Stone Town

PS : Chers lecteurs, les photos ci-dessous ne sont toujours pas les miennes. Dans le prochain épisode, j'expliquerai pourquoi.



Du pont de la grosse vedette blanche qui fonce dans le Canal du Mozambique depuis Dar-es-Salaam, je fixe Unguja, principale île de l'archipel de Zanzibar. Je vois d'abord défiler ses plages, mer translucide, sable blanc et cocotiers, puis la vieille ville de Stone Town, coeur historique de la culture swahili, bâtie les pieds dans l'eau. Déjà, le sourire aux lèvres, je sais que les trois jours que j'ai prévus ici seront insuffisants.



Tant passionnante que mouvementée, l'histoire de Zanzibar révèle pourquoi cette entité culturelle et politique est tellement atypique. Depuis l'Antiquité, des marchands marins venus de la péninsule Arabique et des Indes s'y établissent. De ce mélange, avec l'apport des populations locales bantoues, naît la culture swahili, qui s'étend aujourd'hui sur une bonne partie de l'Afrique orientale. Les perses sont les premiers à y instaurer un sultanat, dès le VIIIe siècle. Le commerce prospère pendant des siècles et les premiers bâtiments en pierre apparaissent dès le XIIIe siècle. Début XVIe, les portugais, qui dominent les routes commerciales de la région, envahissent Unguja. Après moult batailles, ils en sont chassés par les omanais deux cent ans plus tard. La vente des esclaves, que l'on va chercher jusqu'aux grands lacs, est alors la principale source de revenue. Ils sont aussi nombreux à travailler dans les champs d'épices. En 1840, les richesses sont telles que le sultan d'Oman base sa capitale à Zanzibar City. Ce n'est que lorsque le sultanat passe sous protectorat britannique, en 1890, que la traite des noirs est définitivement abolie. Après l'indépendance, en 1964, une révolution éclate, les noirs, majoritaires, se soulevant contre le pouvoir d'origine arabe. En une nuit, 10 000 personnes auraient été massacrées. Quelques mois plus tard, les révolutionnaires marxistes s'allient avec le Tanganyika pour former la Tanzanie, tout en gardant une large autonomie. De nos jours, les zanzibaris élisent toujours leur propre président et leurs députés, tandis que ce sont maintenant les touristes qui débarquent en masse.



Ainsi, je pose mon sac chez Psam, à qui j'ai demandé l'hospitalité via internet. Il habite avec son cousin un grand appartement au deuxième étage d'une vieille bâtisse délabrée, au coeur de la vieille ville. Employé d'une agence de tourisme, il a l'habitude d'héberger des étrangers, un peu par intérêt commercial, me semble-t-il. D'ailleurs, deux allemandes sont en train de plier bagage et un russe s'incruste depuis trois semaines. Avec mon hôte, je fais mes premiers pas dans Stone Town, émerveillé. Classée au patrimoine mondial, cette extraordinaire médina d'inspiration arabe avec une touche africaine n'a guère changé depuis deux siècles. "La ville de pierres", en fait construite en pierre de corail, est un invraisemblable dédale d'étroites ruelles, ombragées par des maisons attenantes de deux ou trois étages, souvent en mauvais état, parfois en ruine. La population mixte, noirs, arabes, et métissée est intégralement musulmane. Outre d'innombrables mosquées et de très belles portes en bois ouvragé, les hommes portent, sinon la djellaba, au moins le calot cylindrique sur la tête ; les femmes sont voilées, parfois jusqu'aux yeux ; et tous sont courtois et souriants. Et puis il y a les jardins, sur le front de mer, récemment réaménagé : juste devant le palais du Sultan et le fort à l'épaisse muraille, un vaste quai de granit est agrémenté de beaux espaces verts et d'arbres majestueux. Le soir, comme en Afrique du Nord, des cuisiniers s'y installent. Eclairés par des lampes à pétrole, ils proposent une nourriture variée et savoureuse : pinces de crabes, tentacules de pieuvres, brochettes de poisson, le tout finement épicé et arrosé d'un délicieux jus de sucre de canne citronné. Et avec un grand naturel, les habitants se mêlent joyeusement aux touristes enchantés.

Dès le début de mon séjour, Psam me propose une excursion dans le Sud de l'île pour aller nager avec les dauphins ; ça ne se refuse pas. Je me rends donc à Kizimkazi, humble village de pêcheurs, avec un couple d'allemands et un australien aborigène. Du pont de la petite embarcation, palmes aux pieds, masque sur le nez et tuba dans le bec, nous plongeons dans l'eau claire. Après plusieurs essais infructueux, j'arrive enfin à me placer sur la trajectoire d'un banc de vingt-six spécimens. Je nage un mètre à peine au-dessus d'eux, pendant quelques secondes surnaturelles. Sur le retour, nous avons droit à une balade dans la dernière forêt d'Unguja, haute et envoûtante, peuplée par de petits singes malicieux. Le dernier jour aussi, je pars en bus local, avec ce cher Moody, découvrir l'extrême Nord. Par ici, des visiteurs du monde entier viennent en villégiature dépenser leurs gros billets verts dans de somptueux hôtels, installés le long de sublimes plages interminables. Je m'étonne que ces gens-là, couleur écarlate, ne daignent pas fréquenter un village local, pourtant tout proche. Et entre-temps, je passe aussi plusieurs moments en compagnie d'Ali, un homme simple et charmant, menuisier comme moi. Chevauchant sa moto, sans me dire où nous allons et sans que je lui demande, nous faisons le tour de Zanzibar City, la ville nouvelle. Sale et misérable, elle est semblable aux villes du continent que je connais si bien. Et à travers les champs d'épices, nous roulons également jusqu'à la ferme de son frère, où il grimpe avec une agilité surprenante au sommet d'un palmier cueillir des noix de coco rafraîchissantes. Enfin, dans un coin de campagne, il me montre fièrement sa jolie maison, qu'il a bâti de ses mains pendant des années. A l'intérieur, je danse avec sa petite fille rieuse, et sa femme, aussi ravissante que timide, me sert le déjeuner. Elle porte un voile bariolé autour du visage, et ses bras sont ornés de tatouages au henné formant de délicates arabesques.

Mais surtout, pendant mon séjour à Stone Town, j'apprends à vivre de la façon que je préfère, en immersion. Et dans un endroit aussi plaisant, je prends vite mes habitudes. Comme il n'y a pas d'eau courante chez Psam, et que les réservoirs, en bas de l'immeuble, sont vides à chaque fois que j'en ai besoin, ma salle de bain, c'est la plage. Située à deux pas, juste après les jardins, je m'y installe chaque matin, sur la terrasse d'un hôtel de luxe. J'accompagne un café à prix parisien de chapatis, des crèpes épaisses, achetés quatre sous sur le chemin ; là, j'alterne écriture, études et baignades dans l'océan turquoise. Un peu plus loin, dans un coin plus tranquille, j'accomplis une séance sportive, exercices sur le sable et natation, avant de revenir vers la médina, que je sillonne avec délectation. Je visite ainsi un premier palais, à l'extérieur assez banal mais aux salons somptueux, puis un second, très vaste, à l'architecture coloniale, entouré de larges balcons à colonnades. J'arpente les remparts du vieux fort omanais, reconverti en centre artisanal. Grâce à une connaissance, j'accède à la demeure de Tipu Tip, fameux marchand d'esclaves, aujourd'hui habitée par une cinquantaine de personnes. J'entre dans une belle église anglicane, en corail elle aussi, et à proximité, je constate avec effroi dans quelles conditions étaient parqués les captifs au marché aux esclaves.

Pourtant, Stone Town n'est pas qu'un témoignage du passé, puisque c'est aussi une cité pleine de vie. Les artères principales sont bordés d'une multitude de boutiques colorées démontrant le savoir-faire des artisans locaux. Au Nord, derrière le nouveau port et son va-et-vient de containers, se trouve le port des dhows, ces élégants boutres en bois à voile triangulaire qui naviguent sur l'océan Indien depuis des siècles. Sur le quai bruyant et crasseux, les dockers déchargent toujours les marchandises et les poissons sans aucune machine. A l'Est, à la frontière de la médina et de la ville nouvelle, le marché alimentaire, vaste édifice couvert, grouille de commerçants et de clients. Les quartiers chics sont plus au Sud ; ils ont un peu perdu leur identité, puisque les hôtels récents s'y multiplient. Heureusement, Unesco oblige, ils sont de belle facture, menuiseries et ferronneries étant particulièrement soignées. C'est de ce côté, quand le soleil est moins fort, que beaucoup se rejoignent sur la plage pour jouer au foot, se rafraîchir dans la mer, ou simplement pour contempler le soleil se coucher derrière les dhows rentrant de la pêche.Je m'y rends d'ailleurs tous les soirs, profitant avec Taras, le russe, de chacune de ces activités. Plus tard, j'écume les ruelles, souvent en compagnie de Moody, un garçon adorable, pour déguster les spécialités des femmes qui les proposent chacune devant leur porte : chapati aux oeufs, purée de dattes épicée, thé au gingembre. Nous finissons immanquablement sur les jardins du front de mer, profitant de la douceur de la nuit. C'est là que Moody, si jovial, m'avoue qu'il dort souvent dehors, parfois sur le sol de la cuisine d'un vieux compréhensif. Auparavant docker, il n'a plus aucun revenu depuis qu'il a perdu son emploi. Elégant, propre sur lui et toujours souriant, il ne laisse rien transparaître de la précarité de sa situation. Mon camarade brise un peu le rêve : alors que je n'ai qu'aperçu l'indigence de Zanzibar City, il me rappelle qu'ici, c'est bel et bien l'Afrique et son lot de misère.

Comme mon hôte est un peu distant, je ne m'éternise pas chez lui et je déniche un modique appartement dans la partie Nord, là où les touristes ne mettent pas les pieds. Alors que deux ou trois jours me suffisent pour repérer dans n'importe quelle métropole, après dix jours dans ce labyrinthe, à peine plus d'un kilomètre carré, il m'arrive encore de m'égarer. Dans ce coin plus populaire et moins fréquenté, d'où je regagne le centre après cinq cents virages, il y a parfois une petite fille, dans la haute enfilade d'une ruelle sombre, habillée de vêtements éclatants. Même grise, la médina reste colorée.


Mais même si je m'acclimate de plus en plus à la vie locale, je dois me faire violence pour reprendre ma route. Ayant appris qu'aucun bateau ne part plus d'ici pour les Comores depuis longtemps, il me faut retourner à Dar es Salaam pour y chercher un cargo. Alors que je suis à deux doigts d'embarquer sur un boutre sans avoir eu le temps de saluer mes amis, un officier de police zélé m'en refuse l'accès. Apprenant que j'attends là depuis plusieurs heures, il négocie néanmoins pour moi une place dans une de ces vedettes rutilantes prête à partir. Et au moment où le navire quitte le quai, j'entends la voix de ce bon Moody qui m'appelle. il a réussi à venir me dire au revoir. Malgré son grand sourire, je reconnais la détresse dans ses yeux.