jeudi 3 décembre 2014 - 1510e et dernier jour

Ca y est, c'est la fin. J'entame en ce jour gris mon tout dernier trajet, épilogue de cet invraisemblable tourbillon de quatre années tout autour de la Terre. Olivia et moi prenons le petit-déjeuner ensemble, puis je la remercie chaudement de m'avoir reçu comme un prince dans son petit palais. Nous nous embrassons sur le trottoir, dans le froid piquant de l'hiver naissant. Je la vois disparaître dans la station Porte des Lilas, en pensant que cette fille aurait pu être ma femme dans une autre vie. D'ailleurs elle le fut pendant une parenthèse de deux ans, dans une autre vie. Je prends le temps de fumer l'une de mes dernières cigarettes, puisque comme promis j'arrête ce soir, en regardant autour de moi le ballet des gens pressés, vêtus de gris et de noir, puis je m'engouffre sous terre à mon tour. J'en ressors à Chatelet, en plein coeur de Paris, avec mon sac sur le dos, mon ombre qui n'a jamais cessé de me suivre. Avec lui, je traverse la partie la plus ancienne de la métropole, l'Ile de la Cité, sans cesse bâtie et rebâtie depuis plus de deux millénaires. Depuis le Pont Neuf, j'observe la Seine, ce tout petit fleuve que je croyais jadis si grand, et j'avance jusqu'au parvis de la superbe cathédrale Notre-Dame, qui trône là depuis huit siècles. Parmi mes futures études, je compte continuer d'apprendre l'espagnol, et il me faudra aussi entièrement revoir la très riche histoire de France. A deux pas, je descends vers la gare souterraine de Saint-Michel. Sur le quai, une bonne dizaine de RER se succèdent toutes les trois minutes puis je monte dans mon wagon en direction de l'arrêt le plus éloigné au Sud. Ainsi, je vois défiler les banlieues, les zone industrielles, jusqu'à la campagne apprivoisée et les villages modernisés d'où s'élèvent encore d'antiques clochers.



Sur le quai de la gare d'Etampes, je regarde tout autour pour repérer mon chemin : j'aperçois là-bas la Nationale 20. J'arpente la petite commune jusqu'à me poster à la sortie d'un bretelle, et je lève le pouce. En patientant dans le froid, je me souviens avoir fait du stop pour monter jusqu'au cône blanc du volcan Villarrica, au Sud Chili ; et plus près du côté d'Iquitos, Pérou. Le temps de me rappeler de ces épisodes formidables et je suis ramassé par une gentille dame, la soixantaine, qui me dépose à la prochaine sortie seulement 15 km plus loin. L'attente est un peu plus longue ici, ce qui ne m'empêche pas de fredonner et de sourire à tous les conducteurs qui me dépassent à toute vitesse. Une vieille bagnole s'arrête alors, avec au volant un arabe assez âgé et dans l'autoradio, une belle musique du bled qui réveille d'autres souvenirs. Comme il m'apprend être tunisien, je réplique que j'ai assisté à la révolution de son peuple trois ans plus tôt. Tandis qu'il nous emmène vers Orléans, il me fait un topo très complet de la situation de son pays, entre les deux tours de l'élection présidentielle et toujours aussi incertaine.



Le brave homme s'arrête à la gare de Fleury-les-Aubrais. J'attrape un jambon-beurre à 4 euros avant de me glisser dans le tramway qui, pendant une heure, parcours toute l'agglomération orléanaise. J'ai laissé ici une partie de ma vie puisque j'y ai fait mes études de 1996 à 1999, mais je n'ai pas mis les pieds dans ces rues depuis des lustres et mes souvenirs sont profondément enfouis. Je les dépoussière plus facilement au milieu des barres d'immeuble de La Source, en banlieue Sud, où j'avais jadis mon appartement. Mon regard se dirige instantanément vers ses fenêtres, tout là-bas au 11e étage. L'endroit m'est familier mais je fais pourtant l'erreur de descendre au dernier arrêt, devant l'hôpital, ce qui me vaut quelques kilomètres de marche pour revenir sur mes pas. Et pour aller me poster à ce rond-point que j'ai dû prendre cent fois, je coupe en prenant un raccourci qui finalement n'en était pas un. Je m'allonge encore via une route déserte au milieu de ma forêt Solognote. Je crois que j'ai marché plus de 1h30, mais j'ai à peine le temps de poser mon sac qu'un homme joufflu et grisonnant m'embarque dans sa petite voiture. En apprenant d'où je viens, c'est à dire de Romorantin, à seulement 60 km de là mais en ayant fait le plus grand détour qu'on puisse imaginer, il a l'amabilité de me laisser de l'autre côté de la Ferté-Saint-Aubin. Il est déjà près de 15 h à mon avis et me voilà sur la Départementale 922 qui mène directement à ma destination finale. Mais il n'y a pas grand monde sur cette petite route et ceux qui passent me regardent d'un drôle d'air sans s'arrêter, ce à quoi je réponds par un grand sourire. En attendant, j'observe tous ces arbres que je connais bien, la jungle de mon enfance.



Plus tard, c'est un couple de vieux bourgeois qui a la gentillesse de faire un détour pour me laisser à la sortie de Chaumont-sur-Tharonne. Là-aussi j'attends un bon moment jusqu'à ce que s'arrête une femme élégante, la cinquantaine, dans une Alfa Romeo rutilante. Comme elle se rend à Romorantin, je lui explique que son petit bolide est le tout dernier d'une longue, très longue série de véhicules en tout genre, et qu'elle est la toute dernière d'une longue, très longue liste, les centaines de chauffeurs de toutes les couleurs qui m'ont trimballé sur les cinq continents. Evidemment, elle n'en croit pas ses oreilles et je crois bien que madame est plus émue que moi quand elle me dépose sur cette place que j'ai arpentée 1000 fois mais dont j'ai oublié le nom. Ah oui, la place de Gaulle, avec la Belle Epoque au coin : cette fois, je suis bien de retour au bercail. J'aime bien dire que je suis partout chez moi puisqu'en effet je suis allé à peu près partout, mais ici ça l'est plus qu'ailleurs : j'ai quand même habité ce patelin les dix-huit premières années de ma vie, et encore quelques mois avant de partir courir le Monde voilà quatre ans. J'ai l'étrange impression que c'était hier, comme si tout ça n'avait été qu'un rêve. Non, c'était bien plus que ça, la réalité a été tellement plus grande que le rêve.



Je ne sais pas si je dois rire ou pleurer quand j'avance sur la rue du Rantin, et voilà la rue de la Gaucherie : comme je me l'étais promis, je ne passe pas par l'impasse qui mène à la maison, celle qui m'a vu m'éloigner vers l'Est. Non, je coupe par le potager du voisin pour revenir par l'Ouest : voilà la maison, la Terre est bel et bien ronde. Je surprends mon père en train de jardiner, comme moi un peu plus vieux. Je l'embrasse puis il rentre chercher l'appareil photo ; il ressort avec ma mère, qui avait quitté la maison en larmes avant que j'entame ma fabuleuse épopée. Aujourd'hui elle arbore un large sourire. Je la serre dans mes bras puis je roule ma dernière cigarette puisque j'arrête de fumer. Ca aussi je me l'étais promis, une autre étape vers la sagesse que je suis allé chercher tellement loin. Il n'ont pas changé tous les deux depuis la Réunion, il y a deux ans et demi. Et moi non plus d'ailleurs : je reste le même petit gars, avec quand même une expérience incommensurable derrière moi. J'ai vécu tant de choses incroyables, rencontré tant de gens extraordinaires, ça me fiche le vertige. C'était donc possible, je termine là mes fantastiques aventures autour de ma Terre-Mère, la Pachamama. Alors que je m'apprête à enfin rentrer chez moi, je demande à mon père d'immortaliser le pas qui me permet de rejoindre la première foulée accomplie il y a 1510 jours. C'est le dernier pas.




2 commentaires:

Anonyme a dit…

ouahou une bien jolie histoire....T'as emmené tes potes en voyages avec tes explications et ton ressenti !
Merci l'ami
j'espère que tout roule pour toi à la réunion, à bientôt
Albin

Anonyme a dit…

je suis fier de toi frangin, encore un truc extraordinaire à ton livre de vie, comme tout ce que tu fais depuis tout petit. jamais à moitié, toujours plus que les autres. Moi, je n'en suis qu'à 26 pays, mais j'espère continuer pour encore très longtemps, peut-être pour toujours, si Dieu le veut !
Histoire exceptionnelle dans mec exceptionnel

Brice

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