, je m’enfuis vers ce qu’on appelle l’aquarium naturel. Mais là encore, les envahisseurs arrivent en nombre, alors je décide d’aller là où ils n’iront pas, tout là-bas, dans cette grotte à flanc de falaise, en coupant par la forêt dense et en gravissant les rochers aiguisés. Là, je suis certain de pouvoir jouir du lagon sans croiser personne au détour d'une merveilleuse patate de corail.






Et puis à la fin de cette semaine mémorable, je retourne sur les quais de Wé, où je tombe sur quelques amis de la tribu de Hmelek. En attendant le bateau, nous trinquons joyeusement une dernière fois, si bien que suis à deux doigts de rater le départ. Bien plus tard sur le pont, en admirant le soleil se coucher derrière la Chaîne qui approche, je considère maintenant avoir une vision d’ensemble de ce beau pays ; je le connais, je le comprends. Il ne me reste plus qu’à accélérer la cadence et boucler mes interminables préparatifs. Cette fois c’est sûr, mon séjour calédonien s’achève.

bulletin calédonien #7



Mercredi 20 novembre 2013 - 1132e jour
 


Dans la vallée de Koé, puisque Phil donne des surnoms à tout le monde, on m’appelle le plus souvent Voyageur. Après de longs mois d’interruption, je porte désormais fièrement le sobriquet alors que je me suis remis en mouvement. Alors que le grand saut est imminent et que mes préparatifs sont presque finalisés, je poursuis gaiement ma tournée calédonienne, en alternant de jolies promenades rythmées avec des périodes de quiétude réconfortantes au sein de mon foyer d’adoption.



Les amis de mes amis sont mes amis, et entre les apéros et les barbecues, les parties de pétanque ou de poker, je suis maintenant familier de la fine équipe qui évolue autour de Phil et Violette. C’est notamment le cas de Tony, métropolitain de 25 ans, de sa femme Vic et de leur garçon de 3 ans, ainsi que du jeune Florian, fraîchement débarqué chez eux. Quand ils me proposent de les accompagner dans le Nord, pour passer le week-end chez un copain qui habite au bord de la plage, je saute sur l’occasion.

Dès 4h du matin, puisque que nous avons quand même près de 500 km à parcourir, nous quittons la zone urbanisée autour de Nouméa, qui concentre les trois quarts de la population de l’archipel : pendant des heures, nous sillonnons ainsi toutes les plaines de la côte Ouest, tandis que s’égrènent les petits villages à tendance caldoche. En pénétrant sur l’extrême pointe Nord de Grande Terre, l’asphalte laisse place à une piste en terre qui serpente parmi les montagnes basses teintées de rose du bout de la Chaîne. Nous débarquons finalement chez ce bon Charly, la quarantaine, un métro solitaire qui s’est bâti son propre paradis dans un coin perdu du littoral. Au pied d’une colline blonde, dans un vaste jardin soigneusement entretenu, les cocotiers abritent sa chaumière, heureux mélange d’architecture traditionnelle et de confort moderne. A deux pas, une avancée rocheuse sépare deux longues courbes de sable blanc baignées par les eaux translucides du lagon ; On peut même y patauger dans un bosquet de mangrove.
 





Forcément, nous abrégeons les présentations pour nous précipiter dans les vaguelettes tièdes du Pacifique. Outre les soirées à papoter au coin du feu, la thématique du séjour est sportive, surtout pour moi qui double les doses : tantôt une séance de natation au milieu des coraux et des poissons, tantôt un footing sur le sable, une session de rameur en kayak, ou encore de réjouissantes parties de badminton et de volley.



Ce dimanche, mes jeunes camarades ne sont absolument pas pressés de quitter ce décor de carte postale, mais moi, ma destination du jour est incertaine ; peu de chance en effet que j’atteigne les villages reculés que je vise quelques 200 km plus loin. Ainsi, en début d’après-midi, ils m’abandonnent à l’unique carrefour de Koumac alors que je pars sac au dos sur la route transversale, en quelque sorte la frontière d’avec cet autre pays : Kanaky.



Quand on fait du stop de ce côté, la question n’est pas de savoir si la prochaine voiture s’arrêtera, car elle vous prendra à coup sûr, mais à quel moment elle passera, tant le trafic est aléatoire. Divers autochtones, toujours jovials, me conduisent pourtant les uns après les autres, jusqu’à ce dernier métis, la canette de bière au volant. A la tombée de la nuit, nous trinquons en franchissant le bac de la Ouaième, l’endroit le plus spectaculaire, du moins le plus radical, de Nouvelle-Calédonie ; classé en tant que réserve, je ne pourrai malheureusement pas crapahuter sur son plus haut sommet, l’impressionnant Mont Panié et ses 1630 m, dont les flancs vertigineux parsemés de nombreuses cascades dégringolent dans l’océan. Pendant ce temps, mon chauffeur défend haut et fort la cause indépendantiste, malgré ses yeux bleus hérités de son colon de grand-père ; il est ravi de m’entendre dire que tous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes. Vue l’heure tardive, il m’offre tout naturellement le gîte et le couvert dans sa grande maison de Hienghène, l’un des bourgs les plus importants de la côte Est.














Le lendemain matin, en ouvrant la lucarne des combles où j’ai dormi, je me frotte les yeux devant la fameuse « poule couveuse », singulière et massive formation de calcaire noir trônant dans la baie. Puis je quitte mon hôte pour aller à la rencontre du suivant. Je quitte le rivage pour m’engouffrer dans la profonde et mystérieuse vallée de Hienghène. Dans ce long défilé, étroit et sinueux, le climat humide permet une magnifique végétation foisonnante. J’ai voulu venir ici pour la beauté supposée des lieux bien sûr, mais aussi car l’endroit est emblématique de la culture kanak, que je n’ai encore fait qu’effleurer dans la pratique. Historiquement, c’est l’épicentre des troubles violents des années 80 et le foyer de l’indépendantisme politique ; aujourd’hui encore, les habitants de la vallée ont conservé un mode de vie typiquement mélanésien.



En arrivant à Tendo, Tnedo dans le dialecte local, je vois bien la pancarte « accueil en tribu », mais je veux d’abord  tenter ma chance auprès d’un contact que l’on m’a confié. Je déambule donc sur l’unique piste de ce village enchanteur, accroché à flanc de montagne et noyé dans la nature, avant de tomber sur Albert. Cet homme gaillard de 45 ans environ est plutôt timide, mais il consent à me laisser planter la tente dans son jardin. Occupé par ailleurs, il m’invite à lui donner un coup de main pour ranger du bois chez un voisin. A 4 ou 5, l’affaire est vite pliée : c’est la pause, et tandis que je ne comprends rien à la conversation, on commence déjà à boire et à fumer. Sur le chemin, j’observe le caractère hétéroclite de l’architecture locale. Dans les petits jardins fleuris s’entassent des habitations de plusieurs époques successives : cases rondes végétales, maisonnettes piètrement maçonnées ou simples chalets en bois. C’est aussi le cas chez Albert qui, avant de s’absenter, me demande cette fois de déplacer un gros tas de parpaings récemment livrés avec l’aide de deux adolescents. Vue la quantité, je me retrousse les manches, mais ici, on travaille toujours ensemble : comme une dizaine de gars vaillants vient nous prêter main forte, la tâche est encore accomplie en un éclair. Bien sûr, après l’effort le réconfort ; comme le colporteur, ou marchand ambulant, klaxonne pour signaler son passage, j’en profite pour m’acquitter d’un gros pack de bières ; tournée générale. Sylvio, visiblement le plus vieux, me taquine un peu, mais suite à ma répartie, il me gratifie d’un large sourire édenté. Rieur encore, il m’avoue sans gêne avoir séjournée plusieurs années à l’asile. Je m’intègre aisément au groupe et à partir de cet instant, je suis complètement pris en charge, comme un membre de cette grande famille. Le soir, nous sommes ensuite une bonne vingtaine à festoyer gaiement au son du reggae, chez Sylvio qui est resté célibataire. C’est cette nuit-là, sous sa direction attentive, que je tire mon tout premier coup de fusil, un 22 long rifle, qu’il célèbre avec son cri de guerre tonitruant.







Le  lendemain, je me réveille en fait dans la case familiale, Albert ayant envoyé sa fille chez une tante. Puis la journée s’écoule très paisiblement, même si nous effectuons de menus travaux pour la collectivité ; en allant aux champs d’ignames ou de taros, en coupant du bois ou en cueillant des bananes. Même si mon hôte parle peu, d’une voix basse et posée, il est très prévenant et le contact passe bien, tandis que Sylvio et moi nous entendons comme larrons en foire. Mes deux compères me trimbalent ainsi dans toute la tribu, mais dans l’après-midi tout de même, après un bain dans la rivière, je m’évade quelques heures pour prendre de la hauteur, en grimpant un chemin qui se faufile dans une forêt humide superbement préservée. Et après une pétanque avec les jeunes du village, sur la place de l’église, je retrouve mes amis à la maison.







Comme d’habitude, madame nous sert le diner dans la cabane de bambou qui abrite la cuisine, avant de disparaître. Nous restons longuement attablés tous les trois, sagement, du fait de la pénurie d’herbe et d’alcool. Là, j’ai le privilège de participer à un échange d’une richesse inouïe. Albert, comme moi bien plus loquace en petit comité, c’est l’horticulteur de la tribu : l’un des rares à gagner de l’argent sur place puisque, dans sa petite serre, il fait méticuleusement pousser tout un tas de plantes revendues plus tard pour le reboisement. La fibre écologique, il sensibilise ses pairs sur la préservation des espèces rares ou le fléau des feux de brousse. De par ses cheveux blancs et ses actes, il est devenu un grand frère respecté. Quant à Sylvio, le vieux fou, il n’est en fait pas si vieux, et pas si fou. 40 ans à peine alors qu’il en fait 15 de plus, il sait faire preuve, entre deux éclats de rire plein de malice, de sérieux et même de clairvoyance. Et même si ça n’est que par bribes, il se révèle cultivé dans de nombreux domaines. Lui excelle en tant que chasseur de cerf. L’océan s’étend juste derrière la crête, mais ils ne pêchent rien d’autre que des crevettes de rivière : ces gars-là sont des montagnards.




J’excite aussi leur curiosité quand nous évoquons mes voyages, et même si j’ai grand peine à leur expliquer les motivations qui me poussent à avancer, de si loin, depuis si longtemps, ils s’intéressent particulièrement aux habitudes des gens simples, comme eux, d’Afrique par exemple auxquels je les compare régulièrement.

Et puis ils me content la parole des anciens : Sylvio, sourire en coin, se demande si sa grand-mère disait vrai quand elle affirmait que la partie la plus savoureuse du corps humain était le mollet ; Albert s’empresse alors de préciser que ces pratiques étaient réservées à des rites guerriers. Il ajoute aussi que juste avant l’arrivée des colons, une organisation sociétale, au-delà des oppositions tribales, commençait à émerger ; elle fut tuée dans l’œuf. En effet, c’est peu dire que le processus fut bouleversé, puisqu’en 50 ans, à la fin du 19e siècle, après les spoliations initiales, c’est la moitié de la population indigène au moins qui périt, par les maladies, la faim ou les armes. A leur niveau, sans se préoccuper tant que ça de la coutume, mes amis tentent de ranimer le mode de vie de leurs ancêtres.

Je ne me peux pas m’empêcher de dévier sur le thème délicat des Evènements, quand, dans les années 80, les tensions latentes se transformèrent en échauffourées répétées. Dans les deux camps, les assassinats se multiplièrent, bientôt suivis d’un sévère couvre-feu. A cette époque, Sylvio n’était encore qu’un enfant, mais Albert, lycéen à Nouméa, se souvient de l’escalade : la montée de la tension, de la défiance, jusqu’à une grosse bagarre entre étudiants noirs et surveillants blancs. A partir de ce moment, il ne remettra plus les pieds ni à l’école, ni dans la capitale, chaque communauté restant chacune dans son coin, dans l’angoisse. La conclusion dramatique de cette période intervient en 1988, entre les deux tours de l’élection présidentielle française. Un groupe d’insurgés tue 4 gendarmes avant d’emmener toute la garnison au fond de la grotte d’Ouvéa. La prise d’otage provoque évidemment la colère de l’Etat, qui ordonne l’élimination des rebelles. Les accords de Nouméa qui en découlent sont toujours en phase d’application actuellement : transférant toujours plus d’autonomie au gouvernement local, ils devraient probablement aboutir, dans les prochaines années, à l’indépendance.

On ne parle pas de politique le jour d’après, puisque nous partons de bon matin pour remplir le congélateur. Pour la partie de chasse, par superstition surtout, mes deux compères me confient un vieux fusil de calibre 12. D’accord, mais déchargé s’il vous plaît ; ma grande joie, c’est simplement de gambader dans la nature avec mes guides. Nous remontons donc la route sinueuse en construction, qui rejoindra directement la côte Ouest, puis arrivés tout au bout cette superbe vallée, nous basculons dans les montagnes. Chacun prend son poste en surveillant le maquis, tandis que le jeune Adrien coupe par un sommet avec ses chiens afin de rabattre le gibier. L’essai est infructueux, alors après la pause casse-croûte, nous nous enfonçons sur les hauteurs dans les bois de niaoulis, nous nous faufilons dans les forêts bien plus denses des creux, nous franchissons des torrents rafraîchissants. Soudain, un gros mâle dévale la crête d’en face. Les tirs n’atteignent pas la cible, trop éloignée, et Sylvio disparaît aussitôt en cavalant derrière la bête ; peine perdue, nous rentrons à la nuit tombée, épuisés et bredouilles.



















Il me semble que je pourrais vivre ici pendant des mois, mais je ne souhaite pas plus longtemps bénéficier de la chaleureuse hospitalité de mes hôtes, ni d’ailleurs, sachant que ma présence ne passe pas inaperçue, chambouler le fragile équilibre de la tribu. Après les adieux d’usage, comblé par cette belle expérience, je m’en retourne vers le versant des blancs. Mais à peine parti, je dois déjà accepter l’invitation à déjeuner du premier conducteur à me ramasser sur le bord de la chaussée, un kanak rasta : dans sa modeste case en tôle du bord de mer, il me régale de poisson, de bière et d’herbe. Et en me redéposant sur le chemin, il me garantit que chez son peuple, comme j’ai pu une nouvelle fois le constater, si tu montres du respect, alors on te donne tout. Le principal problème, c’est l’ignorance : dans la voiture, le couple de touristes métropolitains qui me ramène à l’Ouest déplore de voir une bande de gamins marcher pieds nus, sans même daigner répondre à leur salut. On est en droit de se demander qui sont vraiment les sauvages.