Samedi 31 août 2013 - 1051e jour
En débarquant ici, je me suis accordé un délai de 6 mois avant de reprendre mon hypothétique itinéraire. Début août, je campe dans la vallée de Koé depuis 3 mois déjà, ce qui signifie que je suis désormais plus proche du départ que de l’arrivée. Les trois quarts de ma vertigineuse épopée sont derrière moi, et la dernière tranche, latine, promet d’être aussi excitante que les précédentes ; à moi de bien négocier la douzaine de semaines qu’il me reste sur le Caillou. Ainsi, au beau milieu de mon séjour ici, après avoir passé une dizaine de jours oisifs, j’estime qu’il est temps de corriger mon état d’esprit ; assez d’introspection et de relâchement, je réveille mon enthousiasme et ma détermination.
D’abord, je commence à feuilleter un guide complet sur l’Amérique
du Sud, que j’ai fait venir de France. Puis, comme je parle maintenant
couramment anglais, je débute l’apprentissage de l’espagnol, qui me sera prochainement
très utile, via une excellente méthode audio téléchargée sur le web.
Et pour
marquer ce renouveau, quoi de mieux qu’un peu de grimpette. Depuis trop longtemps,
Philippe et moi, décidément inséparables, toisons cette grosse montagne
pyramidale qui domine la vallée de Koé, et qui semble nous narguer : dès
le retour du beau temps, nous partons donc à sa conquête. J’ai pu convaincre
mon acolyte de suivre mon mode opératoire, en évitant un grand détour en
4x4 pour rejoindre un sentier : puisqu’elle est juste devant nous, je préfère
partir tout droit dans le maquis, dans la pente marquée, en traversant la
rivière et en suivant cette crête irrégulière. Après être passés à gué, de
l’eau jusqu’aux genoux, nous sautons les barrières d’une vaste propriété
caldoche. Nous traversons ensuite brièvement un petit bois humide, avant
d’attaquer vraiment l’ascension, en nous faufilant dans l’épaisse broussaille
ou en escaladant quelque promontoire rocheux. Alors que je laisse mon
expérimenté camarade ouvrir le chemin, nous parvenons, trois heures plus tard
et sans encombre, jusqu’au sommet du Piditéré, à 870 m d’altitude, sur un dôme
à la végétation singulière, dominée de drôles de plantes vertes et d’étonnantes
fougères or et argent. Là-haut, nous prenons le temps de casser la croute en
contemplant une vue sublime : au Nord et l'Ouest, la chaîne tourmentée ; au Sud,
en contrebas, notre belle vallée et au loin,
l’agglomération nouméenne ; et loin vers l'Est, le lagon turquoise délimité par
l’interminable barrière de corail.
Pour conclure la pause en beauté, j’en roule
un dosé pour deux, mais Philippe préfère ne pas fumer. Tant pis pour lui, je le
grille tout seul avant d’entamer la descente : elle aurait dû être une
simple formalité, mais elle s’avère finalement épique. Ainsi, gai comme un
pinson, je passe devant en sautillant dans la nature ; mais 10 mn plus
tard, empêtré dans les fougères, je m’aperçois que je file bêtement dans la
mauvaise direction. En montagne, hors des sentiers, il faut suivre les crêtes,
mais moi, je crois naïvement pouvoir rattraper mon équipier, que j’aperçois
parfois à l’horizon, en coupant à travers le relief. Je me retrouve rapidement
à batailler parmi un invraisemblable enchevêtrement d’arbustes secs et d’herbes
hautes, tantôt en grimpant accroché aux branches, tantôt en descendant des
pentes à 70 degrés, néanmoins sans risque, tant j’ai du mal à me frayer un
chemin dans le maquis. Après un trop long moment, j’ai les tibias en feu et les
bras griffés au sang, si bien que l’histoire ne me fait plus rire. Plus tard,
je change de tactique en suivant l’ancienne piste des mineurs, défoncée, en
franchissant de béants glissements de terrain rouge vif, ou encore en me
faufilant sur les fesses dans le lit de petits ruisseaux. Après plus de trois
heures de bagarre, je rejoins enfin le camping, où je dois encore subir les
quolibets amplement mérités de Philippe, arrivé depuis belle lurette.
Quelques jours plus tard, lors d’une énième partie de poker,
ce bon Christophe, qui a quitté un temps le camp pour un chalet douillet, nous
présente un ami qui cherche un bon menuisier. Comme Philippe me confirme le
prêt de ses outils, je prends vite rendez-vous chez ce singulier personnage.
Christian, la cinquantaine est un ancien gendarme, et même CRS dans sa jeunesse,
qui a pris une retraite anticipé sur le Caillou suite à un grave accident,
voilà une quinzaine d’année. Dans la vallée d’à côté, il habite seul dans une maison,
soit de taille modeste, mais aménagée avec goût et parfaitement équipé. Devant
le mur nu de sa chambre, pendant qu’il m’explique succinctement vouloir un
dressing, je retiens trois mots : design, fonctionnel, courbes. On me
demande souvent comment je pourrai retourner au travail après un si long
voyage, et je réponds toujours la même chose : j’aime mon métier. Alors aussitôt,
sous le préau du camping, impatient de voir de quoi je suis encore capable, je
conçois longuement des plans précis, mais quelque peu délirants. Ensuite,
Philippe, toujours prêt à m’aider, m’emmène faire le tour de ses fournisseurs.
Je retourne chez mon client avec un devis chiffré, volontairement très en
dessous des prix du marché quant à la main d'oeuvre, pour forcer sa décision. Contre toute attente, alors qu'li m’avoue être d’ordinaire difficile à convaincre, il accepte sans réserve. Me
voilà donc face à un beau défi, réaliser un ouvrage en bois d’hévéa, l’arbre à
caoutchouc, sur trois pans de mur, avec deux niveaux de rayonnage et penderie, délimités
par trois courbes sinueuses de bambou tressé, un matériau souple. Quand le
camion livre les 15 plateaux de 60 cm par 360, une demi tonne de ce joli bois
blanc, je prends conscience de ma grande ambition, voire de mon inconscience ;
et je sais déjà que le délai de 7 jours que j’ai prévu avec beaucoup d’optimisme
sera insuffisant. Mais qu’importe l’argent, c’est ici la réalisation de ce beau
projet qui m’intéresse. En usant de toutes mes compétences, design, fabrication,
pose, et aussi de toute mon énergie, je m’attelle à la tâche. Christian s’intéresse
de près aux travaux et me donne la main dès que nécessaire ; il est aussi très
pointilleux mais ça tombe bien, je suis moi-même très méticuleux. D’abord, après
une foule de mesures et de calculs, je dessine et coupe pas moins de 30 m de
courbes, puis avec les moyens du bord, je parviens à poser la première courbe de
bambou, logée entre deux rainures, qui habillera le sol. La mis en oeuvre est laborieuse, mais le résultat est
impeccable. Ainsi, je passe de longues journées entre la chambre, où je
réfléchis pour trouver des solutions, et la terrasse, où je coupe, usine,
ponce. Au bout des 7 jours annoncés, je pose à peine les grands plateaux intégrant
la courbe intermédiaire. Tant pis pour le délai, je persévère jour après jour,
sans me reposer, tout en continuant à travailler le plus soigneusement possible.
En outre, quand Philippe ne m’accompagne pas en allant acheter son journal, je
suis probablement le seul artisan de Calédonie à me rendre sur mon chantier en
stop. Le soir, alors que je rentre fourbu, Philippe a immanquablement préparé le diner, voire un bon feu. C’est surprenant comme les nuits sont fraîches,
alors que sur mon chantier, je grille du matin au soir sous un grand soleil. Il
n’a pas plu depuis longtemps, cette fois c'est sur, c’est le printemps. Après deux
semaines complètes, je pose enfin, au millimètre, le dernier coffre galbé du
plafond. Et ce n’est qu’au soir du 16e jour que je pose la dernière étagère.
Evidemment, l’opération financière n’est pas très juteuse, mais je suis fier de
mon travail, et à voir le sourire de Christian lorsqu’il me
remet le chèque, lui aussi est satisfait ; enchanté même.
Désormais habitué aux conditions rudimentaires du camping, j’y prends d’abord un repos bien mérité, sans savoir que j’y passe mes dernières nuits. Alors que, pour le remercier, je donne à Philippe un coup de main sur son chantier, suspendu à 6 m du sol pour réparer une fuite sur un toit, il me propose généreusement d’occuper son vieux chalet. Laissé vacant par le locataire, c’est celui-là même qui trône au milieu du terrain que j’ai passé deux mois à défricher. La question ne se pose pas me semble-t-il, c’est dans la logique des choses.