Ca
y est, c'est la fin. J'entame en ce jour gris mon tout dernier
trajet, épilogue de cet invraisemblable tourbillon de quatre années
tout autour de la Terre. Olivia et moi prenons le petit-déjeuner
ensemble, puis je la remercie chaudement de m'avoir reçu comme un
prince dans son petit palais. Nous nous embrassons sur le trottoir,
dans le froid piquant de l'hiver naissant. Je la vois disparaître
dans la station Porte des Lilas, en pensant que cette fille aurait pu
être ma femme dans une autre vie. D'ailleurs elle le fut pendant une
parenthèse de deux ans, dans une autre vie. Je prends le temps de
fumer l'une de mes dernières cigarettes, puisque comme promis
j'arrête ce soir, en regardant autour de moi le ballet des gens
pressés, vêtus de gris et de noir, puis je m'engouffre sous terre à
mon tour. J'en ressors à Chatelet, en plein coeur de Paris, avec mon
sac sur le dos, mon ombre qui n'a jamais cessé de me suivre. Avec
lui, je traverse la partie la plus ancienne de la métropole, l'Ile
de la Cité, sans cesse bâtie et rebâtie depuis plus de deux
millénaires. Depuis le Pont Neuf, j'observe la Seine, ce tout petit
fleuve que je croyais jadis si grand, et j'avance jusqu'au parvis de
la superbe cathédrale Notre-Dame, qui trône là depuis huit
siècles. Parmi mes futures études, je compte continuer d'apprendre
l'espagnol, et il me faudra aussi entièrement revoir la très riche
histoire de France. A deux pas, je descends vers la gare souterraine
de Saint-Michel. Sur le quai, une bonne dizaine de RER se succèdent
toutes les trois minutes puis je monte dans mon wagon en direction de
l'arrêt le plus éloigné au Sud. Ainsi, je vois défiler les
banlieues, les zone industrielles, jusqu'à la campagne apprivoisée
et les villages modernisés d'où s'élèvent encore d'antiques
clochers.
Sur
le quai de la gare d'Etampes, je regarde tout autour pour repérer
mon chemin : j'aperçois là-bas la Nationale 20. J'arpente la petite
commune jusqu'à me poster à la sortie d'un bretelle, et je lève le
pouce. En patientant dans le froid, je me souviens avoir fait du stop
pour monter jusqu'au cône blanc du volcan Villarrica, au Sud Chili ;
et plus près du côté d'Iquitos, Pérou. Le temps de me rappeler de
ces épisodes formidables et je suis ramassé par une gentille dame,
la soixantaine, qui me dépose à la prochaine sortie seulement 15 km
plus loin. L'attente est un peu plus longue ici, ce qui ne m'empêche
pas de fredonner et de sourire à tous les conducteurs qui me
dépassent à toute vitesse. Une vieille bagnole s'arrête alors,
avec au volant un arabe assez âgé et dans l'autoradio, une belle
musique du bled qui réveille d'autres souvenirs. Comme il m'apprend
être tunisien, je réplique que j'ai assisté à la révolution de
son peuple trois ans plus tôt. Tandis qu'il nous emmène vers
Orléans, il me fait un topo très complet de la situation de son
pays, entre les deux tours de l'élection présidentielle et toujours
aussi incertaine.
Le
brave homme s'arrête à la gare de Fleury-les-Aubrais. J'attrape un
jambon-beurre à 4 euros avant de me glisser dans le tramway qui,
pendant une heure, parcours toute l'agglomération orléanaise. J'ai
laissé ici une partie de ma vie puisque j'y ai fait mes études de
1996 à 1999, mais je n'ai pas mis les pieds dans ces rues depuis des
lustres et mes souvenirs sont profondément enfouis. Je les
dépoussière plus facilement au milieu des barres d'immeuble de La
Source, en banlieue Sud, où j'avais jadis mon appartement. Mon
regard se dirige instantanément vers ses fenêtres, tout là-bas au
11e étage. L'endroit m'est familier mais je fais pourtant l'erreur
de descendre au dernier arrêt, devant l'hôpital, ce qui me vaut
quelques kilomètres de marche pour revenir sur mes pas. Et pour
aller me poster à ce rond-point que j'ai dû prendre cent fois, je
coupe en prenant un raccourci qui finalement n'en était pas un. Je
m'allonge encore via une route déserte au milieu de ma forêt
Solognote. Je crois que j'ai marché plus de 1h30, mais j'ai à peine
le temps de poser mon sac qu'un homme joufflu et grisonnant
m'embarque dans sa petite voiture. En apprenant d'où je viens, c'est
à dire de Romorantin, à seulement 60 km de là mais en ayant fait
le plus grand détour qu'on puisse imaginer, il a l'amabilité de me
laisser de l'autre côté de la Ferté-Saint-Aubin. Il est déjà
près de 15 h à mon avis et me voilà sur la Départementale 922 qui
mène directement à ma destination finale. Mais il n'y a pas grand
monde sur cette petite route et ceux qui passent me regardent d'un
drôle d'air sans s'arrêter, ce à quoi je réponds par un grand
sourire. En attendant, j'observe tous ces arbres que je connais bien,
la jungle de mon enfance.
Plus
tard, c'est un couple de vieux bourgeois qui a la gentillesse de
faire un détour pour me laisser à la sortie de
Chaumont-sur-Tharonne. Là-aussi j'attends un bon moment jusqu'à ce
que s'arrête une femme élégante, la cinquantaine, dans une Alfa
Romeo rutilante. Comme elle se rend à Romorantin, je lui explique
que son petit bolide est le tout dernier d'une longue, très longue
série de véhicules en tout genre, et qu'elle est la toute dernière
d'une longue, très longue liste, les centaines de chauffeurs de
toutes les couleurs qui m'ont trimballé sur les cinq continents.
Evidemment, elle n'en croit pas ses oreilles et je crois bien que
madame est plus émue que moi quand elle me dépose sur cette place
que j'ai arpentée 1000 fois mais dont j'ai oublié le nom. Ah oui,
la place de Gaulle, avec la Belle Epoque au coin : cette fois, je
suis bien de retour au bercail. J'aime bien dire que je suis partout
chez moi puisqu'en effet je suis allé à peu près partout, mais ici
ça l'est plus qu'ailleurs : j'ai quand même habité ce patelin les
dix-huit premières années de ma vie, et encore quelques mois avant
de partir courir le Monde voilà quatre ans. J'ai l'étrange
impression que c'était hier, comme si tout ça n'avait été qu'un
rêve. Non, c'était bien plus que ça, la réalité a été
tellement plus grande que le rêve.
Je
ne sais pas si je dois rire ou pleurer quand j'avance sur la rue du
Rantin, et voilà la rue de la Gaucherie : comme je me l'étais
promis, je ne passe pas par l'impasse qui mène à la maison, celle
qui m'a vu m'éloigner vers l'Est. Non, je coupe par le potager du
voisin pour revenir par l'Ouest : voilà la maison, la Terre est bel
et bien ronde. Je surprends mon père en train de jardiner, comme moi
un peu plus vieux. Je l'embrasse puis il rentre chercher l'appareil
photo ; il ressort avec ma mère, qui avait quitté la maison en
larmes avant que j'entame ma fabuleuse épopée. Aujourd'hui elle
arbore un large sourire. Je la serre dans mes bras puis je roule ma
dernière cigarette puisque j'arrête de fumer. Ca aussi je me
l'étais promis, une autre étape vers la sagesse que je suis allé
chercher tellement loin. Il n'ont pas changé tous les deux depuis la
Réunion, il y a deux ans et demi. Et moi non plus d'ailleurs : je
reste le même petit gars, avec quand même une expérience
incommensurable derrière moi. J'ai vécu tant de choses incroyables,
rencontré tant de gens extraordinaires, ça me fiche le vertige.
C'était donc possible, je termine là mes fantastiques aventures
autour de ma Terre-Mère, la Pachamama. Alors que je m'apprête à
enfin rentrer chez moi, je demande à mon père d'immortaliser le pas
qui me permet de rejoindre la première foulée accomplie il y a 1510
jours. C'est le dernier pas.
2 commentaires:
ouahou une bien jolie histoire....T'as emmené tes potes en voyages avec tes explications et ton ressenti !
Merci l'ami
j'espère que tout roule pour toi à la réunion, à bientôt
Albin
je suis fier de toi frangin, encore un truc extraordinaire à ton livre de vie, comme tout ce que tu fais depuis tout petit. jamais à moitié, toujours plus que les autres. Moi, je n'en suis qu'à 26 pays, mais j'espère continuer pour encore très longtemps, peut-être pour toujours, si Dieu le veut !
Histoire exceptionnelle dans mec exceptionnel
Brice
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