bulletin calédonien #8 (et dernier)



Mardi 10 décembre 2013 - 1151e jour



Ca fait un moment que je le dis : le départ approche, inexorablement. Le printemps, qui s’est installé pour de bon, est là pour me le rappeler ; réfugié au milieu de ma famille d’adoption et de la nature,  j’essaie de profiter au maximum de ces derniers instants de quiétude. D’ailleurs, le programme de mes escapades calédoniennes touche à sa fin : je les conclue en beauté, par une joyeuse escapade sur une île habité par une imperturbable indolence, « Djéhou ».



Encore et toujours retiré dans ma belle vallée, d’où je ne sors presque jamais, j’apprécie en fin connaisseur le climat parfait, 27-28 au thermomètre, une brise légère et un grand ciel bleu, parfois ponctué d’une courte averse rafraîchissante. J’y coule des jours heureux en compagnie de Violette et de Janis, et comme j’ai toujours le contact facile avec les enfants de toutes les couleurs, j’apprécie d’être un tonton dévoué pour ce bébé en pleine forme et curieux de tout, en demeurant un observateur amusé de la stupéfiante machinerie humaine. Quand à Phil, il continue de trimer dur pour que son foyer remonte la pente, alors pour l’encourager, j’entreprends de lui offrir les deux puissants haut-parleurs dont il me parle depuis des mois. Doté de plans plutôt complexes et des outils de mon cher Philippe, je me mets à l’ouvrage au fond du jardin. Bien sûr, en bon professionnel, je soigne le travail et le délai du chantier s’allonge, comme d’habitude. Quelques jours plus tard, Phil branche ses amplis et fait péter les watts : ça décoiffe, mes caissons de basse sont une vraie soufflerie. Mon pote est aux anges, son sound system déjà conséquent vient de gagner un gros kilo de son.



















Je passe également de longs moments sur mon bureau, même si je ne tiens pas en place, afin d’écrire et de m’organiser. Là encore, je progresse laborieusement,  j’ai bien du mal à maintenir la concentration nécessaire ; je crois qu’à l’arrêt, mes chroniques perdent leur essence. Probablement, c’est aussi parce qu’une certaine anxiété s’est immiscer dans mon esprit, due à cette étape qui traîne en longueur et à la reprise prochaine de mes pérégrinations. Peu à peu, je prends conscience du parcours phénoménal qui m’attend encore, et des incertitudes qui en découlent. Néanmoins, au regard de ma situation douillette au beau milieu de mon rêve insensé, j’admets volontiers l’insignifiance de mes petits soucis. C’est vrai, je ronge mon frein et les pièces du puzzle sont encore éparpillées, mais je sais qu’une fois sur la route, je redeviens inarrêtable. 

Pendant cette période de paix confuse, j’explique un jour à Tony la joie que j’éprouve quand je passe une journée entière dans la nature à simplement gravir une montagne. Puisqu’il est sensible à mes arguments, j’enfonce le clou en les démontrant par l’action. Après concertations, nous choisissons de nous attaquer au pic Malawi : cet éperon rocheux impressionnant, pas si haut mais très pointu, se détache de la Chaîne pour se dresser fièrement aux portes de Nouméa, à tel point qu’on le distingue à des dizaines de kilomètres. Ce caillou me nargue depuis trop longtemps. Alors de bon matin, nous nous enfonçons le cœur vaillant dans une belle végétation luxuriante. Le relief se resserre et la rivière devient cascade tandis que la pente s’accentue. Mais ce n’est rien comparé à ce qui nous attend lorsque nous sortons du bois. La paroi est si verticale que l’on doit l’escalader à l’aide de chaines ancrées dans la roche. De là-haut, la vue est imprenable, on domine toute l’agglomération. Après nous être amusés à reconnaître chaque quartier de la presqu’île, au lieu de redescendre, nous sommes happés par la piste qui serpente sur la crête opposée avant de disparaître dans cette forêt alléchante. Ce flanc de montagne, préservé, est vraiment superbe, et mon jeune ami avance le nez en l’air, émerveillé. Pour une fois, je dois assumer la responsabilité du guide, je prends donc un malin plaisir à nous perdre un peu dans mes fameux raccourcis. Au terme du sentier, nous atteignons sans encombre la destination visée : nous voilà au pied du massif des Khogis, quelques kilomètres au-dessus du chalet où j’ai logé un temps. Mais plutôt que de suivre gentiment l’asphalte, je nous jette dans une ravine, hors-piste : accrochés aux branches, nous nous frayons un chemin dans l’enchevêtrement des fougères puis nous aboutissons au lit d’un torrent. Parfaitement à l’aise dans ce lieu complètement sauvage, je glisse entre les lianes et sautille au-dessus de l’eau en désignant les pierres où s’appuyer. Mais la balade s’éternise et Tony commence à traîner la patte. En fin d’après-midi, je reconnais finalement le paysage et nous retrouvons la civilisation en remontant sur la route. Evidemment, pour conclure l’exercice à ma façon, nous rentrons en stop ; fourbus mais enchantés.









Puisque la Nouvelle-Calédonie est un archipel, je ne peux décemment pas partir d’ici sans avoir visité l’une des trois îles Loyauté, qui émergent  à 50 km environ de la côte Est. Tant pis pour Ouvéa, l’atoll mythique, je choisis d’embarquer pour Lifou, plus vaste et plus pittoresque. Le puissant catamaran qui fait la liaison n’a pas encore quitté le port que j’ai déjà un nouveau copain : un fier kanak, costaud et provocateur. Le joint au bec, il m’invite tout naturellement chez lui. Pendant la traversée, il m’apprend quelques mots du dialecte local : Lifou, c’est pour les blancs, les autochtones appellent leur terre « Djéhou » (qui s’écrit Drehu). La voici d’ailleurs en vue : aussi grande que la Martinique, elle est par contre 40 fois moins peuplée : 10 000 personnes, réparties dans une quarantaine de tribus, sont éparpillées sur plus de 1OOO km2.
Rien d’étonnant donc à ce que tout le monde se connaisse ici : dès l’accostage, une troupe de joyeux lurons, filles et garçons de 15 à 30 ans, tous de Hmelek, se rassemble. Nul besoin de rentrer au village pour fêter les retrouvailles, après le ravitaillement à l’épicerie du coin, toute l’équipe s’assoit dans l’herbe, à seulement deux pas du ponton. Tout au long de cette chaude après-midi, j’ai le temps de bavarder avec chacun d’entre eux alors qu’on écoule des quantités considérables d’alcool. Même si je bois avec modération, je ne tiens pas la distance : le soir, je n’ai que le vague souvenir de rouler dans l’obscurité, entassé à l’arrière d’un pick-up.

C’est pourquoi le lendemain, en ouvrant les yeux, il me faut quelques instants pour réaliser ce que je fais sous la charpente ronde d’une case traditionnelle. Dehors, j’apprends que l’on m’a en fait confié aux bons soins de Siman et de Hawë, un charmant couple de trentenaires. Et comme le papa de cette dernière est absent, c’est sa maman, adorable, qui me souhaite affectueusement la bienvenue au sein du clan. Avant de partir aux champs, elle me fait faire le tour du propriétaire : différentes bâtisses trônent au milieu d’un grand jardin très soigné, planté de moult fleurs et arbres fruitiers. Une maison en dur proprette abrite les chambres ; la salle à manger est installée dans une construction plus simpliste de parpaings bruts, à proximité de l’abri de bambou et de tôles qui fait office de cuisine ; et mon honorable gîte enfin, l’obligatoire case circulaire à toit de paille, hautement symbolique, garante de la tradition familiale.




















Ainsi, je partage un temps le quotidien immuable de la tribu de Hmelek. J’aide par exemple Siman, un garçon posé, à couper des cocos ou à nourrir les cochons ; j’échange longuement avec la pétillante Hawë tandis qu’elle prépare le repas avec l’une de ses 7 sœurs ; je raconte la France à maman pendant qu’elle me sert le diner ; je joue avec un bande de gamins turbulents ; je rigole avec ces ados à la barbe hirsute, qui me révèlent que ce sont les grands frères qui décideront de les raser la première fois ; on fait la sieste aussi, souvent. Au milieu de ces gens, outre un sens aigu de l’hospitalité, je ressens une formidable énergie collective. Toutes les tâches s’effectuent avec l’aide des cousines ou des petits frères, sous l’autorité d’un vieux si nécessaire.







Plus généralement, on m’explique que sur l’île, la culture est logiquement plus homogène que sur Grande Terre, et mieux préservé puisque bien moins touché par la colonisation ; même si une bonne moitié des habitants travaillent ou étudient à Nouméa. Réparties en trois grandes chefferies, toutes les tribus possèdent la même organisation sociétale, on y parle un seul dialecte et on y pratique quasiment partout le protestantisme. Aussi, pour favoriser la mixité, on encourage les mariages entre tribus, qui organisent chacune sa petite kermesse de village annuelle ; le calendrier est donc chargé.
Alors que je flâne avec quelques copains dans les jardins sans clôture du voisinage, nous croisons un autre groupe qui tape dans un ballon de foot. Rapidement, nous voilà une bonne trentaine à  nous affronter pour un match d’anthologie, aux règles floues et au terrain sans limite. La partie est virile, mais après ces deux jours d’oisiveté, je déborde d’énergie. Pendant deux bonnes heures, je réponds au défi physique en courant dans tous les sens, et à celui verbal, en répliquant aux inévitables taquineries. Qu’importe le score fleuve, la partie se termine dans l’allégresse.


Grâce aux gens de Hmelek, j’ai reçu une belle leçon sur les hommes de « Djéhou », mais il me reste encore à explorer leur terre. J’ai de la route, il ne faut pas traîner. Alors que le mauvais temps s’installe, j’effectue plusieurs courtes étapes en traçant une grande boucle. Comme toujours, Je ne refuse aucun contact avec les autochtones, tous plus sympathiques les uns que les autres, mais je ne prolonge pas trop les discussions. En effet, sans avoir emmené aucun travail à faire, je souhaite volontairement retrouver la solitude du voyageur au long cours, que j’affectionne.

Dans l’une de ces modestes structures d’accueil, Je campe d’abord à Luengöni, au Sud-Est, où se cache l’une des rares plages de l’île. Malgré le ciel gris, le spectacle de la poudre de corail immaculée baignée par l’eau translucide demeure éblouissant. Après la baignade, je me promène au hasard en compagnie des chiens du quartier. Au-delà de la plage, l’île étant un très ancien plateau corallien, j’escalade un moment les corniches de roches déchiquetées qui borde partout le rivage, puis mes compagnons à quatre pattes m’indiquent les sentiers enfouis sous une forêt typiquement tropicale. En me faufilant dans l’épaisse végétation, j’ai la surprise de découvrir des grottes impressionnantes, jadis habitées par les anciens. « Djéhou » est un vrai gruyère.









Je remonte ensuite la côte Est en traversant Wé, la capitale administrative et seule ville digne de ce nom. Il y a là quelques bâtiments d’envergure, comme le siège de la Province ou une banque assez moderne, parfois de jolies villas d’époque, et même une poignée de petites boutiques ; presqu’un centre-ville. Au supermarché, je me mêle à la cohue, quelques blancs et un cortège de mamans grassouillettes, enveloppées dans leur robe missionnaire colorée.

Plus loin, je m’arrête pour examiner la grande case centenaire de la chefferie de Hnathalo. Soudain, en sortant de l’église voisine sous la pluie, une vieille m’invite à partager le gratin qui sort du four. Je reconnais aisément dans cette femme usée, qui s’active péniblement dans sa cuisine désuète en me parlant avec nostalgie du bon vieux temps, ma propre grand-mère.






Toujours en stop, qui s’avère d’une facilité déconcertante et qui permet toujours de belles rencontres, je continue vers les mystérieuses grottes du Diable. Le jeune homme qui en a la garde, puisqu’elles sont sur ses terres, encaisse la dime avant de me confier un vélo cabossé. Je pédale donc joyeusement dans les bois, en longeant une falaise engloutie sous d’immenses racines. Puis je m’enfonce dans la caverne sacrée par un goulot haut et étroit. Au fond de la grotte, aux parois à peine éclairées par la lumière tamisée qui descend d’un puits, j’examine, perplexe, ici des plantes étranges, là des crânes humains. Et au retour, le gardien débonnaire me paye un café. Touché par la grâce, il a été investi d’une mission : propager la parole de dieu en Afrique de l’Ouest, dont il ne sait rien. Je connais bien la région alors moi aussi, je prêche pour ma paroisse en l’exhortant à voyager.




 
Je me pose ensuite à l’extrême Nord, du côté de Jokin. Les bungalows sont un peu chers, alors je plante la tente à l’abri sous une table du jardin. Le luxe ici, c’est la vue somptueuse : perché à 40 m au-dessus de l’océan bariolé de bleus et de verts, le regard est aimanté par l’interminable courbe des falaises à-pic, qui vont se perdre à l’horizon. Et comme à chacune de mes rares sorties dans le minuscule village ou dans la broussaille environnante, je rentre trempé, je reste là, à rêvasser longuement devant le tableau, tout en séchant au milieu d’un invraisemblable nuage de papillons.







Pour conclure, je ne manque pas de m’arrêter sur le site d’Easo qui borde à l’Ouest l’immense baie du Santal. Le coin a beau être réputé pour sa longue plage de sable blanc et la beauté de ses fonds marins, je suis le seul client du camping. Alors que désormais, le soleil inonde cet endroit sublime, j’oscille mollement entre natation et flâneries, à tel point que j’en viendrais presque à m’ennuyer. Pourtant, le lendemain matin, un bruit sourd et lointain m’extirpe de ma tente : un paquebot gigantesque jette l’ancre au beau milieu de la baie. Ma plage est très vite truffée de centaines d’australiens tout rouges. En apprenant qu’un vaisseau de ce genre déverse ici 2000 touristes chaque semaine, je comprends mieux pourquoi on a construit ce vaste préau. Les gens du coin, en effervescence, y installe un marché artisanal. Toutes ces babioles, comme les danses traditionnelles, sonnent un peu faux ; je laisse donc ce petit monde à ses affaires, et équipé de mes lunettes de plongée, je m’enfuis vers ce qu’on appelle l’aquarium naturel. Mais là encore, les envahisseurs arrivent en nombre, alors je décide d’aller là où ils n’iront pas, tout là-bas, dans cette grotte à flanc de falaise, en coupant par la forêt dense et en gravissant les rochers aiguisés. Là, je suis certain de pouvoir jouir du lagon sans croiser personne au détour d'une merveilleuse patate de corail.






Et puis à la fin de cette semaine mémorable, je retourne sur les quais de Wé, où je tombe sur quelques amis de la tribu de Hmelek. En attendant le bateau, nous trinquons joyeusement une dernière fois, si bien que suis à deux doigts de rater le départ. Bien plus tard sur le pont, en admirant le soleil se coucher derrière la Chaîne qui approche, je considère maintenant avoir une vision d’ensemble de ce beau pays ; je le connais, je le comprends. Il ne me reste plus qu’à accélérer la cadence et boucler mes interminables préparatifs. Cette fois c’est sûr, mon séjour calédonien s’achève.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Joyeux Noel sur le caillou !
J'attend avec impatience la suite de tes aventures dans le Pacifique.
Albin

Cara a dit…

...sauf que dans le vrai gruyère, il n'y a pas de trous :p
Quelles aventures encore ! Cette île a l'air magique.

Anonyme a dit…

heeey c pas vrai je traînait pa la pâte...

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