escale au Maquis

Lorsque Yo repart en France, après une semaine pour le moins mouvementée, la maison semble soudainement bien vide. Comme ses parents acceptent gentiment de m'héberger en attendant son retour prévu dans deux mois, je profite du confort de leur demeure pour reprendre mes esprits et faire le point sur mes folles aventures. La première partie de mon voyage, de Romorantin à Dakar, aura duré cent vingt jours, pendant lesquels j'aurai traversé seize pays, dont la France, en stop, et la Bosnie, où je ne suis resté que dix minutes à bord d'un bus. Aussi, j'aurai parcouru près de vingt mille kilomètres, dont cinq mille dans les airs. Sur le plan financier, j'ai allègrement dépassé mon budget, dépensant cent euros tous les trois jours. Surtout, j'ai vu des villes extraordinaires et des paysages sublimes, et rencontré des centaines de personnes de tous horizons, dont une poignée restent de précieux amis. Mon périple m'ayant, jusqu'ici, comblé au-delà de mes espérances, j'ai la ferme intention de poursuivre ma route. Ma prochaine étape, au nom évocateur, sera Port-Gentil, au Gabon, où je retrouverai mon premier supporter, mon frère Brice, et sa chère famille.


En attendant, je prends, chez Christine et Patrick, un repos salvateur. Comme leurs emplois du temps, du fait de leurs activités professionnelles, sont chargés, je ne fais souvent que les croiser. Cependant, je retrouve régulièrement Patrick au bar de son restaurant, où l'on regarde, au milieu des clients, les matchs de foot européens. Je dine presque tous les soirs au Maquis des Allées, restaurant africain de qualité, où je bénéficie de tarifs préférentiels. J'y goute l'inévitable poulet yassa, des poissons grillés comme le thiof ou le barracuda, des brochettes de boeuf ou de poulet, ou encore des plats ivoiriens goûtus. Les employés, originaires de Casamance, sont adorables. Ils m'invitent d'ailleurs à un grand bal, qui rassemble toute la communauté de leur région établie à Dakar. La fête s'éternisera jusqu'à l'aube.


Dans ces conditions idylliques, je mets de côté mes explorations, et prends le temps de ne rien faire. Je me lève fort tard, et commence chaque journée en rêvassant, observant par la fenêtre de ma chambre de mystérieux oiseaux bigarrés qui gazouillent parmi les fleurs de bougainvilliers. Je peaufine également ma condition physique, entre exercices et footing. Dans l'après-midi, je me ballade régulièrement dans le quartier Amitié, assez cossu. Je traine au cybercafé, ou achète dans la rue quelques cacahuètes, une des spécialités locales. Je dévore également quelques bouquins choisis dans l'immense bibliothèque de mes hôtes, parfois à la lueur de ma lampe frontale. En effet, à Dakar, la vie est rythmée par les coupures de courant, qui interviennent souvent deux fois par jour pendant plusieurs heures. Le restaurant est équipé d'un groupe électrogène, mais le coût élevé du carburant ne permet pas à la plupart des habitants d'utiliser cet équipement ; difficile, dans ces conditions, d'exercer convenablement son métier.


Souvent, le soir, Eddy, un ami congolais de Yo avec qui j'ai sympathisé, m'emmène voir certains de ses copains, issus de différentes ethnies et conditions sociales. On se déplace le plus souvent en bus, les fameux cars rapides, autant délabrés que colorés, ou en taxi, eux aussi en piteux état. La jeunesse sénégalaise des classes aisée ou moyenne ressemble à celles de mon pays. Les garçons se retrouvent entre eux, boivent et fument, discutent de tout et de rien, s'affrontent aux jeux vidéo. Ces scènes me semblent bien familières...

la téranga du sénégalais blanc

Depuis Marrakech, je ne suis plus le pilote de mon voyage. En décidant de laisser Gwal, mon ami breton, me conduire jusqu'à Nouakchott, je lui confie également l'initiative. Lorsque nos chemins se séparent, mon attention s'est relâchée, je subis légèrement les évènements. Et après l'atmosphère lunaire de la Mauritanie, l'effervescence sénégalaise me déconcerte vivement. C'est dans cet état d'esprit que j'atteins Dakar et que je retrouve, enfin, un visage familier. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que mon cher ami Yo, fidèle compagnon de mon époque bordelaise, n'a pas prévu de me laisser souffler. La téranga, hospitalité en wolof, n'est pas un vain mot.


Après avoir passé toute son enfance dans la capitale sénégalaise, il est arrivé en France à quinze ans. Mon ami est donc doté de la double culture, caractéristique qui me captive. Lassé de l'agitation et du mode de vie occidentaux, il préfère revenir à ses racines. En attendant de nouveaux projets, il vit chez ses parents, Christine et Patrick, qui habitent, dans un quartier résidentiel, une jolie maison attenante au restaurant africain qu'ils possèdent. Mais Yo, pour des raisons administratives, doit retourner en France quelques temps. Comme nous n'avons qu'une semaine à passer ensemble, il n'y a pas de temps à perdre.


Contrairement à mes habitudes, Yo se mêle peu à la population locale, ne se promène pas dans la rue, n'utilise pas les transports en commun. Qu'à cela ne tienne, j'explorerai la ville plus tard, à ma façon. En attendant, c'est en scooter et à cent à l'heure qu'il me fait découvrir la tumultueuse métropole, s'arrêtant souvent pour me raconter quelque anecdote. J'ai déjà entendu mille fois ces histoires, mais aujourd'hui, impression grisante, je les écoute au milieu du décor. Chaque jour ou presque, après le petit-déjeuner de midi, nous allons nous distraire sur les plages où, gamin, il passait le plus clair de son temps. La plage du lieu de prière, notamment, est un endroit paradisiaque. La petite crique est encadrée de hautes falaises de roche noire et agrémentée de végétation tropicale et de sable blanc. Sous l'humble paillote bricolée, tenue par des locaux que Yo connait depuis toujours, le temps passe paisiblement. On y écoute du reggae en sirotant une bière fraîche, et les palabres interminables sont immanquablement ponctuées d'éclats de rire. On y partage également, sur une planche de surf, un poisson grillé à peine sorti de l'eau. Plus bas vers les vagues, des sportifs se démènent : lutte sénégalaise, course à pied en tournant en rond, musculation sur les rochers. Quant à moi, je pratique plutôt les raquettes, le foot ou la nage, tandis que Yo me montre ses talents de bodyboarder. Et au pied de la falaise, quelques chanteurs et percussionnistes rythment le tout au son des djembés. Evidemment, je ne me gêne pas pour me joindre à eux et taper le cuir. A un moment, au large, un banc de dizaines de dauphins faisant des bonds hors de l'eau interrompt les activités de chacun. Tandis que tout le monde admire ce spectacle rarissime, je me jette à l'eau et nage vers eux, dans l'espoir d'en attirer un ou deux. Bien sûr, je rêve, mais au point où j'en suis de vivre des expériences exceptionnelles, je me dis que tout est possible. Saisir les opportunités est une chose, les provoquer en est une autre.


Yo me présente également quelques uns de ces amis, pour la plupart issus de bonnes familles, et de diverses origines. A part pratiquer le bodyboard et flâner sur la plage, les activités favorites de mon complice restent courir les filles et faire la fête. Et cela tombe bien, la vie nocturne dakaroise est réputée dans toute l'Afrique. Le soir, les sénégalais laissent s'exprimer l'esprit de la danse qui coule dans leurs veines. Accompagnés de quelques copains, nous assistons par exemple à un concert endiablé ; sur scène, d'envoûtants chanteurs se succèdent sur le rythme frénétique de nombreuses percussions, la salle est en transe. Nous visitons aussi plusieurs boîtes de nuit. Certaines, copiant plus ou moins le style européen, sont assez ennuyeuses. D'autres, plus locales, sont plus sombres et l'ambiance y est survoltée. Souvent, alors que la chaleur monte proportionnellement à la descente du rhum, de charmantes jeunes femmes, aux tenues aussi légères que leurs moeurs, nous tombent dessus, presque au sens propre. Vu l'heure et l'état, il est bien difficile de refuser leurs avances... Dakar, c'est chaud !

des déserts


Après divers contretemps, le camion, un Mercedes 207 de 1987, réputé increvable, est fin prêt. Gwalarig, mon ami breton et nouveau chauffeur, vend quelques babioles afin de financer le voyage, et, enfin, nous prenons la route. Nous longeons d'abord le Haut-Atlas vers le Sud-Ouest. Lorsque l'altitude devient accessible, nous franchissons les montagnes au milieu d'un paysage époustouflant : terre rouge, petits buissons verts et grand ciel bleu, tandis que, derrière nous s'effacent les sommets enneigés, dont le Toubkal et ses 4165 mètres.

Puis le relief s'adoucit ; la végétation se fait plus rare, le sable plus présent. J'observe gaiement mes premières dunes, rouges et couvertes de vaguelettes. Gwal, imperturbable, avale les kilomètres pendant que, en bon copilote, je m'occupe d'enchainer cassettes et cigarettes. Alors que, dans la nuit, nous cherchons un coin tranquille en bord de mer, mon acolyte ne voit pas le chemin rocailleux bifurquer. Les roues patinent, nous voilà ensablés au beau milieu de la plage ; déjà... Après une belle bataille matinale pour dégager le camion, Gwal reprend le volant. Il ne le lache pas de la journée, conduisant pendant plus de dix heures.

Voici maintenant dix jours que nous apprenons à nous connaitre. Nos débats idéologiques sont animés ; lui est un irréductible breton, aux idées révolutionnaires et partisan des opprimés. Quant à moi, je me considère comme un simple observateur, sans certitudes et un brin fataliste, croyant que les faibles, d'une manière ou d'une autre, seront toujours exploités. Mais de nombreux points communs nous rapprochent, et je l'observe parfois comme on regarde dans un miroir. Voyageurs, nous avons tous deux une grande soif de liberté, que nous étanchons d'ailleurs goulûment. Aussi têtus l'un que l'autre, nous préférons rester seuls, probablement pour éviter de faire des concessions. En attendant, puisque je ne suis que le passager, les concessions, c'est moi qui les fait.

Nous nous arrêtons à Laâyoune, principale agglomération du Sahara Occidental. En 1976, l'Espagne abandonne le territoire peuplé par les Sarahouis, aussitôt revendiqué par le Maroc. Pendant quinze ans, une guerre d'embuscades oppose le Royaume au Front Polisario, organisation indépendantiste. Aujourd'hui, de fait, la région est sous domination marocaine, assise par une forte présence militaire et des investissements colossaux. Dans la ville neuve et sans caractère, nous séjournons chez Hamid, un "collègue" de Gwal, qui habite seul un appartement confortable et s'arrange pour ne pas travailler. Le personnage, affable, est également un chaud lapin : durant les trois jours que nous passons chez lui, il reçoit successivement la visite de trois jeunes femmes, qui me font comprendre que les marocaines ne sont pas toutes aussi prudes que j'ai pu le supposer.



Nous repartons plein Sud avec deux passagers, un marocain et sa fille d'un vingtaine d'années, qui se rendent eux aussi à Nouakchott. Comme ils ne parlent pas français, la communication est des plus sommaires. Au fil des heures et des kilomètres, lentement, le décor change. Le désert est multiple. Ici, de vastes plateaux de roche noire s'effritent dans l'Atlantique ; là, de longues étendues plates où se mèlent sable, cailloux et broussailles ; plus loin, de hautes dunes blondes sont parsemées de quelques touffes de hautes herbes. Après un copieux déjeuner à Boujdour, Gwal a une petite défaillance et me laisse conduire deux ou trois heures ; avancer sur cette voie infiniment rectiligne est une sensation grisante.

Peu après Dakhla, nous passons le Tropique du Cancer. Par la même, je quitte, probablement pour longtemps, les températures fraîches de l'hiver. Le soleil cogne et, à l'horizon, le bitume semble s'évaporer. Nous atteignons dans l'obscurité le poste frontière de Nouadhibou. Tandis que je partage une chambre avec nos passagers, Gwal dort dans son camion, garé en tête de convoi, juste devant les barrières. Je le retrouve au petit matin, entouré d'une dizaine de badauds, écoulant diverses marchandises, radio-cassettes et autres pièces détachées.

En Mauritanie, le décor est monochrome ; le sable blond n'étant coloré que par de rares plantes grasses. Après environ 2500 kilomètres depuis Marrakech, nous finissons par atteindre Nouakchott à la fin d'une chaude après-midi. Gwal et moi célébrons la fin de nos aventures communes sur la terrasse d'un restaurant, en dévorant un délicieux poisson grillé et en imaginant la suite de nos chemins respectifs. Même si je suis impatient de rejoindre Dakar, je consacre la journée suivante à l'exploration de la capitale.

Il règne dans la ville une ambiance très particulière, presque lunaire. Nouakchott, constamment recouverte d'un épais nuage de poussière, est composée de bicoques simplistes et clairsemées. Seuls deux ou trois banques siègent dans des immeubles relativement modernes d'une dizaine d'étages. Le jeune pays, qui a acquis sont indépendance de la France en 1960, est peuplé de moins de quatre millions d'habitants : les maures blancs, arabes ou berbères, et les maures noirs, descendants d'esclaves. Les hommes sont vêtus de l'inévitable khaftan bleu, tandis que les femmes sont drapées du melehfa, grand voile fortement coloré. Etant donné les conditions climatiques hostiles, les mauritaniens, peuple du désert, ont culturellement une vie sociale réduite. Pourtant, comme je déambule au hasard dans les rues, je découvre un marché bondé ; les commerçants sont assis au milieu de leurs marchandises, posées à même le sol. Puis je pénètre un souk couvert, où les yeux ronds des marchands me conforte dans l'idée que je débarque sur une autre planète.

Je file ensuite vers Rosso et la frontière, à bord d'un taxi-brousse, un vieux break en ruine, comprimé au milieu de huit autres passagers. Le fleuve Sénégal faisant office de frontière, dans la cohue, je suis pris en charge par un sénégalais très loquace. Comme le bac qui effectue la traversée est immobilisé, il m'aide à soudoyer quelques douaniers, afin de franchir le fleuve sur une pirogue, tel un clandestin, entassé au milieu d'une cinquantaine de passagers. En suivant, le garçon parvient à me soutirer 30 000 francs CFA (45 euros). Pourtant rompu aux arnaques en tout genre, je me laisse amadouer par l'incroyable débit du brigand. Je découvre, à mes dépends, de nouvelles règles du jeu. Mentalement exténué par quatre mois d'une intensité invraisemblable, j'ai grandement besoin de repos, et d'un ami. Vivement Dakar.